On le sait, la Terre d’Israël, « Eretz Israël » en hébreu, était pour les Juifs l’objet d’une promesse divine. Il y a une blague fameuse qui court en Israël – reprise à leur compte par tous les antisionistes qui seraient bien en peine d’amuser leur public s’ils n’avaient à leur disposition l’arsenal de l’auto-critique judéo-juive –, tiré du titre d’un ouvrage de l’essayiste Amnon Raz-Krakotzkin : « Dieu n’existe pas, mais il nous a promis cette terre »…
Ce n’est pas qu’une boutade.
La question pour les sionistes, majoritairement non croyants, ou du moins non pratiquants (comme les Israéliens aujourd’hui), était celle de leur lien à un Texte, et même à un mot ! bien davantage qu’à un Dieu ou un lieu.
Le terme « terre », eretz, vient du mot ara’ (avec un ‘ayin en finale au lieu d’un tsadi, substitution fréquente entre l’hébreu et l’araméen), qui désigne un lieu bas, un sol, un endroit littéralement inférieur à ce qui est plus haut placé, d’où le mot ‘aryit qui désigne en Daniel 6, 25 le lieu le plus bas, le « fond d’une fosse » (bottom of a den précise le Gesenius) ; ainsi traduit-on le mot ara’ dans le verset de Daniel 2, 39 : « Après toi surgira un autre royaume, inférieur ar’a au tien minakh »
תְּק֛וּם מַלְכ֥וּ אָחֳרִ֖י אֲרַ֣עא מִנָּ֑ךְ
Outre toutes les acceptions liées au sol, au pays, à la terre entière (opposée au ciel), le mot eretz désigne encore les habitants d’une région, « tout particulièrement les pervers », specially of the wicked précise le Gesenius, qui cite à l’appui de cette idée le livre d’Isaïe 11,4 : « Il frappera la terre au rameau de sa bouche. »
Il n’y a donc, on le voit, aucune sacralisation ni de l’idée ni même du mot « terre » dans la pensée juive. C’est si vrai que l’expression rabbinique am-aaretz, littéralement « peuple de la terre », désigne un homme inculte en Torah, « les gens de la campagne, donc les personnes illettrées, grossières, non raffinées ». Cette expression péjorative s’applique en général à un individu davantage qu’à une collectivité.
Évoquant les conquêtes exterminatrices de Josué dans la Bible, Shlomo Sand pose, dans Comment la Terre d’Israël fut inventée1, d’importantes questions :
« 1°) Pourquoi les auteurs des textes anciens ont-ils obstinément insisté sur le fait que la révélation divine est survenue, précisément, en des lieux situés en dehors de la terre promise ? 2°) Comment expliquer qu’aucun des héros de l’épopée ne soit d’origine autochtone ? 3°) Quelle est la finalité de la fomentation d’une haine si brûlante envers les indigènes, et pourquoi avoir livré le récit éprouvant, et que tout le monde s’accorde à trouver étrange, de l’extermination de masse ? »
Quant au mot qui désigne la promission dans la Bible, c’est le verbe shava’, « jurer », qui la signifie, terme employé par Dieu au niphal (état réfléchi : nich’bati « je me suis engagé par serment » auprès d’Abraham…) en Exode 33, 1 pour qualifier la « terre », haaretz, promise aux descendants d’Abraham, d’Isaac et de Jacob :
« L’Éternel dit à Moïse : Va, pars d’ici, toi et le peuple que tu as fait sortir du pays d’Égypte ; monte vers le pays que j’ai juré de donner à Abraham, à Isaac et à Jacob, <הָאָ֗רֶץ אֲשֶׁ֣ר נִ֠שְׁבַּעְתִּי לְאַבְרָהָ֨ם לְיִצְחָ֤ק וּֽלְיַעֲקֹב֙ >
en disant : Je le donnerai à ta postérité. »
Le verbe shava’ est de même racine que le chiffre sacré « sept », qui servait à garantir les pactes et les sacrifices. Ainsi, en Genèse 21, lorsqu’Abraham « tranche » un pacte avec Abimélec, Abraham dispose à part, pour les lui offrir, de sept jeunes brebis, en témoignage du puits qu’il a creusé mais dont s’étaient emparés de force les serviteurs d’Abimélec. Le nom du lieu, « Beer-Sheva » (« puits des sept », ou « puits du jurement » selon la traduction de Chouraqui ; on traduit plus usuellement par « puits du serment »), témoigne de cette passation d’un lieu vital (le puits en plein désert) qui est aussi, ce serment, une pacification et la résolution d’une spoliation. Prévue pour la partie arabe par le plan de partage de 1947, annexé par les Israéliens lors de la guerre d’indépendance, Beer-Sheva, située au cœur du désert du Néguev, est aujourd’hui une
grande ville en Israël, où les relations judéo-arabes furent apparemment non conflictuelles (c’est Wikipédia qui le dit :
« Les relations entre Juifs et Arabes israéliens y étaient particulièrement bonnes, notamment avec les nombreux Bédouins habitant la région et travaillant à Beer-Sheva. Cependant, la situation s’est dégradée à la suite des attentats suicides du 31 août 2004, au cours desquels 16 personnes ont été tuées dans deux bus. »2).
Vidéo sur les bédouins de Beer-Sheva de 1955 (Spielberg Jewish Film Archive)
Jusqu’à 8’42 « qui n’a pas changé depuis des siècles ».
Ce que ne permet pas de comprendre ce charmant petit reportage de propagande, c’est que l’Israël biblique et symbolique n’est pas strictement l’Israël géographique ni géopolitique – ce qui devrait en théorie faciliter les pactes, les accords et les alliances avec les Arabes.
Il suffit de savoir que la formule géographiquement imprécise « de Dan jusqu’à Beer-Sheva » désigne dans la Bible l’ensemble du peuple d’Israël, selon le second Livre de Samuel, en 17, 11 :
« Voici donc ce que je conseille : que tout Israël se rassemble auprès de toi, depuis Dan jusqu’à Beer-Shéba.
כָל־יִשְׂרָאֵל֙ מִדָּן֙ וְעַד־בְּאֵ֣ר שֶׁ֔בַע
C’est une foule pareille au sable qui est au bord de la mer. Tu marcheras en personne au combat. »
De quel combat s’agit-il ? De celui œdipien avant la lettre d’Absalom contre son père David, un combat visant l’extermination : « Nous le rattraperons où qu’il se trouve et nous tomberons sur lui comme la rosée tombe sur le sol. Il n’y aura pas un seul survivant, ni lui ni aucun des hommes qui sont avec lui. » Or ce conseil donné à Absalom pour vaincre son père est celui du « mauvais » conseiller H’ouchaï, secrètement favorable à David, et qui causera la perte du fils de David. Le « bon » conseiller, Ah’itophel – dont le texte dit :
« Les conseils donnés en ce temps-là par Achitophel avaient autant d’autorité que si l’on eût consulté Dieu lui-même. Il en était ainsi de tous les conseils d’Achitophel, soit pour David, soit pour Absalom. » –, préconisait, lui, d’envoyer pour traquer et tuer David seulement 12 000 hommes (et non « tout Israël de Dan à Beer-Sheva »). Or Dieu, dit le texte, « avait résolu d’anéantir le bon conseil d’Achitophel, afin d’amener le malheur sur Absalom »3.
Quelque chose d’important et complexe se joue ici, qui mériterait d’être analysé en détails, entre l’idée du « Tout Israël » et celle du désir d’extermination d’un roi fondateur lors d’une guerre civile fomentée par un fils entré en rivalité avec son père. Mais surtout c’est l’idée que le peuple qui se conçoit comme « tout » et revendique au nom de cette totalité l’annihilation de ce qui le fonde, cette idée est promise au malheur et à la mort hors-sol du fils (trucidé alors qu’il est suspendu à un arbre par sa chevelure, « donné entre les cieux et la terre » dit le texte)
וַיֻּתַּן֙ בֵּ֤ין הַשָּׁמַ֨יִם֙ וּבֵ֣ין הָאָ֔רֶץ
qui ne mérite pas l’amour de son père : relisez les chapitres 16 à 18 de II Samuel pour entendre ces allusions à un conflit célèbre : Absalom, qui est sans enfants – il est entravé dans sa posture de pur fils – déshonore son père en couchant à Jérusalem avec ses concubines, tandis que David, en bon père, pleure abondamment et presque impudiquement la perte de son traître fils indigne.
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