Vidéo complète de la séance:
Podcast audio de la séance:
https://anchor.fm/laggg/episodes/Partager-le-gteau-12-De-lantisionisme-8-28-janvier-2023-e1u518g
Il y a dans l’interminable histoire du conflit israélo-palestinien deux éléments qu’on a toujours tort de confondre : le malheur des Palestiniens, et le Sionisme ; et à l’inverse deux autres qu’on a tendance à éviter de rattacher mais qu’il faudrait tâcher de considérer ensemble, telles les deux faces d’un même Janus : d’abord, chronologiquement apparu le premier, ce que j’appelle l’antisiomitisme, soit l’antisionisme arabe ouvertement antisémite – dont le Hamas est aujourd’hui le modèle contemporain le plus décomplexé ; puis, apparu dans sa traînée à partir de 1968, le soutien à la cause palestinienne en Occident, usuellement de gauche ou d’extrême-gauche, soit ce que j’appelle l’antisionisme bon teint – dont pour la seule France les Éditions de la Fabrique sont la meilleure illustration (j’y reviendrai…).
On remarquera à ce propos que l’on parle de « cause palestinienne », mais jamais de « cause » sioniste ou de « cause » juive. La raison en est simple : le pro-palestinisme occidental est intrinsèquement idéologique et ne se soucie que très peu des causes réelles de la souffrance du peuple palestinien, auquel s’assimila d’emblée l’O.L.P. (groupuscule armé jamais élu par personne, que Sadate disait formé « de nains et de tueurs à gages »1) comme unique représentant (lors de la conférence arabe d'Alger de novembre 1973), pour le malheur de tous les Palestiniens cinquante ans plus tard.
Bernard Lewis dans Le retour de l’Islam, chapitre « Les Palestiniens et l’OLP » :
« Dans quelle mesure tel ou tel de ces trois groupes <l’OLP et toutes ses factions ; la monarchie jordanienne ; les dirigeants locaux dans les zones occupées qui « à toutes les époques, a joui d’une autorité considérable sur les habitants <je souligne> et a fourni une direction effective sous les contrôles israélien, jordanien, britannique et même ottoman. »2> jouit du soutien efficace des habitants de la Palestine, c’est difficile à dire. Les témoignages donnent à penser que la fluctuation est considérable, et que les attitudes changent selon le jeu du pouvoir politique. »3
L’État d’Israël a bien des défauts, mais le despotisme à la manière de ses voisins lui est profondément étranger – y compris aujourd’hui en 2023 où les antisionistes jubilent à l’idée d’un basculement inespéré (pour eux) de la démocratie israélienne dans le fascisme raciste et suprémaciste le plus abject ! Eh bien il leur faudra patienter encore un peu avant de se vanter d’avoir toujours eu raison… L’une des grandes qualités du peuple israélien, héritée des mille courants contraires du sionisme historique, c’est qu’il se considère comme une seule et même famille aux dissensions permanentes. « Deux Juifs, trois opinions », dit un fameux witz avec lequel il est conseillé de ne pas être d’accord. Ces dissensions perpétuelles qui, dans le monde arabe traditionnellement et aujourd’hui encore parmi les Palestiniens, ont toujours éclos en massacrantes guerres claniques, donnent au contraire en Israël à ce qu’on appelle « l’opinion publique » une paradoxale puissance d’influence à peu près unique au monde. C’est cette influence qui, à partir de la dramatique guerre de Kippour, a fait plier bien des gouvernements – Begin par exemple, qui en 1977 n’avait nulle envie de pactiser avec Sadate (qu’il appelait en privé et en russe le Chudak, le « dingue »4), se vit forcer la main par l’extraordinaire succès du mouvement « La paix maintenant », ce que Benny Morris qualifie de « lame de fond populaire »5. C’est encore cette même opinion publique israélienne qui a influencé la décision gouvernementale d’arrêter l’inefficace répression féroce de la première intifada par l’armée israélienne, comme le rapporte Benny Morris :
« Le conflit entre sionistes et Palestiniens, qui fut à l'origine et reste au cœur du conflit israélo-arabe, a toujours été caractérisé par une symétrie de perception, très fruste et désensibilisante. Cette symétrie s'éroda quelque peu pendant l'Intifada à la fin des années quatre-vingt, car l'opinion publique israélienne en vint, principalement par le truchement de la télévision, à comprendre les souffrances du peuple palestinien. Il est possible que les attentats-suicides perpétrés en Israël au milieu des années quatre-vingt-dix aient provoqué un effet presque similaire, mais inverse, chez certains Palestiniens. (Toutefois, il me reste encore à trouver une étude exhaustive et empathique réalisée par des Palestiniens sur l'Holocauste ou sur les deux mille ans de persécutions chrétiennes et, dans une moindre mesure musulmanes, subies par les Juifs, et de l'impact ainsi produit sur le sionisme et l'attitude israélienne.)»6
Vidéo de la manifestation
Témoignent de cette vivacité de l’opinion publique aujourd’hui les récentes manifestations (14 janvier 2023) à Tel Aviv contre le projet de loi de réforme de la Cour Suprême israélienne7 – aucune institution comparable dans toute l’Europe en dignité et probité héritées du Beith Din talmudique (la « maison du jugement »), soit les tribunaux rabbiniques aux usages codifiés dans le Talmud –, qui ont réuni pacifiquement près de 100 000 personnes dans la rue. À l’échelle de la démographie israélienne, 100 000 manifestants à Tel Aviv valent un million de personnes à Paris.
Certes, on a bien vu récemment une telle foule à Paris, sur les Champs-Élysées : c’était lors du réveillon pour fêter, smartphones en main, le passage à la nouvelle année 2023…
Pour commencer, donc, ce qu’il ne faut pas confondre c’est, d’une part, le drame historique des Arabes de Cisjordanie, de Gaza, et des milliers de Palestiniens croupissant toujours aujourd’hui dans des camps de réfugiés au Liban, en Jordanie, en Cisjordanie ou en Syrie ; et d’autre part la causalité de la propagande antisioniste qui attribue cette misère au seul sionisme et à la seule création de l’État d’Israël en 1948.
Cette causalité-là est tout simplement un mensonge. Elle méconnaît ou dissimule non seulement la réalité de ce qu’était la société arabe de Palestine au XIXème siècle avant l’arrivée des premiers sionistes (on l’a vu lors de la dernière séance), mais surtout ce que fut le sionisme en soi, dans sa complexité intellectuelle et sa variété humaine – qui étaient les femmes et les hommes qui composèrent les premières vagues d’immigration, des années 1880 jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, que pensaient et désiraient-ils ? – sans parler de ce qui rattache aussi en profondeur le sionisme au judaïsme, à sa noble spiritualité, à sa conception mystique d’un peuple unifié en dépit de toutes ses différences (de la Russie à l’Éthiopie en passant par le Yemen et l’Allemagne) sous la protection spirituelle du Dieu-Un, ce judaïsme de la bienfaisance solidaire (qui existe aussi en partie dans l’Islam et le Christianisme, mais que les persécutions antisémites ont essentialisé en 2000 ans d’exil), une solidarité pour ses frères de malheur dont le sionisme, malgré tant de dissensions internes au mouvement, s’est toujours revendiqué (on l’a également vu au cours des séances précédentes).
Que le malheur des Palestiniens en exil, ou même de ceux qui vivent aujourd’hui une existence dégradée, soit en Cisjordanie, sous domination militaire israélienne (zones en vert clair sur la carte ci-dessous) ou sous la responsabilité de la très corrompue et despotique Autorité Palestinienne (onze « gouvernorats » représentés en vert foncé sur la carte), soit à Gaza sous la férule despotique du très belliqueux Hamas…, que ce malheur soit indissociable du conflit arabo-sioniste, c’est une évidence. Mais que ce conflit, toujours pas réglé en 2023, soit intégralement et intrinsèquement de la seule responsabilité des sionistes hier et des Israéliens aujourd’hui, voilà sur quoi, au fond se séparent les antisionistes et non pas tant les sionistes que les historiens les plus probes.
J’appelle historien probe celui dont Anatole France, cité par l’admirable Bernard Lewis dans son introduction à son volume Islam8, affirmait qu’il « enrichit son sujet d’une nouvelle incertitude ». Voici ce qu’écrit Bernard Lewis de la probité en histoire :
« Si vous disposez de sources fiables et que l'interprétation que vous en proposez est juste, alors dites-le, citez vos sources et exposez vos arguments. Parfois les faits occupent une place plus importante que le raisonnement, parfois c'est l'inverse – là n'est pas le problème. En revanche, si vous pensez que vos sources et vos arguments ne suffisent pas à établir votre interprétation, ne cherchez pas à l'imposer subrepticement, en ayant recours à un vocabulaire soigneusement choisi, à des termes chargés de passion ou volontairement ambigus. Il y a beaucoup d'incertitudes dans les études historiques, et il n'est pas rare qu'une avancée dans la recherche consiste justement à faire naître le doute là où régnait la certitude. Dans une phrase restée célèbre, Anatole France a dit un jour: ‘‘C'est un grand historien. Il a enrichi son sujet d'une nouvelle incertitude.’’ L'incertitude peut avoir le mérite de susciter de nouvelles recherches, de nouvelles réflexions. En revanche, il faut se méfier de l'incertitude qui se présente sous le masque de la certitude.»
En ce sens, les « nouveaux historiens » israéliens, et d’une manière générale tous les historiens sérieux en Israël correspondent indéniablement à cette conception usuelle de la probité historiographique, raison pour laquelle en Israël les débats et les polémiques concernant l’histoire du sionisme et de l’État d’Israël sont si nombreux, si complexes, si animés et virulents9 – en un mot si typiquement juifs.
Ce n’est évidemment pas un hasard si les meilleurs historiens israéliens ne sont quasiment pas traduits en France :
Efraïm Karsh10, chef du Département des études méditerranéennes au King's College de Londres : quasiment aucun ouvrage en français (hormis La guerre d’Oslo publié par une petite maison d’édition).
Yoav Gelber, professeur à l’Université de Haïfa, un seul ouvrage à ma connaissance publié en français par la maison d’édition Les Provinciales, Palestine 1948, où il revient sur la polémique avec Ilan Pappé (historien israélien ouvertement antisioniste et logiquement très traduit en français) concernant les accusations de massacres et de viols des habitants du village de Tantura par une troupe de soldats israéliens.
Or aucun – ou quasiment aucun – historien probe n’existe aujourd’hui nulle part dans le monde arabe, ni surtout parmi les antisionistes militants. C’est au point que les idéologues antisionistes, lorsqu’ils tentent malaisément de ne pas sombrer dans la propagande la plus caricaturale, se complaisent à citer à foison certains historiens ou médias israéliens parmi les plus acerbes, tel le journal Haaretz, les controversés Shlomo Sand et Ilan Pappé, ou des organisations israéliennes de défense des droits des Palestiniens comme Bets’elem (nom magnifique en référence à une expression de la Torah) ou Breaking the silence11, qui documentent les actions et les exactions commises par les soldats israéliens en Cisjordanie, et qui sont aussi, pour cela même, l’honneur d’Israël…
Le problème, donc, n’est pas qu’il y ait un camp du Mal, de l’Iniquité, de la Propagande, et un camp du Bien, de l’Équité et de la Véracité – conception grotesque que l’historien probe ne saurait endosser. Le problème tient à ce qu’il y a un camp où l’on tâche de se connaître, où l’on s’étudie, où l’on se questionne, et même où l’on s’accuse – en témoigne le documentaire Tantura qui vient de sortir:
« Tantura », raconte son réalisateur Alon Schwarz12, « a fait l’ouverture du festival américain du film de Sundance, avant d’être projeté en Israël dans le cadre de DocAviv, qui est un festival de cinéma très réputé. Le grand public a pu ensuite le voir dans les salles de cinéma et à la télévision. La diffusion commerciale n’a pas été sans polémiques ni controverses, ce qui nous a tenus en haleine pendant sept mois, avec en moyenne un article chaque semaine dans la presse. Ceci a alimenté le débat autour des violences qui ont accompagné la naissance de l’État d’Israël. ») ; et en face un camp majoritairement incapable de se remettre en question, proprement vitrifié dans l’image d’Épinal orientaliste (au sens péjoratif du terme) et le ramassis de clichés mensongers qu’il entend fournir de lui-même depuis l’origine, une image de surcroît calquée en miroir (« Shoah » / « Nakba ») sur celle de cet adversaire – le Yahoud – qu’il abhorre souvent sur le mode le plus abject du bon vieil antisémitisme européen et musulman.
Pendant ce temps, les vrais Palestiniens continuent de souffrir, et contrairement à leurs porte-paroles, ils savent parfaitement à cause de qui :
« Murmuré depuis Gaza », Basma, pharmacienne de Gaza :
(À suivre)
Cité par Benny Morris, in Victimes, op. cit. p.499
Op. cit., Quarto p.990
Ibid. p.991
Benny Morris, op. cit. p.489
Op. cit. p.501
Op. cit. p.734
Édition Quarto, p.43
Cf. l’étude intitulée « La guerre des historiens israéliens » de Avi Shlaim, parue en 2004 dans la revue Annales. Histoire, Sciences sociales https://www.cairn.info/revue-annales-2004-1-page-161.htm