Je signale maintenant (parenthèse dans la parenthèse ou zig dans le zag ) que Lacan consacra le 22 juin 1955 une séance de son séminaire à comparer la Cybernétique et la Psychanalyse. C’était une conférence à Sainte-Anne, juste avant la séance dont j’ai parlé l’année dernière où il discute de la signification du mot hébreu davar, intitulée Psychanalyse et Cybernétique ou de la nature du langage. Lacan prévient d’emblée, ce qui l’intéresse dans la cybernétique ne sont « ni les grosses ni les petites machines » (« En quoi tout ceci nous intéresserait-il ? »), mais la question d’un « axe de rapport par quoi quelque chose soit éclairé de la signification de l’une et de l’autre. Et cet axe n’est rien d’autre que le langage. »
Lacan commence par rappeler que pour le déterminisme, « rien n’arrive sans cause, mais c’est une cause sans intention ».
On y retrouve donc la question de l’intention, qui semble tracasser Tarski et les cybernéticiens d’après la préface de McCulloch. D’autre part, dans l’énonciation de Lacan « rien n’arrive sans cause », on reconnaît une formulation du « principe de raison » leibnizien que j’ai évoqué l’autre fois, un de ces « principes de la pensée » où Heidegger voit l’origine métaphysique même de la Cybernétique. C’est ce qu’il dit dans Le principe de raison, Der Satz vom Grund, une conférence qu’il fit l’année suivant celle de Lacan (le 25 mai 1956) à Brême.
« Au principe de raison rigoureusement et complètement pensé, Leibniz donne le titre de principium reddendæ rationis sufficientis, le principe de la raison suffisante qu'il faut fournir. Nous pouvons dire aussi : le principe de la raison pertinente <Der Grundsatz vom zuständigen Grund>. Là où, comme dans le cas de la découverte de la formulation du principe de raison suffisante par Leibniz, un principe très puissant arrive au jour, la pensée et la représentation, dans toutes les perspectives essentielles, entrent en mouvement d'une manière toute nouvelle. C'est la manière moderne de penser, que nous faisons nôtre, sans remarquer ni noter spécialement l'appel de la raison qui veut être fournie dans toute représentation. Aussi Leibniz, plus dans le secret de l'histoire que dans la révélation que nous apporte l'‘‘histoire’’, ne détermine-t-il pas seulement le développement de la logique moderne vers la logistique et la machine à penser, pas seulement non plus l'interprétation plus radicale de la subjectivité du sujet qui se fait jour dans la philosophie de l'idéalisme allemand et de ses ramifications ultérieures. La pensée de Leibniz soutient et marque de son empreinte la tendance principale de ce qui, pensé d'une façon suffisamment large, peut être appelé la métaphysique de l'époque moderne. »1
La Cybernétique n’est donc pas une spécialité ou un domaine d’expertise parmi d’autres, elle est le langage – au sens d’une manière de penser le monde – en cours de formulation et de formation de la métaphysique des temps modernes. C’est parce qu’elle est en quelque sorte appelée au sens destinal par la métaphysique des temps modernes surgie avec le principe de raison, que la Cybernétique est si puissante, si omnipotente, et que le monde où elle surgit a si peu de chances de lui échapper (ce que l’on constate chaque jour désormais).
Ce que dit aussi Lacan a sa manière – vous aurez compris que je suis en train de prendre McCulloch en tenaille entre Lacan et Heidegger afin de lui faire cracher son venin cybernétique !
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