Remercier Alexandre Schild, Jonathan Mangez, Jean-François Yon, François Fédier, Gérard Guest, dont l’intransigeante acribie m’oblige
La séance d’aujourd’hui risque d’être assez longue. Elle ne sera pas pour autant une initiation aux Pensées de Pascal – vous n’avez nullement besoin de moi pour ça –, mais plutôt une réflexion sur la lecture de Pascal par Heidegger, et sur les apparentes approximations auxquelles a été littéralement conduit Heidegger – par sa méconnaissance du français, bien sûr, mais en partie seulement.
Il vaut donc mieux au préalable avoir bien lu tout Pascal, pour commencer de saisir en quoi la lecture de Heidegger est approximative.
Il ne s’agit pas pour autant d’adopter la ridicule outrecuidance de « corriger » Heidegger (lequel n’a jamais prétendu être un grand connaisseur de Pascal). Il s’agit de comprendre comment un sujet ou un auteur mal maîtrisé, d’abord par manque d’érudition (Heidegger n’avait probablement pas passé un temps considérable à lire Pascal, fût-ce en traduction), ensuite pour des raisons « idéologiques » (le conflit qui oppose Heidegger au catholicisme à la même époque au point de lui obstruer la criminalité intrinsèque du nazisme), peut conduire le plus grand des penseurs à commettre des erreurs d’interprétation par approximation et globalisation – exactement comme ce sera le cas concernant la question juive.
L’intérêt pour moi de cette mise en parallèle (Heidegger se trompant à propos de Pascal, Heidegger se trompant à propos des Juifs), motivée et justifiée par l’importance inédite que Pascal lui-même a donné à la « question juive », c’est qu’elle permet de comprendre les raisons profondes (le positionnement de Heidegger vis-à-vis du catholicisme, et pas uniquement les failles de son érudition concernant la langue française et l’œuvre de Pascal) qui, dans les deux cas quoiqu’à des degrés différents, faussent et font trébucher sa pensée, exactement au sens où Heidegger lui-même l’explique concernant la « fausseté » dans les pages du Parménide que nous avons commencé d’étudier il y a plusieurs semaines maintenant.
Commençons par rappeler que Pascal n’est pas un sujet majeur chez Heidegger, ce dont Gérard Guest, dans son étude de 20111, convient d’emblée :
« L’étendue des gisements textuels (ou plutôt des affleurements) de références faites à Pascal, dans les œuvres et dans l’enseignement de Heidegger, frappe avant tout par ce qui en est la minceur et l’exiguïté – la rareté, et peut-être même la parcimonie. »
Si j’y reviens aujourd’hui, c’est parce que, depuis la parution des Cahiers noirs en 2014 (traduits en 2018 en français), on dispose d’un nouveau long paragraphe de quatre pages consacré à Pascal2, qui permet de mieux envisager son positionnement vis-à-vis du génie de Port-Royal, et de comprendre la raison de ses approximations le concernant. Ces quatre pages dédiées à Pascal datent d’environ 1939, et elles ont la même tonalité agressive contre les christianismes que le passage sur le « chaudron de sorcières » que nous avons déjà étudié précédemment.
L’étrange flèche à double direction que dans les Cahiers noirs Heidegger place, avec une ironie non contenue, entre les mots « penseur » et « chrétien » pour qualifier Pascal en dit long sur la fêlure qu’il envisage, lui, à ce moment précis de son cheminement, entre les deux domaines, celui de la pensée et celui de la foi chrétienne.
Ce n’est pas que Heidegger ne considère pas Pascal digne d’être qualifié de « penseur », bien au contraire. Heidegger ne déconsidère pas Pascal, il l’admire même : dans les années vingt il avait sur son bureau, à côté d’un portrait de Dostoïesvki, la célèbre photo de son masque mortuaire.
C’est qu’il lui reproche d’avoir soumis sa grandiose pensée à la foi, de sorte qu’il a sacrifié sa pensée à la récupération par tant de médiocres « adulateurs » enfournés dans le chaudron de sorcières de l’Allemagne contemporaine.
« ‘‘Penser’’ et croire /…/ se trouvent ‘‘prouvés’’ comme se nécessitant mutuellement, comme c’est le cas chez Pascal… »3
Pour Heidegger, Pascal est celui qui sacrifie son génie sur l’autel de la Foi, du Mathème et de la Technique.
« Pascal n’est pas seulement un penseur ‘‘chrétien’’ à la façon dont toute la métaphysique des Temps nouveaux de Descartes à Hegel (et même Nietzsche !) est également déterminé chrétiennement (l’homme comme ‘‘subjectum’’, le monde comme ‘‘cosmos’’, ‘‘Dieu’’ comme fondement et cause première de tout). Pascal est chrétien en tant que croyant dont les capacités et les exigences en matière de foi surpassent largement le niveau moyen des croyants et des pratiquants. Et en tant que ce chrétien qu’il est, il pense la pensée occidentale qui est alors déjà celle des Temps nouveaux, et sous une forme qui ne le cède en rien à celle des plus grands penseurs . Mais cette pensée, il ne la pense que pour la foi <Je souligne.> » 4
Les pages sur Pascal sont, d’une certaine manière, les derniers feux lancés par Heidegger en direction du peuple des penseurs et des poètes, à propos de quoi les Allemands le déçoivent tant dans ces années-là. Dans la querelle qu’il cherche à Pascal, qu’il place dans une rivalité un peu absurde avec Descartes (offusqué par la géniale formule de Pascal : « Descartes, inutile et incertain »), on a l’impression qu’il reproche au fond à Pascal de ne pas être Heidegger.
En amont et en aval de ces pages des Cahiers noirs, on trouve de rares allusions de Heidegger à Pascal :
Dans le Schelling (1936), où il range Pascal parmi ceux qui déploient une « volonté de système » avec « Descartes, Malebranche, Spinoza, Hobbes, Leibniz, Wolff… »5.
En dehors du fait qu’il est très douteux que Pascal déploie une « volonté de système », et que les Pensées sont tout sauf un système bien ordonné, on se demande bien ce qu’il vient faire dans cette liste globalisante.
Chacun sait que les Pensées de Pascal figurent parmi les chefs-d’œuvre les plus « ingérables » de la littérature universelle, pour la raison (pas seulement) qu’elles sont constituées de liasses éparses, sans aucun ordonnancement, et que chaque feuillet est lui-même un délicieux chaos pulsatile hébergé au cœur de son propre vortex !
Si vous allez sur le site du CNRS consacré aux Pensées de Pascal6 – où tous les moyens de la cybernétique, de la statistique et de cette maniaque imposture qu’est la génétique textuelle sont mis en œuvre pour donner une contenance rationnelle à cette merveilleuse effervescence originale – vous vous apercevrez rapidement que, par une subtile ironie du sort – ou plutôt par un sortilège de la joie juive de Pascal – ce site est tellement mal foutu qu’on passe trois heure à trouver ce que l’on cherche quand on sait ce que l’on veut, et que par ailleurs tout y est très manifestement conçu pour égarer le chercheur qui ne serait pas d’avance convaincu de l’idéologie ayant présidé à l’élaboration de cette monstruosité de la raison informatique7.
Pascal avait pourtant prévenu tous les androïdes à venir :
« J’écrirai ici mes pensées sans ordre, et non pas peut-être dans une confusion sans dessein : c’est le véritable ordre, et qui marquera toujours mon objet par le désordre même. »
Quel peut être le « véritable ordre » et le dessein de l’apparente « confusion » pascalienne ? Quelques pistes sont fournies, semblerait-il, par le fragment surnommé « des zigzags », au folio 251 du Recueil original des Pensées de Pascal8, où il est question de « l’ennui » de l’éloquence continue, et du « jeu » des princes et des rois.
Inutile de préciser que Pascal parle ici aussi de sa « royauté » propre, mystique et symbolique (et pas seulement de son incontestable souveraineté mathématique et géométrique), et que lorsqu’il évoque comme figure de l’éloquence, non plus « continue » mais par « progrès », « itus et reditus », c’est-à-dire par le va-et-vient (itus : « action de partir, d’aller », « action de marcher, marche » ; reditus : « retour », « retour au ciel, à Rome, vers quelqu’un », « réconciliation » (Gaffiot) – dans la pensée juive on parlerait mutatis mutandis de halakhah et de techouvah), la mouvementation zigzagante de la nature, il parle aussi, bien sûr, de sa propre pensée et de la manière dont cette pensée s’est ramifiée en zigzags dans ses Pensées, contrairement à ce que croient en avoir compris les généticiens cybernétiques (« tics, tics et tics » comme disaient les Situationnistes détournant Lautréamont qui lui-même détournait le « Words, words, words. » d’Hamlet…)9.
Ici raconter l’anecdote de Picasso, de Braque et de la souche d’arbre.
« La nature agit par progrès. Itus et reditus, elle <premier zigzag> passe et revient, puis va plus loin, puis deux fois moins, puis plus que jamais, etc. Le flux de la mer se fait ainsi le soleil semble marcher ainsi <deuxième zigzag>»
On comprend bien qu’il ne s’agit pas seulement pour Pascal d’évoquer une rhétorique du divertissement ou du désennui, mais d’autre chose, qu’il qualifie de « chercher le bon air » comme il l’avait perçu chez Montaigne (« De la confusion de Montaigne, qu’il avait bien senti le défaut d’une droite méthode. Qu’il l’évitait en sautant de sujet en sujet, qu’il cherchait le bon air. »10), qui consiste à éviter la très cartésienne droite « méthode » (soit le droit « chemin vers », meta odos). « Chercher le bon air », c’est ce que j’ai appelé la pensée par bonds, et dont Heidegger traite aussi à propos de toute grande pensée.
(À suivre)
« Pascal et Heidegger – Heidegger lecteur de Pascal », revue Les études philosophiques https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2011-1-page-41.htm
Réflexions X, § 63, p. 347-351 et 342 à 346 de l’édition allemande.
Ibid. p. 347
Ibid. p. 347-348
Schelling, Le traité de 1809 sur la liberté humaine, p. 66 :
« Ce site s’adresse à la fois au grand public, aux étudiants, aux enseignants et chercheurs. Il présente l’édition électronique des Pensées de Blaise Pascal d’une manière qui leur permet d’approfondir à volonté leur connaissance de cet ouvrage, de la découverte du texte jusqu’à l’étude des secrets de l’invention littéraire de son auteur. » Introduction « Que propose le site ?»
Fragment Br. 355.
« La technique de rédaction de Pascal était à la fois méthodique et progressive. /…/ Il commençait par prendre des notes très courtes, composées d’une ou plusieurs phrases, parfois seulement de quelques mots, séparées en général les unes des autres par un trait. Il laissait parfois de la place sur le feuillet en vue d’y inscrire des compléments ou un développement ultérieur.
À partir de ces ébauches, il rédigeait des textes plus développés, soit pour amplifier un point particulier, soit pour construire un mouvement d’argumentation tout entier, pouvant aller jusqu’à plusieurs pages. Dans ce cas, il se réservait de grandes marges à gauche et à droite des feuillets pour y ajouter des corrections ou des compléments. /…/
Dans le même mouvement, Pascal a entrepris d’ordonner ses papiers, d’une part en vue d’étoffer et d’amplifier les rédactions déjà entreprises, d’autre part pour préparer la composition de nouveaux ensembles. À cet effet, il a dû découper la plupart des feuillets qu’il avait employés, pour en détacher les notes qu’il regroupait selon des critères que les commentateurs ont mis longtemps à comprendre et à reconstituer.
/…/ Certains de ces ensembles étaient organisés en liasses dans lesquelles les papiers étaient attachés les uns entre eux à l’aide d’une sorte de lacet passant par un trou. Quoi qu’il en soit, ces dossiers ont été travaillés chacun à part, de sorte que leur degré d’avancement est très inégal. /…/
Mais chez lui, les textes définitifs portent toujours la marque de cette genèse : que ce soient les traités de mathématique et de physique, les Écrits sur la grâce ou les Provinciales, ils prennent tous la forme d’écrits relativement brefs, construits autour d’un secteur ou d’une question précis, et reliés les uns aux autres par des liens souples et variés. »
Br. 62.