Si j’insiste sur l’essentielle ingérabilité originelle des Pensées, c’est bien entendu parce que Heidegger, dans sa lecture, n’en tient jamais compte, alors qu’il y est si sensible et attentif concernant un autre cas célèbre de fragments posthumes inclassables que toute la postérité réunie comme un seul homme s’est acharnée à vouloir ordonnancer, régenter, interpréter, maîtriser et enchaîner.
Il écrit ainsi dans le Nietzsche I1, concernant la tâche de « penser réellement la philosophie proprement dite de Nietzsche » :
« Nous saurons y réussir d'autant mieux que nous nous écarterons davantage de l'ordre successif des morceaux isolés dans lequel nous les présente leur regroupement posthume. Et en effet, cet agencement des différents morceaux et aphorismes selon les divisions schématiques établies par Nietzsche, reste arbitraire et sans portée. Seul importe, selon le mouvement de la pensée questionnant les questions proprement dites, de repenser les différents fragments. Aussi – en regard de cet agencement des textes existants – sauterons-nous sans cesse de l'un à l'autre morceau <hin und her springen, soit zigzaguer ! Je souligne>. Là encore l'arbitraire, dans de certaines limites, est inévitable. »
Et dans les Cahiers noirs2, à la même époque que le paragraphe consacré à Pascal, Heidegger élargit même cette ingérabilité essentielle et magnifique à toute grande œuvre et pensée :
«‘‘On’’ pourrait assurément établir, d’après les critères historiographiques, ce que Nietzsche a pensé et visé – mais sa pensée et son questionnement seraient alors relégués dans l’inaccessible, sinon étouffés. Nietzsche le savait-il ? Assurément – en cela fort d’un savoir dont l’ajointement obéit à une loi que nous ne connaissons pas et dont nous n’avons pas non plus à connaître (je souligne). Toute philosophie essentielle répond à sa vocation conformément à la loi interne de son propre ajointement. /…/ Cette publication /de la Volonté de puissance/ ne peut jamais être destinée aux lecteurs appartenant au ‘‘grand public’’ et au ‘‘peuple’’ et tout aussi peu à des ‘‘biographes’’ marginaux et à des ‘‘connaisseurs’’, mais seulement à des penseurs ; à ceux-ci il est indifférent que la publication se présente de telle ou telle façon… »
On constate que tout ce que proclame ici Heidegger à propos de Nietzsche mais aussi de Hegel, de Kant, de Schelling, de Leibniz, de Descartes ou de Platon, vaut éminemment pour Pascal.
Commençons par distinguer les problèmes que pose la lecture de Pascal par Heidegger :
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