Séance en vidéo ou en audio complète (avec les commentaires et les éclaircissements non reproduits ici):
Vidéo
Audio
REMERCIER CATHERINE MILLOT POUR LA RECTIFICATION DE L’ERREUR DE LA PHOTO DE LACAN AVEC HEIDEGGER À GUITRANCOURT.
Objections de XX sur Youtube :
Distinguer « l’essence » de l’Occident et la destinée de l’Occident.
Que l’Occident se soit bâti comme civilisation impériale et impérialiste, en suivant les configurations platonico-aristotélo-théologico-ecclésiastico-logico-scientifico-cybernétique, cela ne relève pas de son « essence », mais de la détermination de l’étant comme essence, substance, et biffure l’Être.
En réalité il n’y a pas d’« essence de l’Occident », il n’y a qu’une idée de l’essence, celle qu’a choisi de suivre au cours de son déploiement plurimillénaire – et sur le modèle de laquelle il a choisi de se configurer – l’Occident onto-théologique (platonico-chrétien) et l’Occident métaphysique (philosophico-scientifique). Cet Occident-là, celui de la Métaphysique entendue au sens que lui confère Heidegger, n’est pas le Tout de l’Occident, mais il a incontestablement tout arraisonné et règne sans partage aujourd’hui sur la planète entière.
Ainsi que je l’ai expliqué au début de la dernière séance, l’idée d’examiner le rapport de Heidegger à la Cybernétique m’est venue à la lecture d’une étude de Erich Hörl datant de 2008, intitulée La destinée cybernétique de l’Occident. McCulloch, Heidegger et la fin de la philosophie, parue en ligne dans le premier numéro de la revue philosophique Appareil.
Je détaillerai lors de la prochaine séance ce qui caractérise cette revue en ligne Appareil (dont j’ignorais tout jusqu’à récemment) fondée en 2008 par le philosophe foucaldien Jean-Louis Déotte, et pourquoi il était logique qu’elle publiât l’étude de Hörl.
Cette longue étude d’Erich Hörl (25 pages), est à la fois la traduction en français par son auteur et la version augmentée d’un article paru en 2004 dans un recueil consacré à la Cybernétique, intitulé « Parmenideische Variationen. McCulloch, Heidegger und das kybernetische Ende der Philosophie » (« Variations parménidiennes. McCulloch, Heidegger et la fin de la philosophie par la cybernétique »).
D’emblée, les deux titres sont trompeurs. Ils placent la Cybernétique en position d’être responsable de « la fin de la philosophie » (carrément qualifiée dans le texte allemand de « fin cybernétique » (kybernetische Ende) de la philosophie), expression (das Ende der Philosophie) que Hörl reprend à Heidegger, alors que chez Heidegger la Cybernétique n’est que la conséquence ultime, le dernier avatar d’un refus de penser l’Être qui trouve son origine chez Platon et sa puissante efficacité dans le déploiement d’une conception technique du rapport de l’homme au monde et à l’étant inaugurée avec Descartes. Descartes n’apparaît d’ailleurs jamais dans le texte ni l’analyse de Hörl, qui se contente de le laisser surgir dans une longue citation de Heidegger issue du Séminaire de Zurich.
Erich Hörl est Professeur de Philosophie des Médias et de Technologie des Médias à la Ruhr-Université de Bochum (Allemagne) ; les « médias » étant son gagne-pain, on se doute qu’il n’est pas dans son intérêt de critiquer lesdits médias avec la même intransigeance que Heidegger. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles tout son texte joue sur cette ambiguïté consistant à conférer à la Cybernétique une noblesse et une dignité par le seul fait qu’elle aurait été prise par Heidegger comme adversaire de la pensée. La Cybernétique, à travers la figure de McCulloch, aurait en quelque sorte été suffisamment pensive, suffisamment élaborée philosophiquement, pour non seulement rivaliser avec la pensée philosophique mais même l’achever et la remplacer. On va comprendre aujourd’hui qu’il n’en est rien, non seulement dans la pensée de Heidegger mais surtout dans celle de McCulloch, lequel explique Erich Hörl « concevait la cybernétique – comme un retour à une interprétation présocratique du monde ».
« ‘‘Pour la première fois dans l’histoire de la science’’ », écrivait McCulloch (cité par Hörl) en 1948, « ‘‘nous savons comment nous savons et nous pouvons ainsi l’expliquer clairement’’ – car ‘‘nous sommes sur le point de pouvoir nous représenter l’individu connaissant comme une machine à calculer’’ »
« Là était précisément la nouveauté », commente Hörl, « qui permettait, après un long détour de l’Histoire, de ressusciter et même de dépasser l’esprit présocratique. »
Ce que je montrerai lors de la prochaine séance, c’est à quel point la « démonstration » de Hörl, pourtant truffée de citations de Heidegger, est en réalité une tentative de démonstration pro domo (c’est-à-dire reprenant tous les tics universitaires de la confusion et de la précipitation cybernétiques) en faveur de la Cybernétique comme rivale envisageable de la plus haute pensée.
Entre autres exemples de cette grossière distorsion de la pensée de Heidegger, Hörl s’appuie sur la formule de Derrida (fausse sur la forme, je l’ai montré la dernière fois), selon quoi Heidegger aurait parlé de cybernétique toute sa vie :
« La cybernétique », écrit Erich Hörl, « fit irruption dans la pensée de Heidegger avec une force telle que Derrida fut amené à dire ses mots qu’il nous reste encore à comprendre : ‘‘Il a parlé de cybernétique toute sa vie.’’ En même temps, le tracé des contours de ce point aveugle de l’épistémè contemporaine permit à Heidegger, constamment soucieux d’asseoir son influence, mais politiquement désavoué, d’installer son programme dans le paysage discursif nouveau qu’offrait la Guerre froide. En travaillant à un scénario-catastrophe, applicable aussi bien au présent qu’au futur, d’un monde où tout pourrait être commandé et planifié, et en parvenant à capitaliser philosophiquement les menaces imminentes, Heidegger pouvait éviter de parler du passé. »
Tous les termes choisis ici en français par Hörl relèvent de la plus confuse rhétorique cybernétique mêlant sciemment les genres et les domaines : « tracé des contours », « asseoir son influence », « installer son programme », « paysage discursif », « scénario-catastrophe », « capitaliser philosophiquement », etc.
Évidemment, pour qui n’aurait pas lu Heidegger, ou pour qui n’aurait en tête que la réponse lapidaire de Heidegger au journaliste du Spiegel qui lui demandait : « Et qui prend maintenant la place de la philosophie ? - La cybernétique », les assertions de Hörl peuvent paraître plausibles.
Elles ne le sont en réalité nullement, ne serait-ce que parce que l’expression « fin de la philosophie » chez Heidegger ne signifie nullement ce « grand replacement » intellectuel que lui fait signifier Hörl, qui débute son étude par une esbroufe manifeste, utilisant sur un mode métaphorique, nullement heideggérien, le mot « métaphysique », si important dans l’œuvre de Heidegger :
« Aux yeux de James Clerk Maxwell, le lien entre les opérations mentales et les faits cérébraux ne pouvait être clarifié qu’au prix d’un certain risque métaphysique. En tous les cas, le chemin qui menait à la région sombre et reculée où l’activité de l’esprit attendait de pouvoir être éclairée passait d’abord par la ‘‘caverne du métaphysicien’’. L’espace d’un instant, lors d’une conférence prononcée devant des collègues en 1870, le mathématicien et physicien britannique sembla rêver d’une physique de la pensée mathématique, qui aurait étudié les relations entre ‘‘les opérations intellectuelles du mathématicien et le mouvement physique des molécules’’. Mais la perspective d’avoir à traverser sur son chemin les cavernes des systèmes métaphysiques et d’y croiser les ‘‘ restes des explorateurs passés’’ fit finalement reculer Maxwell. »
Or c’est d’autant plus important de déceler l’entourloupe de Hörl avec cet emploi vague du mot « métaphysique » dès les premières lignes de son étude, que les deux expressions « métaphysique » et « fin de la philosophie » sont intimement liées chez Heidegger : « Philosophie ist Metaphysik » écrit-il d’emblée dans La fin de la philosophie et la tâche de la pensée, conférence cruciale de 1964 où il est question du rapport entre Philosophie, Pensée questionnante, Science et Cybernétique.
C’est dans Questions IV, traduit par Jean Beaufret, des pages 279 à 306.
« La locution ‘‘fin de la philosophie’’ signifie l'achèvement de la métaphysique. »
Heidegger y met en rapport le mot Ende, « fin » et le mot Ort, « lieu » :
« L'ancienne signification du mot allemand Ende (fin) est la même que celle du mot Ort (lieu): Von einem Ende zum anderen signifie : d'un lieu à l'autre. La fin de la philosophie est le lieu – celui auquel le tout de son histoire se rassemble <je souligne> dans sa possibilité la plus extrême. Fin comme achèvement signifie ce rassemblement en un lieu. »
La configuration technique de l’étant, dont la modalité moderne est la Cybernétique, n’est pour Heidegger qu’une figure terminale – destinale en réalité – que prend cette configuration, dont l’origine est bien plus originelle et antérieure à l’invention de la Cybernétique aux conférences Macy.
« La fin de la philosophie se dessine comme le triomphe de l'équipement d'un monde en tant que soumis aux commandes d'une science technicisée et de l'ordre social qui répond à ce monde. Fin de la philosophie signifie : début de la civilisation mondiale en tant qu'elle prend base dans la pensée de l'Occident européen. »1
Je vais prendre le temps de vous lire quelques passages des premières pages de cette conférence, pour que vous compreniez ce que je veux dire lorsque je parle d’entourloupe cybernétique à propos de Hörl (l’entourloupe sera décortiquée lors de la prochaine séance). Car Hörl, qui est allemand et lit et cite Heidegger dans le texte, ne le cite en réalité pas en philosophe (et encore moins en penseur) mais en universitaire cybernéticien.
Heidegger en introduction rappelle comme son questionnement s’inscrit dans la quête initiée avec Sein und Zeit (ce que nous avons commencé de voir la dernière fois):
« Le texte suivant fait partie d’un contexte plus ample. Il reprend une tentative qui, depuis 1930, n’a jamais cessé d’être renouvelée : celle de donner une figure plus initiale au questionnement institué par Être et Temps, c’est-à-dire de soumettre la question entreprise dans Être et Temps à une critique immanente. Par là devra s’éclairer en quoi la question proprement critique, celle qui cherche à discerner quelle peut bien être l’affaire propre de la pensée, ne peut cesser d’appartenir, en toute nécessité, à la pensée elle-même. »2
LIRE P.282 « Philosophie, cela veut dire métaphysique. /…/ est déjà présent. »
Le « est déjà présent » correspond à ce qu’on va retrouver tout à l’heure sous les mots dans Être et Temps de « cercle du comprendre », et de « structure ontologique circulaire » du Dasein.
Après avoir fait allusion aux différentes interprétations philosophiques de cet « état de présence » en quoi se manifeste le « fondement » au cours de l’histoire de la Métaphysique : Aristote, Hegel, Marx et Nietzsche… Heidegger continue :
LIRE P. 282 de « Le trait distinctif de la pensée métaphysique… /…/ comme étant bien fondé. »
LIRE P. 282-283 / de « Que voulons-nous dire maintenant » /…/ différentes Weltanschauungen. »
Puis P.283-284 : « D’un bout à l’autre de la philosophie, c’est la pensée de Platon qui… /…/ renaissances épigonales. »
Puis 284-285 : « Le développement des sciences est du même coup leur affranchissement » /…/ La vérité scientifique est strictement superposable à l’efficience de cette effectuation. »
Le montage de Hörl est donc artificieux en ce que d’emblée il place McCulloch en position de rival de Heidegger, cela dès les deux épigraphes de son texte, l’une, un peu bravache, de McCulloch : « Notre aventure est, en effet, une grande hérésie. » – alors qu’elle est précisément tout l’inverse d’une hérésie : elle est la grande croyance impérialiste des Temps Modernes –, aussitôt suivie d’une citation de Heidegger qui prête à confusion au sens où elle semble désigner McCulloch lui-même, alors qu’elle désigne au contraire les rares penseurs qui savent ce que penser veut dire : « Mais certains parviennent encore à percevoir que penser ne signifie pas calculer.»
S’il y a bien quelqu’un qui n’appartient pas à ces « certains » évoqués par Heidegger, c’est Warren McCulloch.
La séance d’aujourd’hui sera consacrée à examiner (écrabouiller serait plus exact) son cas et sa carrière.
(À suivre)
Questions IV, p.286
Op. cit. p.281