La pensée juive, comme d’ailleurs le texte de la Bible, est spontanément très poétique. Je me souviens encore de l’émerveillement qui me saisit lorsque je découvris dans le Talmud, lu à vingt-trois ans dans l’édition chez Verdier du Ayin Yaakov, une compilation des Aggadoth du Talmud de Babylone par Rabbi Jacob ibn Habib <né en Espagne au XVème s., expulsé en 1492, installé à Salonique au début du XVIème siècle chez Don Yehoudah Benveniste, membre de la grande et noble famille judéo-espagnole des Benveniste dont descend le linguiste Emile Benveniste>, dès les premières pages, des passages comme celui-ci, dont la grâce me toucha immédiatement :
« Il est écrit Au milieu de la nuit je me lève pour te louer (Ps. 119, 62)… Mais comment David savait-il exactement à quel moment était le milieu de la nuit ? David avait un signal, selon ce que Rav Ah’a bar Bizna a dit au nom de Rabbi Chimon H’assida : Une harpe était suspendue au dessus du lit de David, et quand minuit arrivait, le vent du Nord venait et soufflait et elle jouait d’elle-même. Aussitôt David se levait et se plongeait dans l’étude de la Torah jusqu’à ce que monte la lueur de l’aube. »1
On imagine quelle divergence de considération à l’égard du Texte peut exister entre une conception spontanément spirituelle comme la juive, et, par exemple, celle narquoise (et très drôle au demeurant) de Voltaire, qui ne craint pas d’écrire dans son Dictionnaire philosophique à l’article « Abraham » :
« Je ne parle ici que de l’histoire profane ; car pour celle des Juifs, nos maîtres et nos ennemis, que nous croyons et que nous détestons, comme l’histoire de ce peuple a été visiblement écrite par le Saint-Esprit lui-même, nous avons pour elle les sentiments que nous devons, avoir. »
Et dans l’article « Athéisme » (je cite l’étude de Marie-Hélène Cotoni parue dans la revue Raison présente en 1994, intitulée Histoire et polémique dans la critique biblique de Voltaire : Le «Dictionnaire philosophique»2) :
« Des hommes engraissés de notre substance nous crient < je souligne>: ‘‘ Soyez persuadés qu'une ânesse a parlé; croyez qu'un poisson a avalé un homme et l'a rendu au bout de trois jours sain et gaillard sur le rivage; ne doutez pas que le Dieu de l'univers n'ait ordonné à un prophète juif de manger de la merde (Ézéchiel), et à un autre prophète d'acheter deux catins, et de leur faire des fils de.... (Osée), (ce sont les propres mots qu'on fait prononcer au Dieu de vérité et de pureté), croyez cent choses ou visiblement abominables ou mathématiquement impossibles: sinon le Dieu de miséricorde vous brûlera, non seulement pendant des millions de milliards de siècles au feu d'enfer, mais pendant toute l'éternité, soit que vous ayez un corps, soit que vous n'en ayez pas. »
L’avantage de Voltaire, c’est qu’il démontre à l’œil nu et par l’exemple que nulle lecture, fût-elle la plus intentionnellement rationnelle et raisonnable, n’est libre de préjugé. Car on imagine bien que partir de l’opinion que le Texte a été rédigé par « des hommes engraissés de notre substance » ne peut pas ne point influencer la lecture qu’on en fera.
En réalité, ce qui est absurde, c’est l’idée qu’on puisse aborder un Texte de l’extérieur, l’envisager depuis un autre savoir – fondé en raison, selon la « méthode historico-critique » – depuis une expertise qui en saurait davantage sur le Texte que le Texte lui-même. C’est ce que Nietzsche qualifiait, pour s’en moquer, de « sens historique », écrivant dans un fragment posthume contemporain de La Naissance de la tragédie (hiver 1870 – printemps 1871) :
« La connaissance historique n'est qu'une nouvelle expérience vécue. Il n'y a pas de chemin qui conduise du concept à l'être des choses. Il n'y a qu'un moyen de comprendre la tragédie grecque : être Sophocle. »
Qu’il y ait quelque chose comme une histoire des hommes ou des textes, cela aussi est un préjugé et une croyance, et même « un cauchemar » disait Joyce.
La « méthode historico-critique » est entièrement asservie à une vision technicisée du monde, c’est-à-dire à une conception chronologique et rabougrie du Temps, ce que Heidegger a parfaitement vu et dit dans sa critique de l’historicisme comme « présentification du passé », mesurant tout « à l’aune du présent », aussi artificiel en cela que son revers le « modernisme ». Heidegger associe l’un à l’autre historicisme et modernisme parce que les deux attitudes reviennent à une pétrification de la temporalité, une « solidification du présent » dit-il dans son cours sur le Traité de 1809 sur l’essence de la liberté humaine de Schelling. Ainsi Heidegger montre-t-il, dans les Carnets noirs de 1938-1939, comment l’intrusion de la Technique dans ce qu’on appelle « l’histoire de l’art », participe d’un refus et d’une incapacité à penser ce que le Temps a d’incalculable et d’insystématisable.
« Le nouvel afflux de l’historicisme. – Ne serait-ce que l’accroissement des possibilités de ‘‘reproduction’’ photomécanique, la vitesse dans la diffusion et la transmission de l’information, l’habileté du ‘‘reportage’’, l’ampleur répertoriée des connaissances et de ce qui peut être confectionné à la demande, tout cela assure tout ce qui se propose de se livrer à un jeu historique avec la tradition ; l’un des champs les plus rentables de l’historicisme est celui de l’histoire de l’art, qui de bien des façons se répercute comme ‘‘un modèle du genre’’. Quelle que puisse être la verve de propos pétillants, si étincelantes mais aussi ronronnantes que puissent être les descriptions, à tout comparer et soupeser avec tout de manière aussi ingénieuse que pénétrante – tout n’en reste pas moins ici une esquive comme rétrospection du passé même là où comme à présent – pour être au goût du jour - toutes les créations artistiques sont plongées en tant qu’‘‘expression’’ et ‘‘témoignage’’ dans le ‘‘tréfonds’’ de ‘‘la vie’’ ‘‘du peuple’’ pour permettre prétendument à l’histoire historisante de les en faire surgir. Cet historicisme consiste à être incapable de voir cela qui est, ce qui le pousse et le stimule, dans son ‘‘activité’’ parce que sont tenus à sa disposition tous les registres d’un prodigieux buffet d’orgue pour tout décrire et dépeindre dans les moindres nuances.»3
Au fond, le point de vue technique aussi bien en art qu’en littérature ou concernant le texte biblique, est tributaire d’une atrophie du sens de la beauté, c’est-à-dire du sens de la nature, c’est-à-dire, je le redis, du sens du miracle, donc du mystère…
Ce qui indispose tant la Métaphysique, dont Spinoza est en quelque sorte le seul porte-parole un tant soit peu averti de la chose juive <Richard Simon, pourtant réputé hébraïsant, reste très approximatif en cette matière, lorsqu’il qualifie par exemple un passage de l’Épître aux Romains 9, 10 de Saint Paul de « deras ou sens mystique des paroles de Moïse que Saint-Paul applique à son sujet selon l’usage des Juifs de ce temps-là qui faisaient cette sorte d’application au Messie. » Il me fallut quelques secondes pour reconnaître derrière ce bizarre « deras » le drach (d’où vient le mot midrach), l’une des quatre strates d’interprétation traditionnelles, mot tiré de la racine darach qui veut dire « interroger », « étudier » « s’enquérir », et qui désigne l’interprétation homilétique et pas du tout le « sens mystique », lequel relève plutôt du Sod, la quatrième strate d’interprétation, qui signifie « secret »>… Ce qui rebute ou déroute la Métaphysique, donc, c’est précisément ce que saint Jean Chrysostome qualifiera dédaigneusement de « mystiqueries », soit précisément ce qui fera le délice et la gloire de la merveilleuse Kabbale, nous allons le voir.
Le point de vue technique est aussi celui de la linguistique sur le langage. Or, à cet égard, le partage entre deux conceptions du rapport au langage – appelons-les la moderniste et la mystique – se retrouve chez deux grands linguistes francophones au XXème siècle : Ferdinand de Saussure et Emile Benveniste. Il n’est pas indifférent de savoir que Benveniste appartenait à la grande dynastie séfarade des Benveniste, issue de Narbonne au XIIème siècle, puis installée à Salonique où, on l’a vu, se réfugia Rabbi Jacob Ibn Habib après l’expulsion des Juifs d’Espagne. Il n’est surtout pas indifférent de savoir qu’Emile Benveniste, né Ezra Benveniste, commença par faire des études rabbiniques à Paris de 1913 jusqu’au baccalauréat.
Je me réfère à une étude d’Irène Fenoglio parue en 2013 dans la revue Le français aujourd’hui, consacrée aux « Dernières leçons d’Emile Benveniste au Collège de France », datant des années 1968-1969, soit juste avant l’attaque d’apoplexie qui le rendra tragiquement aphasique jusqu’à sa mort en 1976. Benveniste commence par s’y démarquer de Saussure qui confond, écrit-il « l’écriture avec l’alphabet, et la langue avec une langue moderne », postulant dès lors que l’écriture est « subordonnée à la langue ».
« Emile Benveniste », écrit Irène Fenoglio, « interroge l’acte même d’écrire, de grapher, et pour cela remonte loin. Ce qui l’intéresse, c’est de comprendre le lien exact établi entre la langue et l’écriture en s’interrogeant sur la façon dont elle a été inventée sans toutefois, précise-t-il, rechercher l’‘‘origine de l’écriture’’.»
Benveniste lui-même explique dans ces dernières leçons :
« Notre pensée est constamment, à quelque niveau que ce soit, informée d’écriture. Cela met en rapport de plus en plus intime, on ne peut plus intime, avec l’écriture la langue entière, la parole et la pensée même, qui ne se dissocie plus de son inscription réelle ou imagée. »
Pour Benveniste, commente Irène Fenoglio, « l’écriture n’est pas un système secondaire à la parole. C’est un système parallèle ».
Tandis que Saussure, explique Benveniste, « défend l’idée banale de l’écriture comme système subordonné à la langue. Or rien n'empêche d'imaginer un ‘‘signe iconique’’ (ou ‘‘symbolique’’, comme on voudra, le choix des termes est tout à fait indépendant de la terminologie de Peirce) qui associerait la pensée à une matérialisation graphique, parallèlement aux ‘‘signes linguistiques’’ associant la pensée à sa verbalisation idiomatique. La représentation iconique se développerait parallèlement à la représentation linguistique et non en subordination à la forme linguistique.
Cette iconisation de la pensée supposerait probablement une relation d'une autre espèce entre la pensée et l'icône qu'entre la pensée et la parole, une relation moins littérale, plus globale. »
« Saussure », continue Benveniste, « décide de parler des écritures remontant à l’alphabet grec. Mais les autres ? Ne confondons pas l’écriture avec la langue écrite (je prends cette expression comme signifiant ‘‘la langue sous forme écrite’’.) /…/ Saussure confond l’écriture avec l’alphabet et la langue avec une langue moderne. Or les rapports entre une langue moderne et l’écriture sont spécifiques, non universels. »
Benveniste au contraire de Saussure envisage l’écriture comme participant d’une « auto-sémiotisation de la langue » :
« Comment ? En vertu des propositions suivantes : 1) La langue est le seul système signifiant qui puisse se décrire lui-même dans ses propres termes. La propriété métalinguistique est bien propre à la langue du fait qu'elle est l'interprétant des autres systèmes. 2) Mais pour que la langue se sémiotise, elle doit procéder à une objectivation de sa propre substance. L'écriture devient progressivement l'instrument de cette objectivation formelle. »
En conclusion de ses leçons, Benveniste remarque qu’il y a eu une progression du rapport entre l’écriture et la langue, telle que la première n’était à l’origine pas subordonnée à la seconde, mais constituait comme « un langage intérieur » :
« On dirait que l'écriture a été et qu'elle est en principe un moyen parallèle à la parole de raconter les choses ou de les dire à distance et que progressivement l'écriture s'est littéralisée en se conformant à une image de plus en plus formelle de la langue.
La parole se réalise formellement en mots discrets, on assemble l'une après l'autre les parties d'un tout, alors que l'‘‘écriture’’ est d'abord conçue comme globalité, elle énonce synthétiquement tout un train d'idées, elle raconte une histoire entière. En ce sens l' ‘‘écriture’’ ressemblera beaucoup plus au ‘‘langage intérieur’’ qu'à la chaîne du discours. »
Et Irène Fenoglio commente (finissant par faire, me semble-t-il un grave contresens sur la pensée de Benveniste, dont elle ne perçoit pas les influences par la pensée juive):
« L'expérience et la pédagogie imposent un ordre : d'abord lire, ensuite écrire. Mais, dit Emile Benveniste, l'invention ne s’est pas faite dans ce sens :
‘‘C'est l'écrire qui a été l'acte fondateur. On peut dire que cet acte a transformé toute la figure des civilisations, qu'il a été l'instrument de la révolution la plus profonde que l'humanité ait connue depuis le feu.’’
Je m'arrêterai pour terminer sur une remarque qui pourrait passer inaperçue dans cet ensemble de cours et qui pourtant m'apparaît essentielle et par laquelle il conclut sa leçon 14 :
‘‘Avec les notions nouvelles attachées à l'écrit – l'opposition de la lettre et de l'esprit – apparaît une civilisation ‘‘laïque’’, en quelque sorte.’’
Loin d'identifier l'écriture sacrée, aux ‘‘Livres’’, aux textes sacrés religieux, qui récités, répétés par cœur, s'identifient à de la parole répétée et non pas de l'écriture, Emile Benveniste fait de cette invention de l'homme une révolution sociale et un mode d'expression heuristique. »
D’une part Irène Fenoglio ne paraît pas avoir repéré l’allusion à la formule si peu juive de l’Évangile sur la lettre qui tue et l’esprit qui vivifie, mais surtout elle ne semble avoir aucune idée de ce que la religion de Benveniste, à rebours de cette formule, envisage précisément comme relation inédite entre la lettre et l’esprit, puisque pour la pensée juive – et pour Benveniste très probablement – la lettre est l’esprit.
C’est dans une autre étude sur Benveniste qu’est abordé le rapport entre sa pensée et le judaïsme. Il s’agit d’un texte paru dans la revue Genesis en 2012, par Mme Aya Ono, de l’université Keio à Tokyo, intitulé « Le nom c’est l’être » (la phrase est de Benveniste, dans une singulière note de travail).
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