La Gestion Génocidaire du Globe, Réflexion sur l’extermination en cours
Séance d’ouverture du 12 avril 2020
Préambule
Ce séminaire, auquel je travaille depuis quelques mois et dont l’idée me tente depuis plusieurs années, voudrait déployer le plus minutieusement possible une question au fond assez simple : pourquoi ce qui arrive au monde arrive-t-il ?
Car il devient de moins en moins contestable que quelque chose arrive au monde. Quant au Quoi – « Qu’est-ce qui arrive exactement ? » –, pour peu qu’on ait lu les bons livres1, regardé quelques édifiants documentaires contemporains2, et à condition de disposer d’un tant soit peu de bon goût et de lucidité, il n’y a plus grand-chose à découvrir. Nul mystère ne subsiste concernant la pathétique situation dans laquelle l’homme s’est embourbé à l’échelle de la planète, allant jusqu’à attirer la nature entière dans sa ruine.
Nous en sommes là, et c’est à l’œil nu.
Insistons encore un peu sur le Quoi du monde, pour le cas où il y en aurait parmi vous qui se demandent encore : « Où en sommes-nous ? »
Au printemps 1992, mandatés à leur insu par l’industrie du tabac et de l’amiante, un collectif de prix Nobel, de scientifiques et d’intellectuels de haut rang prenaient la défense de la science et de l’industrie mises à mal par le discours écologiste :
« Les plus grands maux qui menacent notre planète sont l’ignorance et l’oppression, et non pas la science, la technologie et l’industrie, dont les instruments, dans la mesure où ils sont gérés de façon adéquate, sont des outils indispensables qui permettront à l’humanité de venir à bout par elle-même et pour elle-même, de fléaux tels que la surpopulation, la faim et les pandémies. »3
Désireux de répondre à ce soudoyé « appel de Heidelberg », un nouveau collectif de prix Nobel et de scientifiques non moins prestigieux que les précédents entreprirent la même année « d’alerter l’humanité ». Leur publication commençait par ces mots alarmants :
« Human beings and the natural world are on a collision course. »4
Dans les décennies qui suivirent, la science et l’industrie s’étant avérées inaptes à résoudre quoi que ce soit, le débat fut à peu près clos mais non les communiqués alarmistes.
En 2017, puis en 2019, deux nouveaux avertissements.
Celui de 2019, le Warning on Climate Change énonce :
« Nous déclarons clairement et sans équivoque que la planète Terre est confrontée à une urgence climatique. Pour assurer un avenir durable, nous devons changer notre mode de vie. Cela implique des transformations majeures dans la façon dont notre société globale fonctionne et interagit avec les écosystèmes naturels. »
Et puis encore très récemment, dans Le Monde du 21 février 20205, les plus prestigieux scientifiques avertissent l’humanité :
« Les observations scientifiques sont incontestables et les catastrophes se déroulent sous nos yeux. Nous sommes en train de vivre la sixième extinction de masse, plusieurs dizaines d’espèces disparaissent chaque jour, et les niveaux de pollution sont alarmants à tous points de vue (plastiques, pesticides, nitrates, métaux lourds…). »
Une question que ces gens sincèrement paniqués ne se posèrent pas – et pour cause –, c’est de savoir si la Science dans son ensemble – hormis sa fonction d’« observation » d’une catastrophe se déroulant sous ses yeux –, n’aurait pas une légère responsabilité dans le saccage de la planète et ce qu’il faut bien nommer l’extermination en cours…
Le Comment (« Comment en est-on arrivé là ? ») recèle lui aussi peu de mystères. Les événements du XXème siècle ont été décortiqués de long en large, et il n’est plus guère contestable qu’il fut le pire de l’histoire des hommes, au sens où d’une part s’y est déployée, en triomphant de tous ses adversaires idéologiques, l’universelle déprédation néo-libérale, et où d’autre part s’y est démultipliée la pratique du génocide. Rien n’en demeure à découvrir, seules les divergences idéologiques justifient les interprétations contradictoires du cours du monde.
Certes, il reste bien une nuée de gobe-mouches pour s’imaginer en 2020 que le monde ne va pas si mal. C’est qu’ils sont intéressés à leur crétine candeur. Un Jeff Bezos, par exemple, a peu de raisons subjectives de considérer que le monde déraille. À l’inverse, j’ai pour ma part beaucoup de raisons subjectives de considérer qu’un monde ayant rendu possible un Jeff Bezos – et tant d’autres misérables de son espèce – est détraqué à la base et à vomir à l’arrivée.
Et lorsque ce type d’arrogants abrutis cupides et vaniteux parvient sans encombre aux manettes de l’empire militaro-industriel le plus inexorable de la planète6, il est légitime de se demander si tout cela advient par hasard…
Mon intuition est que non.
De même que Néron n’était pas étranger à la Rome des Tarquins ni Hitler à l’Allemagne des poètes et des penseurs, Trump n’est pas qu’une aberration dans la longue course occidentale qui va de l’Antiquité jusqu’à nous.
La question que je me pose est donc la suivante : y aurait-il un rapport entre la malfaisance la plus crue – dont le génocide est l’archétype – et l’architecture abstraite de l’Occident, l’histoire de ses idées, ses religions, ses sciences et ses philosophies ?
Pour tenter de répondre à cette question, mon enquête dispose d’un indice intellectuel majeur : il est un phénomène malfaisant qui traverse siècles et textes, qui fut accompagné de tous les degrés imaginables de la calomnie, de la spoliation, de l’expulsion, de la persécution et du massacre, qui a fini par tourner au génocide de la manière la plus abrupte il y a seulement quelques décennies et, last but not least, qui se révèle à peu près aussi virulent en 2020 qu’au Moyen Âge !
Ce phénomène, c’est l’antisémitisme.
Mon intuition est qu’il existe une intimité intrinsèque entre l’antisémitisme au sens large (de l’antijudaïsme antique à l’antisionisme contemporain) et le ravage.
Et c’est là qu’intervient Heidegger. Pourquoi Heidegger ? Pour trois raisons principalement.
D’abord, parce que je suis redevable à sa pensée de bien des trouvailles y compris concernant ma propre pensée, je veux dire la pensée dont je me sens le plus proche : la pensée juive.
Il ne faut jamais s’excuser d’aimer un auteur. Deleuze en parle, très humoristiquement et très finement, dans son cours sur Spinoza.
Deleuze, dans son cours sur Spinoza du 6 janvier 19817 évoque les « molécules cérébrales », les atomes crochus en somme, qui font qu’on est davantage attiré par un auteur que par un autre :
« Je plaide pour des rapports moléculaires avec les auteurs que vous lisez … ».
Heidegger est un cas un peu particulier, au sens où il ne convoque pas seulement les molécules cérébrales désirantes de ses lecteurs, mais aussi les molécules d’animosité pure de ses non-lecteurs, ce qui est tout de même assez étrange, et tout à fait digne d’être examiné (pas aujourd’hui, mais un jour peut-être).
D’autre part, il est indéniable que Heidegger est celui qui a le plus subtilement et le plus profondément exploré la question de la Destruction (die Zerstörung), et cela bien avant le dialogue d’après-guerre (1944-1945) Entretien sur le chemin de campagne, paru en français sous le tire La Dévastation et l’attente dans la traduction de mes amis Philippe Arjakovsky et Hadrien France-Lanord.
Dès 1935, dans Introduction à la Métaphysique, Heidegger évoque « die Zerstörung der Erde », la « destruction de la Terre »8 :
« L'obscurcissement du monde, la fuite des dieux, la destruction de la terre, la grégarisation de l'homme, la suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre, tout cela a déjà atteint, sur toute la terre, de telles proportions, que des catégories aussi enfantines que pessimisme et optimisme sont depuis longtemps devenues ridicules. »
Enfin, dernière raison et non des moindres de se pencher sur Heidegger, c’est qu’il fut lui-même atteint par saccades d’une indéniable animosité à l’encontre des Juifs, ce qui le rend pour moi décidément crucial.
Et ainsi, peut-être, tâchant de méditer son propre impensé – cela grâce à sa propre pensée de l’impensé –, trouvera-t-on quelques réponses à la classique interrogation leibnizienne reformulée en ces termes :
Pourquoi y a-t-il du ravage plutôt que rien ?
Paronomases
La Gestion Génocidaire du Globe n’est pas une formule. C’est la stricte désignation du ravage en cours. Je l’ai employée en 2008 dans Debord ou la Diffraction du temps, puis en 2012 dans Chaos brûlant.
En 2020, il est temps d’être un peu plus explicite.
J’en revendique l’allitération, car le son aussi a sa pensée à lui9. Il est dit dans Le livre hébreu d’Hénoch (Vème siècle) que « les chérubins chantent par le mouvement de leurs ailes ». C’est une référence au verset d’Ézéchiel10 : « La voix des ailes des chérubins <וְקֹול֙ כַּנְפֵ֣י הַכְּרוּבִ֔ים> se fit entendre jusqu’à la cour extérieure, pareille à la voix d’El-Shadaï lorsqu’il parle <כְּקֹ֥ול אֵל־שַׁדַּ֖י בְּדַבְּרֹֽו>. »
La Gestion, le Génocide, le Globe : il existe une corrélation essentielle entre ces trois aspects de notre temps, qui exigent pour cette raison d’être pensés ensemble.
J’ajoute une remarque qui va de soi : de même que la Gestion n’est pas simplement la tenue de registres de comptabilité, le Génocide n’est pas seulement le massacre en grand nombre et le Globe énonce davantage que le Monde ou la Terre.
La corrélation entre les termes Gestion, Génocide, et Globe, est à la fois déductive, inductive et conductive. Chacun se déduit des deux autres ; chacun induit les deux autres ; et chacun conduit aux deux autres. Il y a un rapport de causalité fatale entre ces trois notions, une adhérente intrication entre ces trois termes qui rend leur triple réalité – le ravage en cours – proprement imparable.
L’INDIGESTION DU MONDE
… La suite de cette séance est réservée aux abonnés payants qui la recevront très prochainement.
De Machiavel et La Boétie jusqu’à Heidegger et Debord en passant par Nietzsche, Marx, et bien sûr toute la littérature classique d’Homère à Nabokov…
Je songe dans le désordre aux films de Debord, à Les statues meurent aussi et Nuit et Brouillard de Resnais, plus récemment à The Corporation, Inside Job, Le cauchemar de Darwin , Le monde selon Monsanto, We feed the world, Let’s Make Money…
The Heidelberg Appeal
« Les êtres humains et le monde naturel sont sur une trajectoire de collision. » The World Scientists' Warning to Humanity.
En 2017, le World Scientists’ Warning to Humanity : A Second Notice (BioScience, Volume 67, Issue 12, December 2017, Pages 1026–1028) ;
- en 2019, le Warning on Climate Change ( « Nous déclarons clairement et sans équivoque que la planète Terre est confrontée à une urgence climatique. Pour assurer un avenir durable, nous devons changer notre mode de vie. Cela implique des transformations majeures dans la façon dont notre société globale fonctionne et interagit avec les écosystèmes naturels. ») ;
- le 21 février 2020 dans Le Monde, « Face à la crise économique la rébellion est nécessaire ».
On aura reconnu l’ineffable Donald Trump…
4ème séquence YouTube à 1h27 :
P. 49 de l’édition française.
Heidegger note ainsi dans ses Cahiers noirs (« Réflexions IV », § 221 ; on est aux environs de 1934, après la démision du Rectorat) : « Pourquoi y a-t-il deux G dans mon nom ? Dans quel autre but que celui, pour moi, de bien savoir ce dont sans cesse il retourne : G de Güte, la bonté (non l’apitoiement), et G de Geduld, la patience (c’est-à-dire le suprême vouloir). »
Ezéchiel 10, 5 : « Le bruit des ailes des chérubins se fit entendre jusqu’au parvis extérieur, pareil à la voix du Dieu tout puissant lorsqu’il parle. » Traduction de Louis Segond