NAISSANCE D’UN NOVLANGUE : HITLÉRISME ET ANTISIONISME (3)
De l’antisionisme 5, 45ème séance, 19 octobre 2022
Le rapport entre la chose-mot et l’antisionisme est donc intense.
Lorsqu’en 1896 Herzl rédige L’État juif, puis quand les premiers sionistes arrivent en Palestine et déclarent ou simplement pensent, « cette terre est à nous », ils n’entendaient pas la possession au sens où les Arabes, présents sur cette terre depuis des générations (pour certains, pas tous), pouvaient à juste droit dire « cette terre est à nous ».
Ce n’est pas tant le « nous » qui différait que la conception de l’être – et de l’« être à » – d’une terre, d’autant que les Arabes de la Palestine ottomane ne se concevaient alors pas encore comme « Palestiniens », mais se reconnaissaient d’abord collectivement à leur foi en leur Dieu et en son Prophète, puis, plus privativement à leurs familles, leurs clans, leurs tribus, leurs villages. Il n’y avait alors avant l’arrivée des premiers sionistes, ni nationalisme arabe ni panarabisme…
Nathan Weinstock rappelle avec précision cette inexistence d’une « conscience nationale palestinienne » au XIXème siècle, antérieurement au sionisme :
« La population (340 000 âmes en 1850) forme tout sauf une unité. Divisée sur le plan confessionnel entre musulmans, chrétiens de diverses obédiences, Juifs – également répartis en communautés disparates –, Druzes, Bahaïs..., elle l'est tout autant sur le plan ethnique: aux Arabes autochtones (citadins, fellahs, Bédouins) viennent s'ajouter des immigrés, surtout musulmans, de toute provenance : Bédouins, Hauranis de Syrie, Transjordaniens, Géorgiens, Abkhaziens, Tcherkesses, Turcmènes, Grecs, Soudanais, Perses, Turcs, Bosniaques, Macédoniens, Algériens de la suite de l'émir Abd El-Kader, Arméniens... La politique de peuplement du pays, issue de la pratique ottomane du sürgün, incitation à la transplantation démographique que Henry Laurens qualifie de ‘‘recolonisation intérieure’’, fut initiée par Ibrahim Pacha, fils de Mohammed Ali, au cours des années 1830. Elle répondait à un double objectif: pacifier et sécuriser les régions frontières ou en état de semi-dissidence, d'une part; stimuler l'agriculture, d'autre part. Les Ottomans ne varieront pas de ligne de conduite. Remarquons qu'une partie non négligeable des populations ainsi transférées en Terre Sainte sont musulmanes, mais non arabophones. Or, aucun sentiment d'appartenance collective n'habite cette communauté. »1
Il faut lire à ce propos les quelques descriptions des groupes d’humains en Palestine durant la Première Guerre mondiale, Juifs inclus, que trace T.E. Lawrence dans Les sept piliers de la sagesse, pour se faire une idée de l’absence de toute cohésion de cette population qui n’avait jamais eu la moindre idée de « faire peuple » avant que les Sionistes ne leur soufflent cette bonne trouvaille, reprise avec enthousiasme par les nationalistes arabes qui se l’appliquèrent en la nettoyant ethniquement (en théorie) des Juifs :
« Sur les rives de la vallée du Jourdain vivaient des colonies de réfugiés algériens, amèrement suspicieuses, faisant face à des villages juifs. Les Juifs étaient de diverses sortes. Certains, érudits hébreux du modèle traditionaliste, avait adopté un mode et un style de vie convenant au pays, alors que les arrivants plus récents, souvent d’inspiration allemande, avait introduit des manières étrangères, d’étranges semailles et des maisons européennes (construites grâce à des fonds charitables), sur cette terre de Palestine qui semblait trop petite et trop pauvre pour payer leurs efforts en nature; mais le pays les tolérait. La Galilée ne montrait pas vis-à-vis de ces colons juifs l’antipathie profondément enracinée qui formait un trait déplaisant de la Judée voisine. /…/ À l’est, les Druses, adeptes musulmans hétérodoxes d’un Sultan d’Égypte fou et mort. Ils haïssaient les maronites d’une haine amère qui, lorsque le Gouvernement et les fanatiques de Damas l’encourageaient, s’exprimait en grandes tueries périodiques. Les Druses n’en déplaisaient pas moins aux Arabes musulmans, et les méprisaient en retour. Ils étaient à couteaux tirés avec les Bédouins, et maintenaient dans leur montagne un exemple du semi-féodalisme chevaleresque du Liban au temps de ses Émirs autonomes.
Une cinquième section, à la latitude de Jérusalem, commençait avec des Allemands et des juifs allemands, parlant allemand ou yiddish allemand, plus intraitables même que les juifs de l’ère romaine, incapable de supporter le contact avec des étrangers à leur race, fermiers pour certains, boutiquiers pour la plupart, la partie la plus étrangère et la moins charitable de toute la population syrienne. Autour d’eux, leurs ennemis les menaçaient, des paysans moroses de Palestine, plus stupides que les petits propriétaires de Syrie du Nord, aussi terre-à-terre que les Égyptiens, et ruinés. »2
La phrase « Cette terre est à nous » n’avait pas la même signification parce pour chacun des deux – Juifs et Arabes – elle provenait d’un fond spirituel et langagier différent, raison pour laquelle elle pouvait être « vraie » dans les deux cas, sans véritable contradiction.
Pour les Juifs, cette terre « était » à eux non comme possession territoriale ancestrale mais comme un site aux frontières encore floues associé à la transmission d’un nom propre, celui qui leur présentait leur être, leur nom même, « Israël ».
Et les antisionistes le savent pertinemment. Ainsi, à l’usurpation théologale des musulmans – Ishmaël se substitue à Isaac comme fils offert en sacrifice par Abraham –, est comparable celle opérée par le christianisme concernant le verus israel, qui se répercute chez les chrétiens antisionistes puisque, selon Nathan Weinstock, « les catholiques palestiniens cultivent l'auto-négation et le rejet de la ‘‘tache d'origine’’ au point de falsifier le texte des Psaumes au cours de leurs offices en expurgeant le texte par le remplacement systématique du terme ‘‘Israël’’ par ‘‘Immanuel’’. »3
Pour le dire comme Lacan, qui sans vraiment le savoir et dans un tout autre contexte, a mis un jour au détour d’une phrase comme à nu le nerf de la divergence de l’islam vis-à-vis du judaïsme, formulant par un simple jeu de mots (aucun jeu de mots n’est simple en réalité) :
« Je dirai qu’on peut le calquer sur la formule de la charia islamique ‘‘Il n’y a d’autre Dieu que Dieu’’, il n’y a d’autre mot, comme solution à votre problème, que le mot. »4
Ceci est une évidence pour tout Juif pieux, qui connaît le verset d’Isaïe 51, 16, lu une fois par an à la synagogue car il appartient à la haftarah de la paracha Shoftim :
« Je mets ma parole en ta bouche, je te couvre à l’ombre de ma main, pour planter les ciels, fonder la terre, et dire à Siôn : « Toi mon peuple. » (Deutéronome 16-18 à 21, 9)
Comme « Israël », « surnom » d’un patriarche, « Sion », nom d’un lieu, est non moins le nom de tout un peuple. Lorsqu’un Israélien parle de son pays aujourd’hui, il ne l’appelle pas « Israël », nom multimillénaire du peuple juif dans toutes les langues. Il l’appelle « la terre » : haaretz, comme le journal du même nom. La terre n’a pas besoin d’être nommée puisque son nom est précisément celui-là même de celui qui l’évoque. Pour paraphraser Heidegger, on peut dire que le mot « Israël », et lui seul, tient le site « terre d’Israël » en présence, et va même le chercher pour l’y tenir, l’y amène et le prend là en garde.
Raison pour laquelle, dans la Bible, la Terre promise est aussi offerte officiellement comme terre de refuge à l’étranger qui vit en son sein, car être Israël c’est avoir été étranger en Égypte et garder, pour s’en émanciper, la mémoire de cette infortune-là :
« Tu n’opprimeras point l’étranger (ger) ; vous savez ce qu’éprouve l’étranger (ger), car vous avez été étrangers (ger) dans le pays d’Égypte. » Exode 23,9
La traduction de Chouraqui est comme d’habitude plus proche du mot-à-mot hébraïque, qui définit ce que Chouraqui rend par « l’être de l’étranger », comme nefech haguer (l’âme de celui qui « réside » ou qui « séjourne ») en hébreu. À remarquer que l’expression « âme » apparaît aussi dans l’hymne sioniste par excellence, la Hatikvah, où c’est « l’âme du Juif » nefech yehoudi qui « vibre », tournée vers l’Orient et « aspirant à Sion »…
Dans son Histoire du sionisme, Georges Bensoussan raconte avec quelle passion les premiers sabras¸ les enfants des immigrants nés en Eretz Israël parcouraient le pays une Bible à la main pour y reconnaître et y admirer les lieux exaltés par leurs noms propres :
« Cette Bible sécularisée est aussi le grand livre de la géographie nationale (l'hébraïsation des noms de lieu, souvent par retour à une forme hébraïque originelle, fait partie de ce processus de rédemption de la terre et de l'homme), une parole légitime qui permet de redécouvrir le paysage, sa faune et sa flore. Qui crée, en un mot, ce lien immédiat entre le Juif immigrant et sa terre. »
Et :
«Sous Israël, la Palestine, dit-on, c'est vrai, et les cartes de la période mandataire ou ottomane, édifiantes à cet égard, parlent arabe. Mais, sous la Palestine, Israël encore. En Galilée, par exemple, deux cents toponymes sont directement issus de la Bible. Quant à la plupart des autres, leur nom, transformé, arabisé, parfois turquisé, trouve souvent sa racine hébraïque dans la Palestine occupée par les Romains. Contrairement à ce qu'énonce depuis des décennies la vulgate ‘‘anti-impérialiste’’, la géographie, ici, parle l'hébreu.»5
Or tout l’antisionisme s’est d’emblée enragé contre la chose-mot, jusqu’à aujourd’hui où sans aucune objectivité rationnelle ni critique – comme par exemple lorsqu’il s’agit de décider si tel ou tel massacre de masse constitue, en termes juridiques, un « crime contre l’humanité » –, le « vocabulaire » de la Shoah – et dans sa foulée celui du pire des régimes racistes au XXème siècle, l’apartheid –, est désormais appliqué couramment au peuple palestinien, à la fois par les Palestiniens, par les journalistes, et par les militants antisionistes.
Ce procédé d’usurpation langagière par inversion paranoïaque n’est pas nouveau. Il date précisément du nazisme, puisque les Allemands en guerre l’employaient eux-mêmes couramment dans leur délirante propagande radiophonique inondant en arabe (et en perse, et en turc, et dans toutes les langues de la région…), tous les pays musulmans :
« Le 7 juillet 1942 », écrit Georges Bensoussan, « alors que la Wehrmacht campe à moins de 100 km d'Alexandrie, la radio allemande en langue arabe (VFA, Voice of Free Arabs) lance: ‘‘Tuez les Juifs avant qu'ils ne vous tuent! [...] Tuez les Juifs qui se sont approprié vos richesses et qui complotent contre votre sécurité. Arabes de Syrie, d'Irak et de Palestine, qu'attendez-vous encore? Les Juifs ont prévu de violer vos femmes et de tuer vos enfants et de vous détruire. Selon l'islam, défendre votre vie est un devoir qui ne peut être rempli qu'en détruisant les Juifs. [...] Tuez les Juifs, brûlez leurs propriétés, détruisez leurs magasins, annihilez ces suppôts de l'impérialisme anglais. Votre seul espoir de salut réside dans l'annihilation des Juifs avant qu'ils ne vous détruisent eux-mêmes.’’»
Les Soviétiques après-guerre emploieront aussi ce procédé d’inversion dévorante, les Soviétiques étant par ailleurs les instigateurs de la « cause palestinienne » à partir de la création de l’OLP en 1964. C’est aussi par référence à la dialectique stalinienne des années 50 qu’un génial écrivain va décrire ce procédé d’usurpation et d’oblitération rhétoriques, lui donnant même un nom qui va passer à la postérité : le novlangue.
Le discours antisioniste, de ses débuts jusqu’à aujourd’hui, est par essence le royaume du novlangue dont Orwell a si bien tracé les lois dans 1984.
Je vous cite quelques paragraphes de mon étude L’Enfer limpide paru en 1990 dans la revue Lignes6, dans un chapitre intitulé « Nouvelles du novlangue » :
Le «novlangue» de 1984, par une série de réformes grammaticales et d’épurations successives, de multiples intégrations (c’est ce qu’Orwell nomme «la règle du semblable») et d’infinies assimilations conceptuelles est devenu le langage purifié de la non-contradiction : «D’innombrables mots comme: honneur, justice, moralité, internationalisme, démocratie, science, religion, avaient simplement cessé d’exister. Quelques mots-couvertures les englobaient et, en les englobant, les supprimaient.»
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