« Le nom de Dieu ne doit pas passer par la bouche », écrit Benveniste. En vérité, selon la pensée juive il n’est pas réellement tabou ni imprononçable : il ne se prononce pas comme il s’écrit ce qui est très différent. Cela participe d’un procédé qui n’est pas exactement d’euphémie, au sens de Benveniste, mais qu’il ne pouvait pas ne pas connaître tant ce procédé est central dans le rituel juif. Il s’agit de ce qu’on nomme en hébreu le khetiv/qéré, l’écrit/lu. Le khetiv est le mot tel qu’il est tracé sur le parchemin et le qéré le mot invisible à lire à sa place. « L’arc de la voix sourd comme entre deux conducteurs électriques », écrivais-je dans L’ impureté de Dieu où je traite abondamment de la question du Nom de Dieu, qui est inséparable dans le judaïsme de celle du langage, de l’alphabet et de la création du monde, comme l’indique sur un mode laconique la brève note d’Emile Benveniste.
L’idée radicale de la pensée juive est que non seulement l’alphabet mais le Texte intégral précède la Création du monde (raison pour laquelle la conception métaphysique de la creatio ne saurait rendre compte de ce que la pensée juive nomme le maasseh berechit (le « faire » berechit, traduit usuellement par « acte de la Création »). Le mot maaseh, de la racine ‘asah, est mal rendu par l’idée d’un acte ou même d’une action, d’autant plus que la Genèse est selon la pensée juive une inscription, une écriture du monde. Et l’alphabet dans lequel s’éploie cette inscription, loin d’être secondaire, participe littéralement et en tous ses aspects à cette écriture du monde.
Ainsi trouve-t-on dans le Talmud de Jérusalem1 cet apologue consacré au pourquoi alphabétique de la Création :
« Rabbi Yonah dit au nom de Rabbi Levi : ‘‘Le monde fut créé avec la lettre Beith’’ ». Pourquoi ? Parce que la lettre Beith est close de toutes parts hormis d’un côté, ainsi n’êtes-vous autorisés à rechercher ni ce qui est en haut, ni ce qui est en bas, ni ce qui précédait ni ce qui arrivera, mais seulement ce qui est advenu depuis que le monde et ses habitants furent créés. »
Ces quelques lignes nous enseignent d’ores et déjà deux choses :
Une lettre servit à créer-inscrire le monde. Comment exactement ? ici on ne le dit pas (Le Sefer Yetsirah, la Kabbale et tous les textes gravitant autour de la thématique du maaseeh béréchit s’en chargeront). Mais que cette lettre soit la première de la Torah implique que le Texte y a sa part.
Deuxième enseignement : La réponse à la question posée n’en annihile en rien la curiosité, puisqu’elle annonce au contraire un secret à préserver. Lire le Texte ne revient pas à pratiquer une investigation « scientifique » pour lui faire rendre toutes ses énigmes. La forme visible de la lettre beith – qui s’entend en hébreu comme le mot « maison », soit une intériorité protectrice – est envisagée comme une barrière entrouverte dans une seule direction, une palissade préservant le mystère. Le Texte est le Mystère, c’est précisément en tant que tel qu’il est désirable. S’il existait un sens rigide, dogmatique, dont le Texte fournissait l’accès, le Texte lui-même ne serait qu’un ustensile intermédiaire dont l’intérêt serait au fond secondaire.
Pour le Judaïsme, le Texte et ce qu’il y a de plus désirable et énigmatique en soi, ce qu’on appelle ailleurs « Dieu », ne font qu’un.
« En son essence » écrit Gershom Scholem dans La kabbale2, « la Thora contient sous une forme condensée tout ce à quoi il fut accordé de se développer plus largement dans la création elle-même. À proprement parler, la Thora ne signifie pas tant quelque chose de particulier que de nombreuses réalités différentes à différents niveaux, en tant qu'elle articule un univers d'être. C'est Dieu Lui-même qui se révèle en elle plutôt qu'elle n'est un moyen de communication selon le sens humain limité. Cette signification humaine limitée de la Thora n'est que son aspect le plus extérieur. D'un autre côté, la véritable essence de la Thora est définie dans la kabbale selon trois principes fondamentaux: la Thora est le Non mystique de Dieu dans son intégralité; la Thora est un organisme vivant; le discours divin est infiniment signifiant, et aucun discours humain fini ne peut jamais en épuiser le sens. »
Il ne s’agit donc pas ici, dans notre fragment du Talmud de Jérusalem, d’instaurer un tabou – les plus grands penseurs mystiques juifs se feront un délice de tâcher d’interpréter ce qui est « en haut » et « en bas », ce qui « précédait » et ce qui « arrivera » – que de désigner le Texte comme Fragwürdig, digne d’être questionné, c’est-à-dire inépuisable. Heidegger explique très clairement dans son cours sur Nietzsche la différence qui existe, à cet égard, entre l’investigation scientifique et la pensée questionnante :
« L'autre trait qui marque de façon insigne le penseur : c'est qu'en vertu de son savoir il sache dans quelle mesure il ne peut savoir l'essentiel. Toutefois, ce savoir du non-savoir, en tant que non-savoir, nous ne devons en aucun cas l'assimiler à ce que dans les sciences, par exemple, on admet comme limite de la connaissance et insuffisance des connaissances. On songe ainsi au fait que la faculté humaine de concevoir est finie. Avec le non-connaître ce qu'il y aurait encore à connaître cesse l'ordinaire connaître. À partir du fait de savoir ce qui n'est pas susceptible d'être su, commence le spécifique du penseur. Le chercheur dans les sciences ne s'interroge que pour aboutir à des réponses pragmatiques. Le penseur s'interroge pour fonder une Fragwürdigkeit <le caractère de ce qui est digne de question> soit une problématique de l'étant dans sa totalité. Le chercheur scientifique ne se meut jamais ailleurs que sur le terrain de ce qui est déjà décidé; à savoir qu'il existe une nature, une histoire, un art; que semblables choses se peuvent prendre pour autant d'objets d'investigation. Pour le penseur il n'existe rien de tel; il se situe dans la décision quant à ce qui seulement serait, quant à ce que serait l'étant. »3
La parabole du Talmud de Jérusalem se poursuit, fournissant une deuxième explication :
« Si l’on demandait à la lettre Beith : ‘‘Qui t’a créé ?’’ elle pointerait sa pointe vers le haut et répondrait : ‘‘Celui qui est au-dessus’’ Et si on lui demandait : ‘‘Quel est son nom ?’’ Elle le désignerait de la pointe droite de son angle inférieur <en direction du aleph, dont la valeur numérique est un, symbolisant l’unicité divine, lequel aleph se trouve bien à la droite du beith puisque l’hébreu se lit de droite à gauche>, et répondrait : ‘‘YHVH est son nom, Adon est son nom.’’ »
On apprend ici, entre autres choses, que la spatio-temporalité du monde (« qui t’a créée ? celui qui est au-dessus ») est primordialement associée au tracé symbolique (puisque il s’agit de la création de la lettre autant que de celle du monde). C’est la raison pour laquelle les notions de « haut » et de « bas », de « gauche » et de « droite », correspondent à la forme même de la lettre beith; de même l’« avant » et l’« après » dépendent du tracé qui implique un mouvement ; et de même encore, l’avant et l’après et la droite et la gauche sont associés au rang de cette lettre dans l’alphabet : que le monde soit réputé créé par la deuxième lettre de l’alphabet, et non par la première, a des conséquences à la fois sur l’ex nihilo, sur le principium et sur l’ἔσχατος (eskhatos « dernier »), pour le dire dans les termes de la théologie chrétienne, conçus comme des secrets interdits d’investigation – interdits que la Kabbale se fera une joie de transgresser…
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