Ce tour de passe-passe, je l’ai dit, ne sert, au prix d’une grossière distorsion traductive, qu’à avaliser heideggérienement la confusion que fait McCulloch entre sa science et « les principes démocritéens » :
« La machine à calculer moderne et le processeur appelé ‘‘cerveau’’ constituaient également de véritables appareils démocritiens, dès lors qu’ils travaillaient à l’aide d’unités discontinues infiniment petites, les ‘‘signaux quantifiés’’ qui pouvaient ou non apparaître. »
McCulloch associe cybernétique et pensée présocratique d’une manière ridicule, mais le ridicule, que Hörl reprend entièrement à son compte, est en quelque sorte matelassé sous les références à Heidegger auxquelles Hörl s’acharne à faire dire ce qu’elles ne disent pas.
Quiconque connaît les pages de Heidegger sur la formule la plus célèbre de Parménide ne peut que ricaner en lisant Hörl, qui, aux deux sens de l’expression partage le point de vue de McCulloch sous la forme d’une candide question :
« Ne fallait-il pas voir dans la communication telle qu’elle se produisait dans l’homme et la machine la preuve de la véracité du mot de Parménide: ‘‘Car le même est à la fois penser et être’’ ? » « Ce mot », conclut Hörl, « avait en vérité tout pour devenir la devise de toute épistémologie expérimentale. »
C’est là l’occasion d’appliquer à Hörl citant Parménide l’avertissement de Heidegger à Jean Beaufret concernant Héraclite :
« Prétendre débusquer le sens objectivement exact d'un fragment d'Héraclite, c'est se mettre dès le départ à l'abri d'être à jamais effleuré par la moindre pensée. »
« Voilà », écrit Heidegger dans son cours sur Nietzsche, « ce qu'entend la sentence de Parménide: To gar auto noein estin te kai einai – ‘‘La même chose cependant c'est percevoir autant qu'être’’.
La même chose – ce qui veut dire : que percevoir et être sont de la même essence; de l'étant n'est pas étant en tant que de l'étant, c'est-à-dire présent, sans perception. Mais la perception non plus ne saurait rien percevoir là où il n'est point d'étant, où l'Être n'a point la possibilité de parvenir à l'ouvert. »1
Autre type d’entourloupe presque indécelable, la manière toujours lénifiante dont Hörl, lorsqu’il cite en français Heidegger, le retraduit. À un endroit charnière de son texte (celui où il tombe le masque), Hörl reproduit un long paragraphe d’un texte de 1957, Gründsatze des Denkens, « Fondements de la pensée », pour illustrer son idée littéralement délirante que « Heidegger exigeait de ses contemporains qu’ils pensent à la lumière des machines ». Cette formulation n’est pas seulement ambiguë (la « lumière des machines » signifie-t-il que les machines doivent éclairer la pensée, ou que la pensée doit s’éclairer sur ce que sont pour la pensée les machines…), elle est profondément fausse. Toute la réflexion de Heidegger sur les « machines » s'inscrit dans sa pensée de la Technique, les machines cybernétiques n'apportent aucune matière vraiment nouvelle quant à l’essence de la Technique qui n’est rien de technique (il suffit de lire sa critique de la machine à écrire dans Parménide).
Hörl commence par amputer sa citation2 de sa phrase introductive :
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