NAISSANCE D’UN NOVLANGUE : HITLÉRISME ET ANTISIONISME (4)
De l’antisionisme 5, 45ème séance, 19 octobre 2022
L’extermination des Juifs d’Europe a évidemment joué un rôle à la fois symbolique et politique dans l’acceptation par l’opinion publique du projet sioniste à la sortie de la guerre. Or l’opinion publique arabe, du Maghreb jusqu’au Moyen-Orient, non seulement ne fut nullement bouleversée par cette extermination, mais elle l’avait explicitement désirée, prenant ouvertement parti pour l’Axe, l’Allemagne, les Nazis, et surtout Hitler, considéré comme un héros par les foules arabes durant toute la guerre et bien après.
Les Juifs du monde arabe ont bien entendu soutenu les Alliés, et se sont réjouis de leur victoire, ce que les musulmans, rapporte Bensoussan, ont souvent conçu comme une arrogance indue :
« Dans la région d'Oujda au Maroc », écrit, « le contrôleur civil Lucien Vayre averti en mai 1945 que, les Juifs ne ‘‘voulant plus rester à leur place’’ et adoptant même ‘‘une attitude de vainqueurs assez déplacée’’, ils attisent la colère des musulmans. Attitude inconsciente, rapporte le contrôleur civil, que celle de ce Juif marocain qui déclare à un musulman devant des témoins début mai 1945: ‘‘Votre Hajj < « grand-père » > Hitler est mort’’.»1
Que savaient donc en 1945 les Juifs du Maghreb et des pays arabes, et les sionistes en Palestine, que tout le monde semble ignorer et que je n’ai moi-même découvert qu’en lisant Bensoussan ces dernières semaines ?
Je dois m’y arrêter un peu pour qu’on saisisse les étapes de la formation du discours et de l’idéologie antisionistes, depuis les années trente jusqu’à aujourd’hui et jusqu’aux immondices rhétoriques du Président de l’Autorité palestinienne, reprises et justifiées par toute les membres de l’Autorité palestinienne (je vais y venir).
Avant de lire Bensoussan cet été, je m’imaginais que les pays du Moyen-Orient – à la fois leurs dirigeants, leurs publicistes et leurs populations –, soucieux avant tout de décolonisation, étaient plutôt indifférents à la guerre qui ravageait l’Europe et le monde, considérant le génocide en cours des Juifs comme une affaire ne les concernant pas et qui, au mieux, leur était parfaitement indifférente.
J’avais tort. Voici pourquoi.
L’année où Hitler accède au pouvoir, les Irakiens, indépendants depuis l’année précédente, envoient à tous leurs dhimmis un signe sans ambivalence de leur humeur à leur égard : ce signe, c’est le massacre des Assyriens.
Les Assyriens sont des chrétiens d’Orient s’exprimant en syriaque, une langue assimilée à l’araméen, à la présence plurimillénaire dans la région (en Syrie, en Irak, en Turquie, en Iran – communauté déjà formellement génocidée2 par les Turcs entre 1914 et 1923 en compagnie des Arméniens et des Grecs d’Anatolie…). Les Assyriens sont aujourd’hui entre 2 et 5 millions dans le monde, et environ 3000 en Israël (originaires de Syrie), reconnus comme minorité officielle et bien sûr protégés et jouissant comme toutes les minorités en Israël de tous les droits civiques et religieux, ce qui n’est le cas nulle part ailleurs dans le monde arabe (en Cisjordanie ils sont assimilés à des Arabes chrétiens qu’ils ne sont pourtant pas, et quant à Gaza les chrétiens y sont officieusement persécutés).
En août 1933, donc, a lieu le massacre dit « de Simelé »3, soit autour de Simelé une soixantaine d’autres villages de la région de Mossoul, où périssent dans des conditions atroces 3000 personnes. Raphael Lemkin4, le juriste juif polonais qui a forgé en 1943 le concept de « génocide », lequel concept sera employé au tribunal de Nuremberg en 1945 et à l’ONU en 1948, l’a élaboré en référence à ce massacre de Simelé de 1933, conjointement avec le génocide arménien, qu’il avait étudié de près, et bien sûr la Shoah. Il avait développé ce concept à partir de la notion de « crime de barbarie », caractérisé par des « actes de barbarie ou de vandalisme susceptibles de produire un danger universel ».
Ce que fut le massacre des Assyriens de Simelé en 1933, et ce qu’il annonçait pour les Juifs (et les autres minorités) de la part des nationalistes arabes – puisqu’il ne s’agissait plus des Turcs, réputés pour leur barbarie génocidaire mais défaits depuis 1918 –, le monde entier l’a su ; et bien sûr les Juifs non seulement d’Irak mais de tout le monde arabe, y compris les sionistes de Palestine, ont parfaitement compris ce qu’il annonçait les concernant. Stafford, l’inspecteur de la mission britannique pour Mossoul, écrivit dans son rapport:
« Un massacre méthodique et de sang-froid de tous les hommes du village s'ensuivit. La perfidie de sa conception et la cruauté de sa réalisation le classent parmi les pires inscrits dans les annales sanglantes du Moyen-Orient. /…/ Cela prit du temps. Ils n'étaient pas pressés, ils avaient toute la journée devant eux. Leurs opposants étaient sans défense et il n'y avait aucune chance que leurs plans soient interrompus de quelque manière que ce fut. Les mitrailleurs ont installé leurs armes devant les fenêtres des habitations dans lesquelles s'étaient réfugiés les Assyriens. Les ayant traînés jusqu'aux chambres surpeuplées de malheureux frappés de terreur, ils firent feu jusqu'à ce qu'il n'y ait plus un homme qui puisse tenir debout dans cette confusion. Dans d'autres cas, le crime sanglant des soldats prit une autre forme : certains hommes ont été emportés de force et fusillés ou battus à mort, et leurs corps empilés. »5
Selon un autre témoignage, celui de Simon XXIII Ishaya, primat de l’Église apostolique assyrienne d’Orient, « les femmes furent violées et forcées de marcher nues devant les commandants irakiens. Des enfants furent écrasés par des véhicules militaires. Les femmes enceintes reçurent des coups de baïonnette. Des enfants furent jetés dans les airs et blessés à la baïonnette. Des livres sacrés servirent à brûler les corps. »6
Georges Bensoussan écrit :
« Pour les minorités du pays, l'avertissement est effrayant. Les Juifs y voient un mauvais signe, et ce, d'autant plus que l'opinion irakienne, antianglaise, a fait de la Palestine une ‘‘cause sacrée’’ <je souligne>. Shlomo Hillel, Juif de Bagdad, se rappelle son père regardant depuis sa fenêtre défiler l'armée irakienne ‘‘victorieuse’’ des Assyriens: ‘‘En contemplant le spectacle de derrière les volets, mon père aussi avait paru épouvanté. "S'ils peuvent traiter les chrétiens de cette manière sans que le monde réagisse, avait-il dit, qu'avons-nous à espérer, nous ? Nous ne pouvons plus vivre ici.’’ »7
Or, et c’est là où je voulais en venir : que signifient les mots de Bensoussan « l’opinion irakienne, antianglaise » ?
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