Séance (vidéo ou audio) complète (avec les commentaires improvisés) :
J’ai évoqué la dernière fois la notion cruciale de la « crainte » de Dieu dans le judaïsme, signifiée par le mot yira.
La première des prières matinales énonce :
« Le commencement (rechit) de la sagesse (h’okhmah) est la crainte (yirat) de Dieu. » Le verset est tiré du début des Proverbes de Salomon : « La crainte de l’Éternel est le commencement (réchit) du savoir (da’at), la sagesse (h’okhmah) et l’instruction (moussar), les fous les méprisent. »
Nous avons examiné la question de la sagesse la dernière fois, je vais commencer aujourd’hui par expliquer ce qu’on entend par cette notion de « crainte », que je préfère pour ma part appeler « déférence », car elle se rapporte à une conception nobiliaire de la sagesse, au sens où le monde d’en haut (à la fois le monde divin, la vie divine et la Création) est un royaume pensif dans lequel se reflète le monde d’en bas, et avec lequel il interagit pour le Bien comme pour le Mal.
En français, le mot « déférence » et le verbe « déférer » (XIVème s.) se rattachent au mot « offrir », qui lui-même vient de la racine indo-européenne *bher qui signifie « porter », qu’on retrouve dans pherein grec (« amphore ») et le ferre latin (signifer « porte-étendard »). Deferre en latin, précise Jacqueline Picoche, c’est « porter d’un lieu élevé dans un lieu plus bas » et c’est exactement ce à quoi se rapporte la déférence dans la pensée juive, qui ne se conçoit que dans la relation de réciprocité entre l’En-Haut et l’En-bas (rappelez-vous ce qu’on a dit sur la mamelle mystique et la tétée symbolique), une élévation suscitée depuis le bas et qui consiste à s’offrir et à s’ouvrir à la hauteur, au sens aussi où on dit, en français, « être à la hauteur ».
Yirat Hachem, la déférence envers Dieu consiste pour les Juifs à être à la hauteur de leur Dieu, ce qui n’est pas de tout repos.
Cette notion est tellement centrale dans le judaïsme, qu’il faut ici faire une digression pour en expliquer la signification et la portée – qui a trait aussi à la pensée questionnante.
L’univers traditionnel juif est un royaume spirituel organisé non pas en référence aux royaumes humains, y compris aux antiques royaumes d’Israël ou de Juda, mais en référence à l’immatériel royaume divin, et cela selon les règles les plus strictes de la noblesse de cœur, d’âme et d’esprit.
Le mot noblesse n’est pas ici une métaphore. Ainsi l’étiquette y est-elle d’autant plus primordiale que l’on ne fait aucune confiance à l’homme en soi, l’homme au naturel dont la fange mentale et spirituelle est sans borne.
Par exemple, dans les dynasties hassidiques, on ne s’éloigne d’un Rav qu’à reculons afin de ne jamais lui tourner le dos, y compris lors d’une visite sur sa tombe. Vous avez un aperçu de cette ancienne coutume sur les vidéos des années 80 à New York montrant des visiteurs reçus par le Rebbe Menah’em Mendel Schneersohn (dernier chef du mouvement de Loubavitch (nom de la ville Lioubavitchi en Russie), dynastie fondée au 18ème siècle par le Rabbin Schneour Zalman de Liadi, en Biélorussie. Cette souveraine noblesse du Rebbe, qui confine à la sainteté, est toujours d’abord celle de la pensée, ce que confirme l’acronyme H’abad qui désigne les Loubavitch, formé des mots H’okhma (« Sagesse »), Binah (« Compréhension») et Da’at (« Savoir »).
Passionné par le hassidisme qu’il découvrit tardivement grâce à son ami Jiri Langer, Kafka a parfaitement su voir cette invisible noblesse de la vie juive, et cela lui a semblé spontanément juste. Dans une lettre à Max Brod de la mi-juillet 19161, il décrit ainsi avec complicité et sympathie une promenade à Marienbad du Rabbi de Belz, qui y était comme lui en cure thermale :
« Le rabbi arrive. Personne n’a le droit de le précéder, l’espace doit toujours être libre devant lui ; il n’est pas toujours commode d’observer cette règle, vu qu’il se retourne souvent à l’improviste et qu’au milieu de cette presse, il n’est pas facile de s’effacer rapidement (il paraît que c’est bien pis dans sa chambre, là la foule est si dense qu’elle met le rabbi lui-même en danger. Récemment il se serait écrié : ‘‘Vous, des hassidim ? Vous êtes des assassins !’’). Cette coutume rend tout très solennel, le rabbi porte littéralement la responsabilité des pas de tous (sans toutefois diriger la marche, puisque, à sa droite et à sa gauche, il y a des gens). Et pour laisser le champ libre à son regard, le groupe se réorganise constamment.
Il ressemble au sultan que j’ai souvent vu dans mon enfance dans un Münchhausen de Doré. Mais ce n’est pas un sultan de mascarade, il est vraiment le sultan. Et non seulement le sultan, mais le père, le maître d’école, le professeur de lycée, etc. La vue de son dos ; de sa main posée sur sa hanche ; de la façon dont ce dos large se retourne – tout cela inspire confiance. Cette confiance heureuse et sereine que je puis bien pressentir, elle est aussi dans les yeux du groupe tout entier. /…/
Il examine tout, et spécialement les bâtiments ; des détails absolument perdus l’intéressent, il pose des questions, attire lui-même l’attention sur certaines choses, la caractéristique de sa manière d’être est l’admiration et la curiosité. Dans l’ensemble, ce sont là les questions et les propos insignifiants de souverains en voyage, peut-être un peu plus enfantins et plus gais ; quoi qu’il en soit, ils font tomber sans contredit possible la pensée de toute la suite au même niveau. Langer cherche ou pressent dans tout cela un sens plus profond, je pense que le sens plus profond est justement que ce sens fait défaut, et c’est à mon avis bien suffisant. C’est absolument le droit divin, sans le ridicule qui l’entacherait nécessairement avec une infrastructure insuffisante. »
On peut se faire une idée de cette extrême déférence des hassidim pour leur maître avec cette vidéo du Rabbi de la dynastie de Gour, le Guerer Rebbe Israël Alter (1894-1977), prise dans les années 70 :
Le Talmud2 énonce le principe aristocratique qui prévaut dans la société juive :
« Rabbi Ytsh’aq a dit : Jérusalem n’a été détruite que parce qu’on plaçait grand et petit au même niveau », selon le verset d’Isaïe 24, 2 : ‘‘Et il en est du sacrificateur comme du peuple, Du maître comme du serviteur, De la maîtresse comme de la servante, Du vendeur comme de l’acheteur, Du prêteur comme de l’emprunteur, Du créancier comme du débiteur.’’ Et juste après : en Isaïe 24, 3 : ‘‘Le pays est dévasté, livré au pillage ; Car l’Éternel l’a décrété.’’ »
« L'âme aristocratique a le respect de soi », écrit Nietzsche dans Par delà bien et mal. Il a sans doute, dans L’Antéchrist, le mieux décrit les principes spirituels et intellectuels d’une société traditionnellement aristocratique. C’est à propos des lois de Manou, ce code sanskrit du 2ème siècle qui détaille l’ordonnancement (dharma) à la fois cosmique, naturel et social de l’univers hindou, et les devoirs de chaque caste dans une société qui s’y réfère, depuis le brahmane jusqu’au chandala, et au paria dont le statut d’intouchable consiste en son extériorité au système des castes. À ce propos, il est bon de signaler la très subtile démonstration par Hyam Maccoby de l’erreur fondamentale de Max Weber qui, influencé par l’anti-judéo-christianisme de Nietzsche et sa théorie du ressentiment, associe le peuple juif au statut de paria en Inde.
Hyam Maccoby rappelle que les Juifs, contrairement aux Intouchables en Inde, ne partagent pas l’image que se font d’eux les non-Juifs. « Ce statut de paria fut imposé aux Juifs, jamais ils ne l’acceptèrent », explique Maccoby, qui rappelle que les Juifs participent tous (c’est la différence essentielle avec le système des castes en Inde) d’un « royaume de prêtres » (parmi lequel ceux descendants de « prêtres », qu’ils s’appellent ou non cohen, ont un statut honorifique privilégié), selon l’expression d’Exode 19, 6 : «Vous serez pour moi un royaume de prêtres et une nation sainte… »
« Dire qu’un tel groupe », continue Maccoby, « se serait constitué comme une communauté paria du fait de ses règles particulières, c’est faire un contresens total sur les intentions d’origine. La caste des parias dans l’hindouisme accepte son statut d’infériorité, elle accepte d’exécuter des tâches humiliantes qui la privent de pureté et elle espère que par l’obéissance aux règles qui lui sont imposées les individus qui la composent renaîtront dans une caste supérieure. Les Juifs, quant à eux, se considèrent comme des brahmanes, non comme des parias. Leur code de pureté est celui qui correspond à la plus haute, non à la plus basse, des castes. Ils ne considèrent pas que l’oppression et l’humiliation qu’ils peuvent subir soient appropriées à leur statut. Ils ont beau patiemment supporter leurs malheurs, ils ne les voient que comme de simples revers passagers ; et toutes les fois où l’oppression s’adoucit, ils parviennent à se hisser à de hautes positions culturelles. Et surtout, ils ne conçoivent pas leur statut final comme des individus qui échapperaient à leur caste, mais plutôt comme la justification et la restauration de la caste en tant qu’ensemble à sa véritable position dans la société. La définition que Weber donne des parias ne permet pas de faire la moindre distinction entre la caste d’un paria et celle d’un brahmane traversant une période difficile.
Il est pourtant incontestable que les Juifs ont fonctionné comme une caste de parias au sein de la société chrétienne. C’est dans cette mesure que nous pouvons reprendre la terminologie de Weber. Mais ce statut de paria fut imposé aux Juifs, jamais ils ne l’acceptèrent comme image d’eux-mêmes. C’est le christianisme, et non le judaïsme qui en est la cause. »3
C’est là que la belle description par Nietzsche4 de l’esprit des lois de Manou – sa « finalité » écrit-il –, au paragraphe 57 de L’Antéchrist, sert à la compréhension du « royaume de prêtres » juif, c’est-à-dire de la très singulière aristocratie mystique, spirituelle et intellectuelle – ni militaire, ni économique, ni honorifique (du moins parmi les non-juifs) – selon laquelle s’est organisée la vie des communautés juives pendant des siècles. Nietzsche ne l’envisageait pas ainsi, bien entendu, et il est plein de mépris pour ce qu’il nomme, quelques paragraphes auparavant la « nauséabonde ‘‘judéine’’ faite de rabbinisme et de superstition » de la Bible.
Il n’empêche que ces lignes de Nietzsche sont un moyen de comprendre l’assertion de Maccoby sur l’équivalence symbolique entre les Juifs (dans leur propre imaginaire) et les Brahmanes, et d’autre part pour constater aussi quelques différences profondes avec le système des castes en Inde, non pas seulement à cause du rôle de parias historiques endossé par les Juifs dans le monde non-juif, mais par l’importance centrale, rituelle, donnée chez les Juifs à l’étude et à la pensée questionnante auxquelles tous sont introduits et initiés dès le plus jeune âge, sans considération de différences sociologiques, comme je l’ai expliqué dans la 9ème séance où j’évoquais les raisons profondes de la « génialité juive » :
« Un code tel que celui de Manou naît comme tout bon code : il résume l’expérience, la sagesse et la morale empirique de nombreux siècles, il achève et conclut, il ne crée plus rien. Une telle codification suppose que l’on comprenne à quel point les moyens qui donnent l’autorité à une vérité acquise patiemment et à grands frais sont fondamentalement différents de ceux par lesquels on pourrait la démontrer. »
« À un moment donné de l’évolution d’un peuple, sa couche la plus avertie, celle qui voit le plus loin dans le passé comme dans l’avenir, décrète close la somme de l’expérience en fonction de laquelle on doit, c’est-à-dire on peut vivre. Son but est de rapporter, de l’époque des expérimentations et des mauvaises expériences, la moisson la plus riche et la plus complète possible. »
« L’autorité de la loi est donc fondée sur les thèses suivantes : Dieu l’a donnée, les ancêtres l’ont vécue. La rationalité supérieure d’une telle manière de procéder réside dans le dessein de refouler pas à pas, de la vie reconnue pour juste (c’est-à-dire prouvée par une expérience immense et soigneusement triée), tout caractère conscient : de sorte que l’automatisme parfait de l’instinct soit atteint– condition de toute maîtrise, de toute perfection dans l’art de vivre. Établir un code de lois du genre de celui de Manou c’est permettre désormais à un peuple de devenir maître, de devenir parfait, – ambitionner le plus haut art de vivre. »
« La caste supérieure – que j’appellerai ‘‘le petit nombre’’ –, en tant qu’elle est parfaite, possède les privilèges accordés au petit nombre : entre autres, celui de figurer le bonheur, la beauté, la bonté sur terre. Seuls les hommes les plus doués d’esprit ont droit à la beauté, au beau en général : il n’y a que chez eux que la bonté ne soit pas faiblesse. »
« Les hommes supérieurs par l'esprit, qui sont les plus forts, trouvent leur bonheur là où d'autres trouveraient leur perte: dans le labyrinthe, dans la dureté envers soi-même et les autres, dans l'épreuve; leur plaisir est de se dominer; l'ascétisme devient chez eux nature, besoin, instinct. La tâche la plus malaisée est à leurs yeux un privilège, se jouer de fardeaux qui écraseraient les autres, un délassement... La connaissance – une des formes de l'ascétisme. Ils sont l'espèce la plus digne de respect : cela n'exclut pas qu'ils soient la plus gaie aussi, la plus aimable. »
Cette étiquette est conforme à une conception mystique de la souveraineté désignée non par le mot « roi », mélekh (tels les rois David et Salomon), mais par le mot Tsaddiq, « Juste», autant dire dissociée de toute autorité politique et militaire (contrairement à un pape ou à un sultan), et invisible aux yeux du monde (les Juifs étant collectivement déconsidérés à cause de l’antisémitisme, et les Juifs religieux étant méprisés par les Juifs assimilés).
De cette souveraineté invisible, substantiellement symbolique – qui est d’abord celle de la pensée (à la différence d’un pape, d’un roi ou d’un sultan, on n’imagine pas un rabbi qui ne soit un grand sage, c’est-à-dire un génial érudit de la pensée juive) –, la maxime pourrait être : « noblesse oblige ».
Deux comportements en sont induits, qui concernent les deux aspects du « qu’en dira-t-on », actif et passif, incriminant et incriminé.
D’une part, il y a un interdit extrêmement sévère à l’égard du lachon ara’, la « mauvaise langue » (dont le parangon est la parole du Serpent à Ève, cause de la chute de l’homme), ce qui inclut la médisance, le commérage, le rapport, la dénonciation, le dénigrement, l’allusion, la moquerie, l’indiscrétion, etc. Ce péché est puni de mort par décret céleste : « Parler d'une tierce personne tue trois personnes: celui qui parle, celui qui écoute et celui dont on parle », est-il énoncé dans le petit traité ‘Arakhin (« valeurs », discutant des lois de la consécration d’un bien – animal, produit ou argent au Temple), où un long passage discute des caractéristiques de la « mauvaise langue », partant de la constatation que « celui qui parle est puni plus rigoureusement que celui qui agit ».
Ainsi le traité ‘Arakhin est-il cité dans le Choulkhan Aroukh à propos de la médisance :
« Il y a un péché beaucoup plus grave encore que le précédent (le péché d’indiscrétion) et qui est compris dans la même interdiction, c’est la médisance. C’est ce que fait celui qui parle en défaveur d’un autre, bien qu’il dise la vérité. Mais celui qui dit un mensonge est appelé calomniateur, alors que le médisant est celui qui s’assoit et dit: ‘‘Untel a fait ceci et cela. - Et ses aïeux étaient ceci et cela. - J’ai entendu ceci et cela son sujet.’’, et rapporte des paroles humiliantes. C’est pour lui que le verset dit ‘‘Que l’Éternel anéantisse toute lèvre flatteuse, toute langue vantarde.’’ (Psaumes 12,4). Celui qui accueille la médisance est encore pire que celui qui la dit. La condamnation de nos ancêtres dans le désert a été scellée uniquement à cause de la médisance .
Jusqu’où va l’interdiction de médisance? - Si l’un demande à l’autre: ‘‘Où trouverais-je du feu?’’ et que l’autre lui réponde: ‘‘Où se trouve du feu sinon dans la maison d’Untel qui a beaucoup de viande et de poisson et où l’on fait toujours la cuisine!’’»
Cette rigueur à l’égard des péchés de la langue – qui en quelque sorte dénaturent la sainteté de la parole –, est implacable. Le Choulkhan Aroukh explique ainsi ce qu’est la «poussière de médisance» < אָבָק avaq lechon hara’> :
« Si l’on dit: ‘‘Ne parlez pas d’Untel. - Je ne veux pas faire connaître ce qui est arrivé et ce qu’il y a eu etc….’’ De même faire l’éloge de quelqu’un devant ses ennemis est aussi ‘‘poussière de médisance’’», car c’est les inciter à parler en sa défaveur. À ce propos le roi Salomon a dit: ‘‘Si quelqu’un bénit son prochain à haute voix de grand matin, cela est considéré pour lui comme une malédiction.’’ (Proverbes 27,14), car voulant son bien il lui cause un tort. Il en est de même pour celui qui médit sous forme de plaisanterie à la légère, comme s’il ne parlait pas par haine. »
Et d’autre part, l’autre face du « qu’en dira-t-on » consiste en l’obligation de ne pas laisser la moindre prise au soupçon : h’achda ,
du verbe h’ashad qui signifie « murmurer », « suspecter». Dans le traité Moed katan, il est écrit5 :
« Rabbi Reouven fils de Itsterobili a dit : On n'est jamais suspecté de quoi que ce soit (d’avoir commis une faute morale ou religieuse selon Rachi) à moins de l'avoir fait, et si on ne l'a pas fait en totalité, c'est qu'on l'aura fait partiellement, et si on ne l'a pas fait même partiellement, c'est qu'on aura ‘‘pensé dans son cœur’’ qu'on pourrait le faire, et si on n'a pas pensé dans son cœur qu'on pourrait le faire, on en a vu d'autres qui le faisaient et on en a éprouvé un certain plaisir. »
Exemple de précaution à prendre contre le soupçon, en Chabbath 23b, la Guémara intime d’allumer deux chandeliers de Hanoukah au lieu d’un seul, si l’on a deux portes des deux côtés de sa demeure, afin de ne pas laisser soupçonner par les passants de ne pas avoir respecté le commandement d’allumer une lumière visible depuis l’extérieur de sa maison. Le modèle du soupçon à éviter, et dont il s’agit de se justifier lorsqu’on est accusé à tort, vient du petit dialogue entre H’annah et le prophète Élie, en I Samuel 1, 12-17, femme stérile priant silencieusement pour avoir un enfant (ce sera Samuel) devant Élie qui la croit ivre…
Ainsi donc l’éthique juive se conforme aux deux maximes : « Honni soit qui mal y pense », et « Noblesse oblige ». Toute cette millénaire vie juive si calomniée, que l’existence moderne souille et profane en permanence (on imagine ce qu’il en est de la mauvaise langue à l’ère des réseaux sociaux !), est conforme à l’idée selon laquelle les enfants d’Israël, émancipés de l’esclavage depuis la sortie d’Égypte, sont non seulement une aristocratie de sujets mais une dynastie de « fils » d’un Dieu-Roi, selon le verset de Malachie (1, 14) : « Car je suis un grand roi, dit l’Éternel des armées, Et mon nom est redoutable parmi les nations.»
D’où l’expresssion de Rabbi Shimon dans le Talmud : « Tous les enfants d’Israël sont fils de rois.» kol Israël bnei malakhim hem.
Le caractère principalement symbolique de cette noblesse apparaît bien en Chabbath 111a, lors d’une discussion concernant l’interdiction de prendre un remède le chabbat, car le travail d’écraser une plante médicinale y est proscrit. Le qu’en dira-t-on joue à nouveau ici un rôle majeur, car certains remèdes sont permis s’ils ne sont pas flagrants, c’est-à-dire si on les emploie pour une raison non médicinale toute la semaine aux yeux de tous. Par exemple, qui souffre de maux de dents a le droit de tremper son vin dans du vinaigre et de le mâcher pour se soulager, car on peut penser qu’il le fait par gourmandise et non comme remède. Qui souffre de maux de reins a le droit de s’enduire d’huile, ce n’est pas un remède flagrant puisque les gens en bonne santé ont aussi l’habitude de s’enduire d’huile. En revanche il est interdit d’utiliser pour se soulager les reins de l’huile de rose, qui est très chère et serait donc immédiatement perçue comme un remède flagrant. Seuls les princes sont autorisés à s’oindre d’huile de rose pour se soigner le shabbat, ce n’est pas dans leur cas un remède flagrant puisqu’ils ont les moyens d’user de cette huile de rose pour leur agrément toute la semaine. C’est alors que Rabbi Chimon s’oppose à l’avis des autres docteurs et autorise aussi les gens du peuple à utiliser l’huile de rose le shabbat pour se soigner, ce qu’il justifie en énonçant : « Tous les enfants d’Israël sont des princes (littéralement «Tout Israël sont des fils de rois »).
Cette formule n’est pas de simple narcissisme, ni n’émane d’un complexe de supériorité si fréquemment reproché aux Juifs. Il n’y a rien de tel parmi les Docteurs du Talmud qui sont bien plus fins que ça.
Il s’agit d’une conception originale de la noblesse qui soit à la fois le signe de la plus haute distinction (au sens d’être distingué) et la garantie d’une égalité de traitement entre tous ses membres, indépendamment de leur position économique. C’est très exactement une noblesse attachée à la Pensée, une aristocratie de la Spéculation – d’où l’idée que Dieu spécule en contemplant les lettres avant la Création. Noblesse et pensée (étude de la Torah) sont indissociables dans le judaïsme. Le monde divin est d’ailleurs décrit – dans les textes mystique médiévaux dits de la « littérature des Palais » comme une véritable cour royale, aux mystères à peu près aussi impénétrables (autrement que par la plus haute spéculation) que le château du Roi Pêcheur dans le Perceval de Chrétien de Troyes…
À ce propos, on a émis la très sérieuse hypothèse que « Chrétien » de Troyes était le fils d’un Juif converti élève de Rachi, tant les éléments judaïques parsèment ses textes. Ainsi tout le voyage de Perceval (dont le nom est tenu secret pendant tout le début du roman…), et tout l’épisode du cortège du Graal au château du Roi Pêcheur (lui-même comparé par certains critiques, pour sa structure, au Temple de Jérusalem) semble associé au crypto-judaïsme de la mère de Perceval. Enfin, dernier élément puissamment juif dans Perceval, il est châtié (et ce châtiment fait toute la trame du roman) pour ne pas avoir osé questionner au moment opportun, comme il l’explique à la demoiselle lorsqu’elle lui révèle l’histoire du roi pêcheur :
« ‘‘Avez-vous demandé à ces personnes où elles allaient ainsi? - Pas un mot n'est sorti de ma bouche. - Par Dieu, voilà qui est encore plus grave! Quel est votre nom, mon ami?’’ Et lui, qui ne connaissait pas son nom, le devina comme par enchantement et dit qu'il s'appelait Perceval le Gallois, sans être sûr de dire la vérité, mais il dit vrai, sans le savoir. Quand la demoiselle l'entendit, elle s'est dressée contre lui, comme en colère: ‘‘Votre nom est changé, mon ami! - Et comment? - C'est Perceval l'Infortuné! Ah! malheureux Perceval, quelle malchance pour toi que tu n'aies pas posé toutes ces questions, car autrement tu aurais guéri le bon roi infirme, et il aurait recouvré l'usage de tous ses membres et le pouvoir sur ses terres.’’ »
Quant à la structure des Palais (Hekhaloth en hébreu) du monde d’en haut dans la mystique de la Merkava, on y retrouve (comme chez Chrétien de Troyes) à la fois les épreuves symboliques qui en gardent les entrées :
« Les palais <célestes> sont structurés de façon concentrique », explique Mopsik : « on ne peut pénétrer au plus profond (le septième) sans avoir traversé les six autres. Selon les récits de la littérature des Palais, chaque nouveau franchissement est marqué par une série d'épreuves, sous la forme en particulier de rencontres avec des anges qui barrent le passage et qu'il faut subjuguer au moyen de sceaux qui leur sont présentés. Ces sceaux sont constitués de noms divins possédant une vertu protectrice. »
Et d’autre part ce royaume énigmatique est décrit par un kabbaliste du 17ème siècle, Rabbi Naftali Bacharach (peut-être un lointain ancêtre du compositeur américain Burt Bacharach ?), qui cite un texte de la littérature des palais, comme composé de lettres de lumières :
« Là-haut il n'est rien que des lettres de lumière, disposées selon le secret de l'image d'Adam mâle et femelle, "et il les appela du nom d'Adam" (Genèse 5:2), elles sont vraiment disposées selon la forme mâle et femelle et cette figure et image descend dans tous les mondes, même dans le monde des anges, à propos duquel R. Ismaël le grand-prêtre écrit dans les Pirké Hekhalot: "Certains parmi les anges ont la forme d'hommes, certains d'entre eux ont la forme de femmes – mais tous sont des lettres." »
Et quand on parle de « lettres » dans un texte juif, on se doute qu’il s’agit des lettres de la Torah.
(À suivre)
Pléiade II, p.754
Chabbath 119b
Un peuple paria, Anthropologie de l’antisémitisme, p. 62-63
L’Antéchrist, p.78-79, folio
18b