Nous poursuivons aujourd’hui notre initiation à la pensée juive, et particulièrement à la place éminente qu’y tient l’alphabet hébreu, lequel est à la source de la langue originale de la Bible, qui est à la source de la pensée juive, qui est à l’origine de ce que sont les Juifs, si j’ose dire.
J’ai expliqué la dernière fois que, pour la pensée juive, le Texte et sa langue – soit la Bible juive et l’hébreu biblique – ne font qu’un. C’est-à-dire qu’il n’existe pas un usage communicationnel, utilitaire, fonctionnel, discursif, de la langue de la Bible qui en aurait précédé l’écriture. Pour le comprendre, il faut connaître la manière dont le judaïsme se représente à la fois Dieu, le Texte et le Monde. Bien évidemment, cette représentation ne dépend pas d’un point de vue rationnel, selon lequel il faut bien qu’une langue ait préexisté en pratique à l’écriture d’un texte dans cette langue – et par conséquent ait été pratiquée par une population communiquant dans cette langue. On va voir aujourd’hui comme ce point de vue rationnel n’est au fond pas plus légitime que le point de vue mystique, ou du moins qu’il n’est pas plus dénué de préconceptions concernant ce qu’est le langage et comment l’homme s’y rapporte.
Je vais donc aujourd’hui tâcher d’expliquer pourquoi le point de vue rationnel, occidental, chronologique concernant le Texte et le Langage n’intéresse tout simplement pas davantage la pensée juive, pour dire les choses comme elles sont, que les règles du « dogme grammatical » n’intéressent Marcel Proust. Cela pour diverses raisons que nous allons examiner lors de cette séance et des prochaines, avant de revenir en détail au cas antagonique de Spinoza.
Je vais commencer par examiner les tenants et les aboutissants de la conception non juive, classique, rationnelle, paléographique, historique et moderne du texte de la Bible. Cela permettra de comprendre, en contraste, à quel point les Juifs lisent et conçoivent leur propre texte d’une manière intégralement différente, et pas seulement parce qu’ils le lisent depuis toujours dans sa version originale. C’est en réalité la conception qu’on se fait de ce qu’est l’origine d’un texte qui est en cause.
On croit savoir que pour les Juifs, la Bible est la « parole » de Dieu transmise à Moïse sur le Mont Sinaï, et on l’entend, sur le mode évangélique, comme un message rapporté par un messager.
Pour les Juifs, plus exactement, la Bible est la parole-chose de Dieu, elle est littéralement cette parole-même, non pas le récit, la transcription, le message ni l’explication de cette « parole », mais la Parole-même, créatrice de l’univers.
Je ne suis pas sûr que Benveniste, dont il sera beaucoup question aujourd’hui avait cette conception traditionnelle juive en tête lorsqu’il inventa sa théorie de l’énonciation, mais mon intuition est que oui…
Un grand commentateur et compilateur de commentaires du début du siècle, le rabbin lithuanien Baruch Epstein (1860-1941), commente ainsi le premier mot de la Bible : « Au commencement » dans son Torah Temima (« Tora parfaite, d’après le Psaume 19, 8 : « La loi de l’Éternel est parfaite, elle restaure l’âme. »
« Au commencement : Le monde a été créé par dix paroles < littéralement « par dix dires » : maamaroth »>. Lesquelles ? Tous les vayomèr, ‘‘il dit’’ du chapitre de la Création. Il est vrai qu’il n’y en a que neuf, mais l’expression berechit est aussi considérée comme une parole <béréchit naméy maamar hou>, ainsi qu’il est écrit en Psaumes 33,6 : « Par la parole de Hachem <bidevar H.>, les cieux ont été formés » (Roch Hachanah 32a)
« Les cieux ont été faits par la parole de l’Éternel, Et toute leur armée par le souffle de sa bouche. »
Nous verrons tout à l’heure, citée par Gershom Scholem, une autre interprétation de ce verset des Psaumes, où l’alphabet est impliqué puisque l’expression usuelle tsevaoth (« les armées », les « multitudes », les « foules ») est composé en tsevah et oth, et comprise comme « l’armée des lettres »…
En tout cas, on voit d’ores et déjà que l’énonciation (qui serait ici formulée par le mot devar), n’est pas réductible aux énoncés (qui seraient formulés selon le Rabbin Epstein par le mot « maamaroth »), et aucun des deux n’est réductible à un simple discours ni message. C’est bien de la profération et de l’inscription du monde qu’il s’agit ici.
Ce ne sont que des mises en bouche pour vous indiquer que la pensée juive s’est emparée de la question de la Création ex nihilo d’une manière entièrement originale, scripturale, qui n’a rien à voir avec la pensée théologie non-juive de la creatio.
La question de l’historicité de la Bible a donné lieu à une polémique essentielle et colossale. Elle naît avec Spinoza qui s’efforcera de fonder sa critique more geometrico sans vraiment y parvenir, c’est-à-dire sans parvenir à convaincre qui que ce fût que la langue hébraïque était gérable par la rationalité occidentale (toute l’intention de son Compendium consiste à rendre l’hébreu biblique envisageable comme langue de communication en partant des seuls « vestiges » du Texte ; c’est un échec flagrant), hormis sous les espèces du mépris et de l’agacement – et donc de l’animosité – qui apparaissent assez explicitement dans le Tractatus Theologico-Politicus et qu’on retrouve jusque dans les éditions contemporaines de la Bible.
Ainsi Edouard Dhorme, en introduction de l’édition de l’Ancien Testament dans la Pléiade, souligne-t-il les « altérations », les « lacunes », les « erreurs » des copistes par homœteleuton (passage d’un mot au mot de la ligne suivante), par haplographie (écriture unique de ce qui devrait être répété), par dittographie (répétition de mots qui ne devraient être écrits qu’une fois), par « confusion de lettres qui s’étaient produites dans l’ancienne graphie où se ressemblaient en particulier les consonnes rêsh et daleth, hê et h’êth, vav et yod », autant d’imperfections qui « se constatent parfois dans l’hébreu, surtout dans certains des livres négligemment copiés, tels les livres de Samuel, d’Ézéchiel et d’Osée ».
Bien sûr, la solution pour pallier toutes ces lacunes, c’est le recours à la traduction !
« Les anciennes versions, en particulier celle des Septante, offrent souvent le moyen de remédier à ces accidents, subis par le document original, dicté, écrit, manipulé par tant d’intermédiaires avant d’arriver à sa fixation définitive. »
Ce point de vue historiciste est à peu près aussi fécond que celui de l’anatomiste qui vous explique que la Grande Odalisque d’Ingres possède une vertèbre surnuméraire dans son épine dorsale !
« Et après ! » comme dit Lacan…
Dans le sillage de Spinoza, cette entente atrophiée du Texte fut le propre de la critique historiciste, déployée à partir de la fin du XVIIème siècle par Richard Simon, ce prêtre oratorien que le duc de Saint-Simon dans ses Mémoires qualifie de « savant inquiet », et qui fut le premier auteur d’une Histoire critique du Vieux Testament, à laquelle Bossuet s’opposa dans une vigoureuse polémique restée fameuse.
Voici, décrite par Albert Monod dans une étude intitulée « La controverse de Bossuet et de Richard Simon au sujet de la ‘‘version de Trévoux’’, parue en 1921 dans la Revue d’histoire et de philosophie religieuse1, un aperçu de ce qu’on nomme la méthode « isagogique » de Richard Simon :
« Sa méthode se détermine par opposition aux méthodes en usage et repose sur un principe très simple : faire une traduction qui ne soit qu'une traduction. Partant de ce principe, l'interprète doit aborder le texte dans les dispositions que recommande Descartes, et qui sont proprement l'esprit scientifique : en évitant la prévention. Mais pour rendre le texte, sans plus, l'absence de préjugés et d'intentions autres que le souci de la fidélité est une condition insuffisante, il faut la connaissance positive et approfondie des langues. Il faut être avant tout grammairien et critique. ‘‘Un grammairien sait mieux distinguer les véritables leçons des livres manuscrits avec les fausses qu'un théologien.’’ »
L’ironie tient en ce que l’isagogie, qui est la « science de l’introduction » <de εἰσαγωγή, eisagogê (« import, entrée, introduction »), dérivé de εἰσάγω, eiságô (« mener dans »)>, science introductive censée dépouiller la compréhension du Texte de tout a priori et se présentant comme pure de toute prévention, relève en réalité d’une prédisposition métaphysique (cartésienne en l’occurrence) inféodée à une conception du « texte » et de la « langue » dans laquelle il fut écrit, empreinte de toute une batterie de préjugés, à commencer par l’idée que texte et langue sont deux entités dissociables, ou que le sens unique gît tel qu’en lui-même sous le texte, à condition d’avoir l’accès le plus authentique à sa langue d’origine.
Cela conduit Richard Simon à toute une série de contradictions que relève minutieusement Albert Monod :
« Bossuet reproche sans cesse au traducteur de Trévoux <Dictionnaire universel français et latin de Trévoux publiés à partir de 1704 par quelques Jésuites sous la direction de Richard Simon pour concurrencer le dictionnaire de Furetière> d'être infidèle au texte de Saint-Jérôme, bien qu'il ait déclaré vouloir s'y attacher. En effet, Simon annonce dans sa préface qu'il traduit la Vulgate parce que sa version est destinée au peuple. Pour les savants il fera un commentaire critique qui, en cas de variantes, rétablira le sens de l'original. En même temps il énonce la règle qu'il a suivie, de traduire le latin en ayant le grec sous les yeux, car, sans cette précaution, il arrive que le contenu exact d'un mot latin inadéquat au terme grec vous échappe. Par exemple on risquera de donner constamment à une particule le sens usuel qu'elle a en latin, alors qu'elle recouvre une particule grecque aux acceptions diverses.
La règle est très scientifique, mais elle tend un piège où Simon est tombé. À vouloir retrouver dans le latin le grec, on risque de l'y mettre. Et sous prétexte de faire jaillir ce qui est enveloppé, on ne le lit plus qu'à travers l'original. Il n'y a pas de danger tant que Saint-Jérôme est fidèle, mais lorsqu'il commet des contresens, ou traduit sur un texte grec différent de ceux que nous connaissons, l'interprète soucieux d'éclaircir la Vulgate la corrige en réalité. Simon tombe ainsi dans le défaut tant reproché à Port-Royal ; seulement Port-Royal insérait ouvertement le grec, lui l'introduit en paraissant suivre le latin. Et cela résulte de la fausse position où s'est volontairement placé cet homme de science, s'astreignant à traduire une traduction parfois fautive et tenté sans cesse de s'évader par le retour à l'original. Le mal est doublement grave quand il se trompe même sur le sens de l'original. »
À la décharge de Simon et au grand dam de Bossuet, Albert Monod indique également les points de force du premier dans la controverse, qui oppose deux conceptions incompatibles entre elles de la lecture, mais dont aucune ne correspond pour autant au point de vue juif :
« L'œuvre critique et historique de Simon mène fatalement à réformer la dogmatique par l'exégèse. L'exégèse, jusqu'alors étroitement soumise à la dogmatique, parlera très haut quelques jours. L'Église et Bossuet faisaient de la science de l'interprétation une servante de la théologie catholique ; le critique s'est contenté d'affranchir l'interprétation. Il a simplement introduit l'ennemi dans la place et lui a préparé la tâche, car lorsque les dogmes sont étayés par des mots, supprimer ou modifier les mots c'est compromettre l'équilibre de l'édifice. »
Tout cela ne regarde en rien le judaïsme, et pas seulement parce que les querelles entre Simon et Bossuet concernent surtout l’orthodoxie du Nouveau Testament, ou parce que cette dispute d’autorité entre le dogme et le texte n’équivaut à rien dans la pensée juive.
C’est aussi et d’abord parce que, comme toutes les grandes sagesses traditionnelles, le judaïsme relève d’une pensée spontanément mystique, une pensée qui ne s’effraie en rien du surnaturel, et qui d’ailleurs ne songerait nullement à séparer le naturel du surnaturel, y compris concernant l’écriture de son Texte.
Pourquoi ?
Parce que le naturel est toujours en même temps aussi le miraculeux. Cela n’est pas un point de vue « religieux », mais poétique.
On retrouve ainsi cette familiarité du surnaturel chez Kafka, par exemple, dans ce récit qui me suit et m’habite depuis que je l’ai lu, il y a plus de trente ans :
« Trois maisons se heurtaient et formaient une petite cour. Cette cour contenait encore deux ateliers installés dans des remises, et un grand tas de petites caisses dressées dans un coin. Une nuit de tempête extrêmement violente – le vent chassait brutalement les trombes d'eau dans la cour par-dessus la plus basse des maisons –, un étudiant qui veillait encore dans une mansarde, penché sur ses livres, entendit distinctement un son plaintif venant de la cour. Il tressaillit et écouta, mais tout restait silencieux, indéfiniment silencieux. ‘‘C'est sans doute une erreur’’, se dit l'étudiant, et il se remit à lire. ‘‘Pas d'erreur’’, dirent les lettres au bout d'un instant en composant littéralement la phrase dans le livre. ‘‘Erreur’’, répéta-t-il, et, les guidant de l'index, il vint en aide aux lignes qui commençaient à s'agiter. »2
(À suivre)
Œuvres complètes Pléiade II, p.389