Venons-en donc à la source de la question juive, laquelle pourrait être qualifiée en distordant un tout petit peu Lacan : l’instance de la lettre hébraïque dans l’inconscient collectif occidental !
Pour commencer de comprendre comment la seule substantifique étrangeté d’un alphabet de 22 symboles pratiqué par une infinitésimale partie de l’humanité a pu provoquer le millénaire remue-ménage dont je viens de tracer un succinct panorama, de saint Paul à Shlomo Sand en passant par l’Islam et Badiou, il est judicieux de citer Lacan, précisément dans L’instance de la lettre dans l’inconscient ou La raison depuis Freud (1957) :
« À toucher si peu que ce soit à la relation de l’homme au signifiant, ici conversion des procédés de l’exégèse, on change le cours de son histoire en modifiant les amarres de son être. »
Quel que soit le statut qu’on accorde au si paradoxal « peuple » juif, on doit reconnaître que l’origine subjective et objective de ce peuple indéfinissable (ne relevant d’aucune communauté ni unité politique, linguistique, géographique, ethnique, génétique, et pas même confessionnelle puisque on peut très légitimement se réclamer juif et incroyant), cette origine donc se trouve indiscutablement dans un Texte dont on a toujours la trace, que les non-juifs nomment la « Bible » et que les Juifs appellent le Tanakh, soit un sigle formé de trois lettres hébraïques qui sont les initiales des trois grandes parties de ce Texte, la Torah (le Pentateuque), les Neviim (les Prophètes) et les Ketouvim (les Hagiographes).
Or la langue dans laquelle ce Texte (donc ce peuple, qui porte lui-même un nom propre issu de ce Texte : « Israël ») a été conçu, écrit et pensé, c’est l’hébreu.
L’hébreu biblique est une langue tout à fait singulière dans son domaine linguistique, même si elle peut se comparer par certains aspects à d’autres langues de la même origine protosinaïtique, tels le phénicien, l’arabe, l’araméen ou le syriaque – comme par exemple le fait que ce soit une langue consonantique.
La première singularité de l’hébreu consiste en ce qu’il s’agit d’une langue-texte. C’est-à-dire qu’on n’en a aucune autre trace que celle, massive et majeure, enclose dans un Texte littérairement cohérent, certes composite (on considère que huit siècles séparent l’hébreu du Cantique de Déborah1 (-10è s.) et le Livre de Daniel (époque hellénistique, soit de la mort d’Alexandre le Grand en -323 jusqu’à la période romaine en -30), à l’exception de quelques fragmentaires inscriptions archéologiques datant du Xème siècle avant Jésus-Christ, comme le calendrier agricole de Gezer, l’abécédaire de Zaït, et l’ostracon de Khirbet Qeiyafa découvert en 2008 en Israël.
Que l’hébreu soit la langue d’un seul Texte, qu’elle soit issue de ce seul Texte, que ce Texte soit la seule et unique source généalogique de cette langue, cela implique qu’on n’a aucun accès primordial, dans cette langue, à une quelconque fonction de communication, servant à délivrer des messages entre deux locuteurs la pratiquant, qui puisse se targuer d’avoir précédé ce Texte.
Le Texte a la préséance sur la langue dans laquelle il est écrit – très exactement comme le judaïsme a la préséance sur les deux monothéismes qui en sont issus et qui se réclament de la même source.
Le Texte, donc, dans l’entièreté de sa trame – soit 8000 mots distincts construits à partir de 500 racines et dont 2000 sont des hapax –, précède tout usage fonctionnel, communicationnel, banalement humain, qu’on pourrait imaginer de sa langue.
Je ne sais pas si un tel phénomène existe dans une autre culture, mais c’est évidemment très loin d’être anecdotique.
Cette inévitable constatation de la préséance du Texte sur la langue désespérera profondément Spinoza, pour qui le langage ne saurait être qu’un outil intellectuellement extrinsèque de communication. Au point de passer sa vie à tâcher de reconstituer, dans son Compendium, les principes grammaticaux d’une fantasmatique langue hébraïque, plausible et pratique, en la nettoyant des falsifications et des incongruités du texte imposées par la tradition pharisienne – soit le point du vue typiquement chrétien.
Pour Spinoza, du moins à l’époque du Tractatus Théologico-Politique (il modifiera sa conception de l’hébreu dans le Compendium), la langue hébraïque n’est conçue que sous l’espèce de la nomenclature, dont l’exhaustivité s’est perdue dans les sables du Temps qui dévore tout. Il y a eu une langue hébraïque originelle qui aurait précédé le Texte, mais cette langue est inaccessible autrement que par ce Texte corrompu, imparfait, ambigu et falsifié. Spinoza est confronté à une insupportable impasse (c’est cette impasse qui justifie sa palpable rage contre la Bible déployée dans tout le TTP), au sens où il pose que la seule méthode de connaissance de l’Écriture doit se tirer exclusivement de l’Écriture – soit le point de vue typiquement juif ! :
« Notre méthode (fondée sur cette règle que la connaissance de l’Écriture doit se tirer de l’Écriture seule) étant la seule valable, ce qu’elle ne pourra nous donner pour acquérir une connaissance totale de l’Écriture, nous en devons désespérer. »2
Pourquoi ce désespoir ? Précisément parce que la langue hébraïque est inexpugnablement enclose dans le Texte de la Bible, et que par conséquent cette exhaustivité idéale de la langue distincte du Texte est impossible à atteindre.
Spinoza l’indique clairement dans la suite du Tractatus3:
« Une grande difficulté naît de ce que cette méthode exige une connaissance parfaite de la langue hébraïque. D’où tirer cette connaissance ? Les anciens hébraïsants n’ont rien laissé à la postérité concernant les fondements et les principes de cette langue. Du moins n’avons-nous rien d’eux : ni dictionnaire, ni une grammaire, ni une rhétorique ; la nation hébraïque a perdu toute richesse, toute valeur (ce qui n’est pas étonnant, après qu’on lui eut fait souffrir tant de désastres et de persécutions), sauf quelque débris de sa langue et de sa littérature <il parle de la Bible!>. Presque tous les noms des fruits, des oiseaux, des poissons, et beaucoup d’autres ont péri par l’injure du temps. De beaucoup de noms et de verbes qui se rencontrent dans la Bible, la signification est bien totalement inconnue ou discutée. Elle nous fait donc défaut ; mais ce qui nous manque encore plus c’est la connaissance des tours propres à cette langue hébraïque ; le temps qui dévore tout a aboli de la mémoire des hommes presque toutes les phrases des tournures propres aux Hébreux. Nous ne pourrons donc pas, comme nous le désirons, rechercher pour chaque texte tous les sens acceptables suivant l’usage de la langue, et il se rencontrera de nombreux passages contenant des mots très connus dont le sens sera cependant très obscur et tout à fait insaisissable. »
J’insiste sur Spinoza parce qu’il reprend à son compte de manière très nette – et au fond au nom d’un même universalisme abstrait –, la condamnation paulinienne de la lettre qui tue ! γράμμα ἀποκτέννει, en II Corinthiens 3, 6, où le verbe apoktenei est le même que celui employé dans les Évangiles pour dire le meurtre de leurs prophètes par les Juifs, et la mise à mort du Christ. On ne saurait poser plus clairement les termes du conflit !
Telle est donc la source (ou du moins l’un de ses éléments majeurs) de l’indisposition de la Métaphysique à l’égard de ce Texte pourtant co-fondateur (avec les grands textes grecs et latins) de la civilisation occidentale : le fait qu’il ait une forme de préséance sur sa propre langue, et du coup, d’une certaine manière, également une forme de préséance sur son propre « alphabet » – au sens classique d’un « ensemble de lettres figurant les phonèmes d’une langue et disposée selon un ordre conventionnel ».
Le Texte littéralement précède et fonde sa propre origine langagière. Il n’y a pas de syntaxe, de mise en ordre signifiante, qui puisse se réclamer d’une quelconque antériorité par rapport au Texte.
C’est tellement vrai que même l’ordre alphabétique en hébreu, soit l’ordonnancement censé préexister à la constitution de tout langage, est issu du Texte, de trois passages précis, en l’occurrence le Psaume 34 (où manque le vav), les Proverbes 31 : 10-31 (sur la « femme vaillante »), et le premier chapitre des Lamentations.
On peut à cet égard appliquer au Texte biblique ce que Philippe Arjakowsky écrit du cosmos héraclitéen ! « Il échappe à la syntaxe… ». C’est à propos du fragment 50 sur l’Un/Tout <πάντα / εἶναί> d’Héraclite dans le Dictionnaire Heidegger (déjà cité la dernière fois) :
« À même le pli de l’Un/Tout, il n’y a ni préséance ni ordre. C’est seulement à partir de Platon (l’unité du regard eïdétique) et d’Aristote que l’Un se mettra à marcher en tête : ‘‘C’est en regardant du côté de l’un que tout reçoit la place qui lui revient’’, écrira Aristote dans sa Métaphysique (1075a 18) – suntetaktai, dit-il en grec : cette place lui revient par syn-taxe, c’est-à-dire par l’imposition d’un ordre commun. Le cosmos héraclitéen, lui, échappe encore à la syntaxe philosophique (ce que Heidegger nomme onto-théo-logie), puisqu’il est phusis le ‘‘règne de ce qui règne et donc ne naît ni disparaît’’ (Heidegger … GA 29-30)… »
Cette langue, l’hébreu biblique, est donc linguistiquement indissociable d’un seul Texte, mais aussi archéologiquement d’un seul lieu, géographiquement très restreint, un confetti sur la planète (la terre d’Israël, soit la Palestine de l’antiquité romaine <MONTRER LES CARTES>), d’un seul peuple, et d’un seul nom, « Israël », qui est celui d’un des ancêtres que se reconnaît ce peuple (Jacob).
Et, accessoirement, c’est la langue d’une seule religion non dogmatique (on verra bientôt que c’est là un aspect essentiel du judaïsme substantiellement lié au caractère non axiomatique, et non grammatique de l’hébreu), au sens d’une part où cette religion admet depuis l’antiquité diverses lectures divergentes de son texte : celle des Sadducéens, des Pharisiens, celle des Zélotes, celle des Esséniens, et celle des Nazaréens (c’est-à-dire les premiers Chrétiens), etc. ; et d’autre part, plus tardivement, celles de toutes les mouvances internes au judaïsme rabbinique historique, parfois très opposées comme le furent au XIXème siècle les hassidim et les mitnaguedim, ou comme les premiers kabbalistes médiévaux castillans (dont sera issu Moïse de Léon, l’auteur du Zohar) et l’aristotélicien Maïmonide, aux XIIème et XIIIème siècles.
Or tant que ces courants, ces sectes, ces mouvances se sont référées au Texte dans sa langue originelle, elles n’ont jamais été jusqu’au schisme, à la différence du protestantisme avec le catholicisme ou du chiisme avec le sunnisme. On en comprendra la raison en examinant d’un peu près les singularités de l’hébreu biblique et comment ces singularités ont innervé la pensée juive pour la structurer en une sagesse ésotérique extraordinairement souple et subtile à la fois.
Deuxième particularité de ce Texte, il est tramé de nomination :
« La Création », écrivais-je dans L’impureté de Dieu, « est un processus de nomination et d’évocation (de vocalisation), une manœuvre de distinction visible et audible dont le tuf même est une texture. »
Il se trouve qu’une des premières spécificités de l’alphabet hébraïque tient en ce que ses 22 lettres, des consonnes, sont aussi des noms. Chacune des 22 lettres est désignée par un mot qui n’est pas seulement un son ni un phonème, mais un signifiant du lexique biblique : aleph signifie le « bœuf », beit la « maison », guimel le « chameau », daleth la « porte », etc.
Autrement dit chaque lettre a dans un dictionnaire d’hébreu biblique au moins deux places attitrées, l’une dépendant de son rang dans l’alphabet, en tête de sa section, comme dans tous les thésaurus du monde, et l’autre bien plus loin, à la place du mot dont elle porte le nom : ainsi aleph au sommet de la colonne de tous les mots commençant par aleph, et aussi au cœur de cette section, au mot « bœuf », aleph.
Chaque lettre, unité minimale de base de la langue, se transcrit donc, en tant qu’elle est aussi un mot et un nom, à l’aide de plusieurs lettres (c’est le cas unique de notre y qui comporte le mot « grec ») :
La première conséquence est une intrication de toutes les lettres entre elles, de sorte qu’avec une seule on pourrait, par des décompositions successives, reconstituer tout l’alphabet. Ainsi aleph se décompose en aleph, lamed et phé ; lamed se décompose en lamed, mem et daleth ; phé se décompose en pé et hé, etc. Comme les lettres ne sont pas des nombres (même si elles ont aussi une équivalence numérique, à partir de quoi s’est déployée la méthode d’interprétation mystique nommée guématria, fourmillant elle aussi d’exceptions et de libertés prises avec toutes les règles du calcul et de l’adéquation), et que l’écriture n’est pas une opération arithmétique, il y a toujours en hébreu quelques exceptions à chaque règle, au point que les exceptions parfois sont plus nombreuses que les règles qu’elles transgressent…
On a ainsi une implicite conception moléculaire de l’alphabet, au sens où chaque lettre ne se résume jamais seulement à un son mais, en tant qu’elle est aussi un réservoir et une agglomération d’autres lettres et donc d’autres mots, elle contient en puissance la possibilité d’un enseignement ésotérique.
C’est ce qu’indique le Zohar en commentaire d’un verset du Cantique des Cantiques (5, 11) :
« Sa tête est de l’or pur ; ses boucles sont flottantes <qoutzotav taltalim>, noires comme le corbeau. »
« Apprends donc que sur chaque parole /de la Torah/ il y a des flots de secrets, de règles et de commentaires ainsi qu'il est écrit: ‘‘Ses boucles sont flottantes’’ (Cant. 5: 11) ; sur chaque cheveu de la Torah il y a des flots nombreux. »
(À suivre)
Juges V ,1-31
Pléiade, TTP p.721
P. 721-722