Ce qui s'érige ici avec Aristote, ayant sa source chez Platon, se retrouve à l'autre bout du spectre dans la servitude visuelle que la Société entretient chez le Numéricain. Debord le dit bien, dès les thèses 18 et 19 de La Société du Spectacle :
"Là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d'un comportement hypnotique. Le spectacle, comme tendance à faire voir par différentes médiations spécialisées le monde qui n'est plus directement saisissable, trouve normalement dans la vue le sens humain privilégié qui fut à d'autres époques le toucher ; le sens le plus abstrait, et le plus mystifiable, correspond à l'abstraction généralisée de la société actuelle. Mais le spectacle n'est pas identifiable au simple regard, même combiné à l'écoute. Il est ce qui échappe à l'activité des hommes, à la reconsidération et à la correction de leur œuvre. Il est le contraire du dialogue. Partout où il y a représentation indépendante, le spectacle se reconstitue."1
Et dans la thèse qui suit aussitôt, Debord énonce noir sur blanc :
"Le spectacle est l'héritier de toute la faiblesse du projet philosophique occidental qui fut une compréhension de l'activité, dominée par les catégories du voir ; aussi bien qu'il se fonde sur l'incessant déploiement de la rationalité technique précise qui est issue de cette pensée. Il ne réalise pas la philosophie, il philosophise la réalité. C'est la vie concrète de tous qui s'est dégradée en univers spéculatif."
On a une bonne illustration du caractère mécanique, presque candide de cette mauvaise part de la Métaphysique, toujours à partir des premières lignes d’Aristote, traduites et commentées à la fin du XIXème siècle par Jules Barthélemy-Saint-Hilaire.
Barthélemy-Saint-Hilaire est un journaliste et un politicien dont les passions intellectuelles sont la philosophie grecque, la latine, ainsi que le Bouddhisme, l’Islam et les Védas – soit la pensée hindoue. Autant de nobles sujets d’occupation auxquels il consacre sa vie durant de nombreux ouvrages. Le judaïsme, l’hébreu, la Bible ne font pas partie de ses intérêts, et nul ne songerait à le lui reprocher. Voici la version qu’il offre du premier paragraphe de La Métaphysique :
« L’homme a naturellement la passion de connaître; et la preuve que ce penchant existe en nous tous, c’est le plaisir que nous prenons aux perceptions des sens. Indépendamment de toute utilité spéciale, nous aimons ces perceptions pour elles-mêmes ; et au-dessus de toutes les autres, nous plaçons celles que nous procurent les yeux. Or, ce n’est pas seulement afin de pouvoir agir qu’on préfère exclusivement, peut-on dire, le sens particulier de la vue au reste des sens ; on le préfère même quand on n’a absolument rien à en tirer d’immédiat ; et cette prédilection tient à ce que, de tous nos sens, c’est la vue qui, sur une chose donnée, peut nous fournir le plus d’informations et nous révéler le plus de différences. »
La passion, le penchant, le plaisir, aimer, préférer, la prédilection… On aurait du mal à voir luire le poignard de l’universel dans cette débauche de désir et d’attirance. Mais Jules Barthélemy-Saint-Hilaire ne se contente pas de traduire Aristote. L’homme dont on prétendit qu’il était l’enfant naturel de Napoléon, l’ami et le soutien de Thiers, l’inlassable enthousiaste du percement du Canal de Suez et de l’annexion de Tunis par la France... a son mot à dire sur ces phrases grecques rutilantes, par son truchement, de dilection et de délicatesse.
Voici, donc, son exégèse :
« La passion de connaître. Cette observation d’Aristote est très-vraie ; le désir de savoir est naturel en nous ; et c’est là un des caractères essentiels qui distinguent l’homme de la brute. La philosophie fait bien d’y insister. »
Puis, aussitôt, après, allez savoir pourquoi, le spécialiste du Bouddhisme, des Védas et de Mahomet songe à la Bible juive :
« Il semble que, dans la Genèse, cette passion instinctive de connaître soit jugée mauvaise, puisque la chute de l’homme est attribuée à sa désobéissance et à son désir de connaitre le bien et le mal… L’Imitation de J.-C. traduit mot à mot, liv. I, ch. II, § 1, cette pensée d’Aristote, qu’elle parait s’approprier en la citant : ‘‘Omnis homo naturaliter scire desiderat.’’ <« Tout homme désire naturellement savoir » , traduction latine du Παντες ανθρωποι του ειδεναι ορεγονται φυσει, reprise dans L'Imitation de Jésus-Christ à quoi il est ajouté : Sed scientia, sine timore Dei, quid impetrat ? « Mais à quoi la science parvient-elle, sans la crainte de Dieu ? »>
Ceci prouve que l’Imitation a dû être écrite au plus tôt après l’introduction de la Métaphysique dans les écoles, c’est-à-dire vers la fin du règne de saint Louis. »
À son insu, Barthélemy-Saint-Hilaire livre ici une généalogie de l’animosité, faisant de la Bible hébraïque une solution de continuité malfaisante et hostile au savoir entre Aristote et le Christianisme. Il n’est pas inutile à cet égard de savoir que Louis IX, communément surnommé « Saint Louis », est le roi en présence de qui eut lieu en 1240 la « disputation de Paris », procès incriminant le Talmud qui aboutira en 1242 à son premier autodafé en Occident. Suivra le 9 mai 1244 la bulle d’Innocent IV Impia Judaeorum perfidia, soit « La perfidie impie des Juifs », laquelle insiste sur les blasphèmes que contiendrait le Talmud, mais également – et là c’est Platon et Aristote qui donnent le ton – sur ses abusiones erroneae et ses stultitiae inauditae, soit ses « abus erronés » et ses « stupidités inouïes ».
La Raison a parlé, le Logos a tranché, le Talmud doit brûler. Toutes les bulles antijudaïques emploient cette même rhétorique de la Raison indignée contre la « perfidie » (perfidia), « l’impiété », la « méchanceté » des Juifs.
Hitler ne fera que pousser à son extrémité cette animosité de la logique occidentale à l’encontre de la spiritualité et de la sagesse juives, ce qu’il qualifiera carrément d’« antisémitisme de la Raison » <Antisemitismus der Vernunft2>. Ainsi la bulle Cum Hebraeorum malitia de Clément VIII (« Innocent », « Clément »… les appellations papales sont parfois d’une amère ironie quand on considère l’histoire des Juifs en chrétienté), le 28 février 1593, consacrée à la « méchanceté des Hébreux », condamne à la suite de ses prédécesseurs le Talmud « et autres écritures et volumes similaires damnés, réprouvés et détestés », et réitère leur appel à son « extermination » du monde chrétien : « ex Christiani Orbis Provinciis et Regnis pro zelo exterminarunt ».
Cette idée d’une irrationalité propre aux Juifs – dont leur méchanceté n’est que le symptôme – traverse les siècles depuis les Évangiles. Auparavant, les Juifs sont qualifiés de « peuple éminemment philosophe » par Théophraste, car ils « n’ont pas d’autre entretien que sur le dieu ». Avec Tacite, ils ne sont déjà plus qu’athéisme et haine des autres nations – traduction latine de leur non-polythéisme et de leur anti-impérialisme ! « Les coutumes des Juifs », dit-il dans les Histoires3 « sont absurdes et sans éclat », Judaeroum mos absurdus sordidusque ! Mais l’absurdus de Tacite n’est pas encore le stultitius d’Innocent IV. Pour Tacite, dissociés de l’universalité impériale, les Juifs sont saugrenus, discordants, absurdus. Imperceptible, leur Dieu n’est rien. Leur stultitia, en revanche, est une offense à la raison autant qu’à la foi : « sottise », « déraison », « niaiserie », « folie » donne le Gaffiot comme équivalent à stultitia. Il ne fait aucun doute que si les Juifs sont aveugles (la Synagogue aux yeux bandés…), charnels, déicides et perfides, c’est pour la bonne raison qu’ils sont irrationnels, et que la source de cette irrationalité n’est pas tant dans leurs mœurs, comme le pense Tacite, qu’émanée de leur Livre. « Moïse n’a jamais fait un raisonnement véritable », tranche Spinoza dans le Tractatus theologico-politicus4. Il passera ainsi sa vie à tâcher de rédimer la cécité atavique des rabbins en polissant ses lentilles métaphysiques, affirmant carrément que les Juifs sont des « contempteurs de la philosophie », leurs miracles inventés à seule fin de « tourmenter les philosophes »5 bouclant ainsi la boucle en reprenant à son compte le conflit inauguré par Platon entre Poésie et Philosophie, mais cette fois en offrant aux Juifs la peu enviable place occupée chez Platon par la Poésie.
On retrouve des traces de ce conflit à l'autre extrémité de l'histoire de la métaphysique précisément chez celui qui, au commencement de cette séance, a défini la philosophie comme une certaine optique : Jean Beaufret.
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