Le discours antisioniste recouvre ainsi les « Palestiniens » réels d’une véritable cape d’invisibilité (version moderne dans la série des Harry Potter de l’anneau de Gygès chez Platon), de sorte qu’il n’est question que de leur « malheur » mais, au fond, jamais d’eux-mêmes. Exit les Palestiniens « réels », raturés par une « cause » qui, comme son nom l’indique, les a à la fois littéralement inventés – causés – comme nation et leur a fait subir dans leur existence quotidienne toutes les conséquences misérables de cette causalité imaginaire, des choix catastrophiques de leurs dirigeants corrompus (à commencer par Arafat), permanents loosers d’une histoire qui au XXème siècle a continué sans eux dans les coulisses d’un spectacle d’histrions idéologiques au service des divers pires régimes successifs du monde arabe – jusqu’à la paix enfin signée par Sadate (avec un quart de siècle de retard sur 1947), qui l’a d’ailleurs payé de sa vie comme chacun sait.
Cette cape d’invisibilité qui réduit en permanence tout un peuple à la seule situation existentielle misérable que lui aurait suscitée un autre peuple – réduction réifiée urbanistiquement à la perfection par les divers camps de réfugiés palestiniens au Liban, en Syrie, en Jordanie (lesquels ne furent jamais démantelés1 alors que les Palestiniens obtinrent dès 1950 la nationalité jordanienne) en Cisjordanie et même à Gaza –, soit l’inverse de l’entreprise sioniste qui, précisément pour s’extirper de cette logique de fatalisme misérabiliste, décida de réinventer le Juif –, ce n’est pas tellement en regardant les films Harry Potter qu’on s’en fera une bonne idée, qu’en suivant la chaîne qatarie Al Jazeera.
Je songe en effet au grossier symptôme AJ+, la chaîne internet d’Al Jazeera, où il est question sur un mode spectaculaire de toutes les injustices planétaires et historiques imaginables – et très souvent du malheur des Palestiniens par la seule faute du sionisme –, mais strictement jamais le moindre mot concernant… l’abject régime despotique du Qatar, ses crimes avérés, sa corruption, son esclavagisme, son racisme, sa pollution, son financement du terrorisme…
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C’est une farce de ce type que j’appelle la cape d’invisibilité de l’antisionisme, et dont jamais le sionisme ne s’est rendu coupable tant l’autocritique fut d’emblée son mode de pensée et de construction privilégié.
Car il n’y a pas seulement, dans le conflit israélo-palestinien ou « arabo-sioniste » (Morris), confrontation de deux peuples en présence, de deux légitimités nationales qui s’affronteraient, de deux cultures qui divergeraient et seraient coexistentiellement incompatibles (elles ne le sont pas) ; il y a, d’abord, deux modes de se penser qui sont littéralement étrangers l’un à l’autre. L’un, le palestinien, est aujourd’hui, à quelques exceptions minoritaires parmi les voix aux chapitre, intégralement apologétique et hagiographique, et tragiquement incapable de se remettre en question.
Cela n’a pas toujours été le cas.
Le nationalisme arabe, né avec un quart de siècle de retard sur le sionisme théorique et pratique, tel qu’il s’est développé au cours du XXème siècle (sur le mode le plus férocement despotique et antisémite qui soit, avec, en Palestine, la délétère influence des Frères musulmans qui perdure aujourd’hui à travers le Hamas) était aussi à son origine traversé de courants divers, dont certains auraient pu, s’ils étaient devenus majoritaires, conduire les Arabes en général et les Palestiniens en particulier vers un tout autre destin (sans tenir compte des influences ravageuses des grandes puissances hégémoniques dans la région au cours du siècle). Un destin qui n’aurait pas forcément été adverse de celui des Sionistes. Ainsi, Abd al-Rahman al-Kawakibi (1854-1902), un des fondateurs historiques du panarabisme, « s'attaque au despotisme ottoman » rappelle Benny Morris2 et « appelle à l'unité et à la renaissance panislamiques. Il déplore la faiblesse du monde islamique et énumère quatre-vingt-six raisons à son infériorité, dont le fatalisme, les querelles de religion, l'intolérance, l'absence de liberté d'expression, l'injustice et l'inégalité, le manque d'esprit critique par rapport aux écrits, l'hostilité à l'égard des sciences, la mauvaise utilisation du temps et la négligence de l'éducation féminine.»
Il y eut en outre en Palestine dès les années trente un véritable schisme politique confinant à la guerre civile entre les deux clans principaux de notables, les modérés Nashashibi, favorables à une coopération avec les Britanniques et à une entente avec les sionistes, et les fanatiques Husseini, soit le clan familial du grand mufti hitlérien nazi et de son neveu Arafat (ou pseudo-neveu, il s’en vantait en tout cas), qui au contraire s’opposaient à tout compromis et déclenchèrent les massacres de 1929 à Jérusalem, Safed et Hébron.
Benny Morris :
« La différence d'avancement au niveau du développement politique interne de chaque communauté n'annonçait rien de bon pour les Arabes. Ceux-ci ne réussirent pas à établir d'institutions décisionnelles ou représentatives unifiées, ce qui, dans les années vingt, donna lieu à un ‘‘système à deux clans’’ avec, d'un côté, la famille dominante des Husseini et, de l'autre, ses rivaux traditionnels, les Nashashibi. Les Husseini, qui avaient la main sur l'Exécutif arabe de Palestine et le Conseil suprême musulman, prirent immédiatement le dessus, poussant dans l’‘‘Opposition’’ (mu'aridun) les Nashashibi et les clans de notables alliés. En général, l'opposition se montra prête à coopérer avec le gouvernement et laissa entendre à l'occasion qu'elle était disposée au compromis avec les Juifs. Pendant des années, l'Agence juive lui versa des subventions en sous-main. Le gouvernement se heurtait par contre à l'hostilité des Husseini, qui, paradoxalement, recevaient le soutien de la Grande-Bretagne. Cette lutte entre les deux coalitions de clans ainsi que le renforcement de l'opposition en 1927-1928 contribuèrent à inciter Amin al-Husseini à mener campagne contre les Juifs et à engendrer les violences du mois d'août 1929. En effet, en exacerbant les passions religieuses, ce dernier espérait pouvoir à nouveau rallier à son camp la masse des musulmans. »3
J’y reviendrai plus en détails la prochaine fois pour tenter de comprendre en quoi consistait la société palestinienne avant l’arrivée des premiers Juifs sionistes, son enfance pré-traumatique en quelque sorte, qui puisse expliquer la folie suicidaire à laquelle elle s’adonne avec délectation aujourd’hui.
L’autre mode de se penser, l’israélien issu du juif, était structurellement introspectif et autocritique. Cela ne doit pas surprendre. Cette bienvenue propension à l’autocritique qui manque si cruellement aux antisionistes depuis toujours est consubstantiellement juive, depuis l’accusation divine de « peuple à la nuque raide »4 jusqu’à la prodigieuse stratégie pragmatique de Tsahal (s’adapter aux circonstances, se remettre en question pour toujours améliorer son efficacité tactique ; cf. à ce sujet le documentaire de Pierre Rehov, La route de Djenine5 <REMERCIER PAUL GIBERSZTAJN pour le signalement des documentaires de Pierre Rehov>) en passant par les sempiternelles disputes du Talmud :
«Nos sages nous ont enseigné : Il y en a trois qui se détestent l’un l’autre, les voici : les chiens, les coqs, les Habarin <peuple ayant précédé les Perses à Babel, ou « prêtres persans » selon les traductions > ; et il y en a qui disent : même les prostituées ; et il y en a qui disent : même les disciples des Sages de Babylone » Pessah’im 113b6
ou par la présence de partis arabes antisionistes légaux et autorisés en Israël. Ainsi cette propension autocritique légendaire (« Deux Juifs, trois opinions… ») est si appréciée qu’une application vient d’être inventée en Israël sur le mode des application de rencontre à la Tinder, mais pour trouver un sujet de clash et un interlocuteur pour se disputer !
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