Le nom « réel » de Dieu est traditionnellement qualifié de Shem Hameforash – ce dernier mot est de la même racine que le mot « pharisien » ! –, qui peut être rendu par « nom secret ». Voici ce qu’en explique Scholem dans son petit essai intitulé Le Nom de Dieu et la théorie kabbalistique du langage1 :
« Le nom de Dieu se trouve désigné comme shem ha-meforash: désignation qui n’est aucunement univoque, mais laisse bien plutôt miroiter des significations diverses et contradictoires. Le participatif passif meforash peut signifier en effet aussi bien ‘‘dévoiler’’ qu’‘‘expliquer expressément’’, ou encore ‘‘prononcer’’ simplement (c’est-à-dire de façon littérale). Mais d’autre part il peut signifier également dans ce contexte ‘‘séparé’’ voire ‘‘celé’’, et toutes ces acceptions se laissent attester dans la langue qui est celle des sources hébraïques et araméennes des premiers siècles. <En note a: « Les kabbalistes considéraient les deux acceptions de meforash comme légitimes; cf. par exemple Moïse Cordovero, Pardes Rimonim, chap. XIX, §1> »
Scholem évoque le cercle du groupe de kabbalistes anonymes nommé ‘Iyyun (« contemplation », d’après leur écrit principal, le Sefer ha’Iyyun, originaire de Castille ou de Provence au XIIIème siècle), et éclaircit la problématique qui se manifeste très tôt dans la pensée juive entre l’alphabet hébraïque, le Nom de Dieu et la Création :
« Deux tendances se séparent ici : l’une part des lettres et forme à partir d’elles les noms <tel est le cas du midrash ésotérique nommé L’alphabet de Rabbi Aquiba, que j’évoquerai aussi tout à l’heure et sur lequel je me pencherai plus en détail lors de la prochaine séance> ; l’autre part du Tétragramme lui-même – comme de la réalité la plus profonde –, au regard duquel les autres noms n’apparaissent chacun que comme l’expression symbolique, relative, de l’un des aspects infinis de la puissance divine dans sa plénitude. Le Tétragramme est alors nommé la ‘‘racine de tous les autres noms’’, et est le plus souvent désigné dans ce cercle comme ‘‘le tronc, le rameau et le fruit’’ de toute chose. Dieu, pourrait-on dire, est pour les kabbalistes à la fois le nom le plus bref et le plus long. Le plus bref, car chaque lettre séparément constitue déjà par elle-même un nom. Le plus long, car il s’exprime seulement dans la Torah prise en son entier, en tant qu’il embrasse tout. »
Puis, quelques lignes plus bas, Scholem évoque la manière dont le le Midrash Pessiqta Rabbati (IXème siècle) interprète l’expression biblique fréquente Adonaï tsevaoth, traduite usuellement par « Dieu des armées », mais qui devrait plutôt être comprise comme Dieu des forces de la nature puisque le mot apparaît dès le chapitre 2 de la Genèse : « Ainsi furent achevés les cieux et la terre, et toutes leurs armées. » Ainsi, à propos du mot tsevah décliné au féminin pluriel en -oth, le Midrach Pesiqta Rabbati dit : « Chaque lettre (ot) du Tétragramme forme une armée (tsava)», c’est-à-dire déploie une dynamique, «qui correspond à celle du nom entier»2.
On vient de voir dans le Talmud de Jérusalem que le Nom de Dieu est associé par la lettre beith à la lettre qui la précède dans l’ordre alphabétique, qui est aleph, dont la valeur numérique est un. Cette association ne tient pas seulement à l’équivalent numérique ni au rang de la lettre aleph dans l’alphabet, mais également à l’inaudible souffle qu’elle recèle et indique, ce que les grammairiens qualifient de spiritus lenis, « esprit doux » comme l’explique Scholem :
« Le aleph est "le spiritus lenis" <«l’esprit doux»>, dont le rôle du point de vue phonétique est hautement significatif pour les kabbalistes. Il est l’attaque laryngale qui précède toute émission vocalique et, en tant que premier terme de la série alphabétique, il est compris ici, en dernière analyse, comme l’élément dont tire son origine tout son articulé. Le nom de Dieu, le tétragramme, est pour l’auteur du texte <Ma’ayan ha-Hokmah, «la source de la sagesse», "un opuscule aux yeux de tous d’une extrême difficulté" de la même époque que le Sefer ha-‘Iyyun (XIIIème siècle)> l’unité du mouvement du langage qui sort de la racine originaire et se ramifie, et qui croît du fond de l’éther primordial, de l’aura dont Dieu est entouré. L’auteur cherche à montrer comment du mouvement de l’aleph, du souffle encore sourd sort le nom de Dieu – et partant, tout langage. Bien qu’il disparaisse lui-même au cours de ce processus, l’aleph n’en demeure pas moins le point d’indifférence de tout parler, la «languette compensatrice de la balance», comme le désigne déjà une phrase du Sefer Yetsira. »3
Enfin le passage du Talmud de Jérusalem sur la création du monde à partir de la lettre beith énonce un dernier enseignement qui concerne le khetiv/qéré :
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