Revenons à Hörl, et à sa tentative de ringardiser Husserl en utilisant une rhétorique psychologisante (« malaise », « scénario ») qui n’a rien à faire en philosophie :
« Le concept de déplacement du sens occupe une place centrale dans le scénario conçu par Husserl pour rendre compte de la crise de l'histoire de la raison – scénario dont la rédaction constituait déjà en soi une réaction énergique face à la conversion technologique. Il condense le malaise qu'éprouvait Husserl à l'égard de la nouvelle culture technologique qui l'entourait.»1
Mais où veut-il en venir ? Que signifie tout ce jargon, ces entourloupes grosses comme lui et ces embrouilles qui n’impressionnent que les béjaunes ?
À la question primordiale : celle de la possibilité même de penser par mots, ce dont tout calcul – à quoi se résume toujours la Cybernétique sous des atours philosophico-socio-culturels qui ne sont eux-mêmes que des écrans pour dominer et contrôler l’homme (dissocié en animal et machine) – ce dont le calcul, donc, est rigoureusement incapable.
On a vu l’année dernière que pour Spinoza, premier cybernéticien philosophique avec son « automate spirituel », la pensée (le 3ème type de connaissance) se passe de « mots ». Les cybernéticiens contemporains aussi sont persuadés qu’on peut penser en se passant de mots, par exemple en utilisant le truchement de pures images – c’est-à-dire en réalité de lignes de codes (donc de calcul) rendus par des pixels sur un écran. Le jargonneux Hörl résume ce vieux conflit en parlant de « phonologocentrisme » et en taxant Husserl de « protagoniste ardent de la culture du sens alphabétique en déclin »2 :
« Husserl apparaît ici en dernière analyse comme le penseur et le protagoniste ardent de la culture du sens alphabétique en déclin, une culture qui – c'est là une des caractéristiques principales du phonologocentrisme qui l'habite – ne cesse de dénier la scripturalité sur laquelle elle repose, sa médialité et sa technicité. »
Il conclut ainsi son étude de manière décomplexée sur la « culture du sens de l’ère techno-logique » :
« Il est néanmoins possible de relever encore une autre conversion de la culture du sens, qui, loin de signifier l'abolition de tout sens, introduit un nouveau régime du sens, dans lequel celui-ci n'est ni donné, ni, à l'inverse, ouvert et encore à donner, mais dans lequel il est bien plutôt produit, antérieurement à cette distinction, en tant que sens avant le sens, événement engendré par l’agencement d’acteurs humains et non-humains. Après la première culture du sens, pré-alphabétique, et la deuxième culture du sens, alphabétique, il s'agit là d'une troisième culture du sens, post-alphabétique et post-instrumentale, qui est la culture du sens de l'ère techno-logique : c'est celle dans laquelle nous nous trouvons, dont nous n'assistons encore qu'à la genèse, et dont il nous reste encore à déterminer les schèmes. »3
Inutile de dire que l’attaque clairement claironnée ici ne vise en réalité que l’intimité entre la pensée et la parole, et permet de comprendre à la fois pourquoi Heidegger est l’ennemi à abattre de tous les cybernéticiens qui se piquent de philosopher, et pourquoi, plus prosaïquement, un Elon Musk peut rêver d’abolir le langage par l’implantation de puces neuronales…
Citation du Manifeste conspirationniste sur le fantasme de bio-contrôle par les GAFAM:
« Ce n’est pas un start-uper du Parti communiste chinois qui a dit : ‘‘Je pense en réalité que la plupart des gens ne veulent pas que Google réponde à leurs questions. Ils veulent que Google leur dise ce qu’ils devraient faire maintenant.’’ C’est Eric Schmidt, le PDG de Google au Wall Street Journal en 2010. Ce n’est pas un conspirationniste en surchauffe qui a déclaré : ‘‘La technologie sera incluse dans le cerveau des gens. Au final, vous aurez un implant qui, si vous pensez à quelque chose, vous donnera simplement la réponse.’’ C’est Larry Page répondant en 2012 à la New Republic sur sa ‘‘vision’’ des assistants personnels du futur. Ce fantasme du ‘‘biocontrôle’’ concluait La Persuasion clandestine de Vance Packard, qui trouvait déjà en 1958 des ingénieurs pour caresser ‘‘cette nouvelle science qui permet de diriger les processus mentaux, les réactions émotives, et de percevoir les sensations grâce à des signaux électriques’’. »4
Or Benvéniste s’est appliqué à cette question, que se pose aussi Derrida dans De la grammatologie, de savoir si l’on peut tracer une hiérarchie entre écriture (au sens d’écriture alphabétique) et parole – celle-là étant alors structurellement et chronologiquement subordonnée à celle-ci. On se souvient que c’est toute la question des affres de Spinoza avec la langue de la Bible. La réponse est non, comme l’explique Irène Fenoglio5 que j’avais citée lors de la 18ème séance du Séminaire L’inscription du monde. Pour Benveniste, commente Irène Fenoglio, « l’écriture n’est pas un système secondaire à la parole. C’est un système parallèle ». Tandis que Saussure, explique Benveniste, « défend l’idée banale de l’écriture comme système subordonné à la langue ».
Et je rappelle l’affirmation de Benvéniste :
« C'est l'écrire qui a été l'acte fondateur. On peut dire que cet acte a transformé toute la figure des civilisations, qu'il a été l'instrument de la révolution la plus profonde que l'humanité ait connue depuis le feu. »
C’est donc une question fondamentale à laquelle s’attaque Hörl, prenant parti dans un vieux débat au profit évidemment de l’image – il ne le dit pas comme cela, mais en cybernétique ça revient à cela : du code informatique relayé par une interface, généralement un écran, que cet écran soit palpable et visible ou pas –, et in fine le bon vieux délire androïdique de l’IA, ce que Hörl jargonne sous la formule « d’agencement d’acteurs humains et non-humains »…
Nous pouvons donc, maintenant que les choses sont claires et les enjeux posés, attaquer la phase finale de cette séance, à savoir l’étude de Hörl de 2008 consacrée à McCulloch et Heidegger :
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