Un premier bon moyen de comprendre que l’Histoire n’existe pas consiste à confronter différents types de discours concernant une même période historique. Commencer par Maxime Nicole1 (Fly Rider) extrait court sur le sionisme « dégueulasse ». Cette vedette du mouvement de Gilets Jaunes est un garçon sympathique, pas du tout antisémite (je passe le passage où il évoque la souffrance des Juifs), mais héla très confus dans ses Live Facebook où il rebondit sur des sujets proposés par ses fans, s’emmêlant parfois les pinceaux de son indignation :
Continuons avec Kafka, discutant avec Janouch :
« Le nationalisme juif », expliquait Kafka à Gustav Janouch, « c’est la cohésion – sévèrement maintenue, parce qu’imposée de l’extérieur – d’une caravane qui traverse dans la nuit un désert glacé. La caravane n’a pas le dessein de conquérir quoi que ce soit. Elle veut seulement atteindre un pays bien protégé, qui donnerait aux hommes et aux femmes de la caravane la possibilité de faire épanouir librement leur existence d’êtres humains. La nostalgie que les Juifs ont d’une patrie n’est pas un nationalisme agressif, s’emparant rageusement des pays d’autrui faute d’avoir trouvé en soi-même et dans le monde une patrie véritable et parce qu’au fond il serait incapable en fait de faire reculer le désert. - Vous pensez aux Allemands ? (lui demande Janouch) Kafka garda d’abord le silence, puis il mit la main devant sa bouche en toussotant et dit d’une voix lasse : - Je pense à tous les groupes humains avides de butin qui dévastent le monde et, s’imaginant accroître la sphère de leur pouvoir, ne font que restreindre leur humanité. Le sionisme, en comparaison, n’est qu’un tâtonnement laborieux pour retrouver ses propres lois d’homme. »
En contradiction avec Kafka, plutôt que de citer des antisionistes prestigieux comme Deleuze et Genet ou notoires comme Chomsky ou Badiou, je préfère évoquer Hannah Arendt, dans un texte intitulé Zionism Reconsidered2, « Le sionisme réexaminé», qui date d’octobre 1944, et fut refusé par la rédaction de Commentary, la revue juive américaine à qui Arendt le destinait, sous le prétexte qu’« il recèle trop d’implications antisémites – non que vous les ayez sciemment mises, mais un lecteur malveillant pourrait fort bien les en déduire ».
Le cas des relations de Hannah Arendt avec le sionisme est compliqué ; je signale une excellente analyse parue en 2004, par Pierre Bourtez, sur « Hannah Arendt et le sionisme : Cassandre aux pieds d'argile » dans la revue Raisons politiques3.
Dans ce texte de 1944, Le sionisme revisité, Arendt marque sa rupture avec les dirigeants sionistes auxquels elle fait porter la faute de la mésentente entre Juifs et Arabes en Palestine. Il y aura une polémique assez fameuse aussi avec son ami Gershom Scholem, qui lui vit en Palestine depuis 1923 et a longtemps désiré, comme Martin Buber et d’ailleurs beaucoup d’autres sionistes pacifistes une entente juste et pérenne avec les Arabes (j’examinerai en détail pourquoi cette entente ne s’est jamais faite), qui connaît donc bien mieux la situation qu’Arendt, laquelle, avec toute son intelligence, n’y comprend apparemment rien. Par exemple elle fustige les tentatives d’accords entre les dirigeants sionistes et les nazis pour sauver des Juifs (« Alors que les révisionnistes étaient violemment critiqués par d'autres sionistes pour avoir entamé des négociations avec le gouvernement polonais antisémite d'avant-guerre en vue de l'évacuation d'un million de Juifs polonais, afin de gagner le soutien de la Pologne aux demandes sionistes extrêmes devant la Société des Nations et d'exercer ainsi une pression sur le gouvernement britannique, les sionistes généraux eux-mêmes étaient en contact permanent avec le gouvernement d'Hitler en Allemagne au sujet de l'affaire du transfert. »), et à ce sujet Scholem lui fera reconnaître que si elle et lui avaient dû trouver un accord avec la Gestapo pour sauver leur ami commun Walter Benjamin, ils l’auraient fait sans hésiter une seconde…
J’ajoute enfin qu’Arendt, lorsqu’elle écrit ce texte, ignore apparemment tout de la Shoah (Auschwitz ne sera libéré par les Russes qu’en janvier 1945), puisqu’elle n’y parle que de la « catastrophe de 1933 ». Or ce n’est pas le cas des Juifs en Palestine, qui sont au courant de l’extermination en cours dès novembre 1942, comme le rappelle Georges Bensoussan4 :
« Le 22 novembre 1942, l'exécutif de l'Agence juive reconnaît pour la première fois, explicitement, que l'Allemagne nazie ne procède plus à des tueries sporadiques mais à un génocide. Dès le lendemain, la presse du Yichouv, bordée de noir, publie le communiqué de l'Agence juive qui évoque l'‘‘extermination systématique des Juifs d'Europe’’.»
Hannah Arendt :
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