Ces considérations sommaires jusqu’à la cécité la plus crétine ne servent qu’à dissimuler l’évidence de la place du théologique (et des coutumes populaires issues du théologique) dans le conflit israélo-palestinien depuis le début (davantage qu’israélo-arabe : le roi Abdallah de Jordanie était favorable en 1947 à un partage de la Palestine avec les Juifs ; cf. la rencontre secrète avec Golda Meir selon Morris dans Victimes). Ce qu’explicitent dans une très sérieuse étude datant de 2003 Avraham Sela et Elhanan Yakira, intitulée « La religion dans le conflit israélo-palestinien » 1 :
« Au cours du mandat britannique, en conséquence, pour une bonne part, des efforts systématiques de Haj Amin al-Husseini, le leader des Palestiniens arabes, la question de la Palestine devint un enjeu pour tout l’islam et pour tous les Arabes. Le rejet du sionisme fut progressivement perçu comme un devoir religieux national pour tous les musulmans et tous les Arabes, mettant l’accent sur des symboles centraux de l’islam autour desquels s’articulait le conflit, tels que la menace pesant sur le caractère islamique de la Terre sainte et, en particulier, sur les reliques musulmanes d’al Haram al Sharif (le Mont du Temple) à Jérusalem. Il est intéressant de noter que l’avènement du Hamas, à la fin des années 1980, coïncida avec la résurgence de la figure emblématique d’Izz al Din al Qassam qui, au début des années 1930, avait ardemment adopté le principe du jihad islamique comme devoir individuel. /…/
On a assisté, au cours des deux dernières années de l’Intifada al Aqsa contre Israël, à une implication toujours croissante des groupes d’opposition islamistes dans des actions violentes contre Israël. Le principal instrument de ces groupes, qui a été conçu et guidé par le noyau central de l’OLP, le Fatah, est l’attentat-suicide accompli au nom d’Allah, acte de martyre (istisshad), dont l’auteur (shahid), doit être récompensé au Paradis par la gloire éternelle. De fait, jamais encore dans les annales du conflit israélo-palestinien, de tels actes de sacrifice de soi pour la plupart accomplis contre des civils innocents n’ont été aussi fréquents et douloureux que pendant ces deux années de soulèvement palestinien.
Que des hommes, des femmes et des enfants se portent volontaires pour être des ‘‘bombes humaines’’, et que bien d’autres éprouvent le désir d’accomplir un tel acte, reflète à l’évidence l’engagement largement répandu de mourir pour la cause palestinienne conformément à la manière la plus respectueuse et la plus prestigieuse de mener la guerre sainte (jihad), l’un des devoirs religieux les plus élevés de l’islam. De plus, le soutien massif de la population aux attentats-suicides contre Israël parmi les Palestiniens de Cisjordanie et de la bande de Gaza <je souligne> a ajouté un supplément de crédibilité à l’hypothèse selon laquelle la société palestinienne ne s’est, en fait, jamais départie de valeurs islamiques profondément enracinées, en conséquence desquelles non seulement elle tient les juifs en mépris et nie toute souveraineté israélienne sur quelque partie que ce soit de la terre musulmane, mais encore elle refuse de reconnaître tout lien entre le peuple juif et la terre d’Israël. En bref, les devoirs islamiques restent au cœur du conflit.»
Dans une des nombreuses interviews données par Ahlam Tamimi, qui a servi de « mule » au suicidaire à la pizzeria Sbarro à Jérusalem en 2001, elle précise l’importance qu’avait la religiosité du lieu pour le suicidaire :
https://youtu.be/_-WTx7k4baw?t=99
Si j’insiste pour ma part sur l’explication psychologique passant par la mère du suicidaire, c'est d’abord parce que certaines mères palestiniennes tiennent elles-mêmes à se mettre en scène pour exprimer leur assentiment au suicide de leurs fils – après en général, rarement avant (à une exception dont je vais parler : la mère de Mahmoud al-Obeid) ; quant aux mères qui le désapprouvent, elles ne sont évidemment jamais exhibées). Or, autant le suicide comme acte théologico-politique n’est pas exclusivement musulman ni palestinien, autant ce soutien et cette incitation même de certaines mères palestiniennes à la mise à mort de leur progéniture est – à ma connaissance –, une absolue singularité, qu’on ne peut bien comprendre qu’en décryptant les relations qui existent, dans cet imaginaire particulier-là, entre la Mère, l’Umma et la Mort : MUM. Il a valeur de symptôme pour l’ensemble de la pente suicidaire qui gangrène toute la société palestinienne.
Une des rares études sérieuses consacrées aux mères crocodilesques musulmanes (il y en a davantage consacrées à la culture du martyre, la plupart en anglais) est en anglais, date de 2014, est parue dans un recueil collectif consacré à la relation entre la maternité et la guerre, signée de Michael Loadenthal, initulée « Reproducing a Culture of Martyrdom The Role of the Palestinian Mother in Discourse Construction, Transmission, and Legitimization »2
Je récuse pour ma part l’explication selon laquelle les mères seraient seulement sous l’influence du discours des hommes et des fils, comme le prétend Loadenthal, pour qui « la mère répète l'enfant »:
« Lorsqu'un martyr est tué et que la communauté envahit la maison de la famille, le sens de la célébration est indéniable. Les membres de la communauté distribuent des bonbons aux enfants, des affiches affichant la photo du martyr sont placardées un peu partout, et des marches funèbres de masse traversent les rues en exhibant triomphalement le martyr. Ces éléments de célébration sont essentiels à la culture du martyre et donc essentiels dans la construction du discours des mères. »
Et :
« Selon Oliver et Steinberg, ainsi que Davis, les forces sociales islamistes ont promu l'idée que le deuil d'un martyr est un péché. Cette croyance est récurrente dans la culture de l'Intifada, et on enseigne aux enfants qu'après leur mort en tant que martyrs, ils sont immédiatement transportés au Paradis en tant que héros pardonnés de leurs péchés. Compte tenu de cette croyance, les mères qui s'opposent à l'abnégation prévue de leurs enfants pourraient être considérées comme non islamiques dans leur tentative d'empêcher leurs enfants d'atteindre le Paradis au service d'Allah. Cette tendance à soutenir la volonté de l'enfant façonne le discours des mères de manière puissante. Elle oblige les mères à imiter les paroles de leurs enfants, ce qui, dans de nombreux cas, est une reproduction des messages fournis par les groupes militants <je souligne>. Si la mère répète l'enfant, et que l'enfant répète les militants, alors qui façonne le discours des mères? La tendance à accepter tacitement la volonté de l'enfant est l'un des éléments qui permet ce transfert narratif, qui passe des responsables de l'agenda des groupes militants aux mères et aux martyrs. »
Une telle candeur – les mères seraient les dociles rapporteuses du discours idéologique de leurs hommes, au point de s’enthousiasmer pour la mort de leurs enfants – ne tient pas quand on connaît l’importance de l’incitation au massacre et au martyre fomentée dès le plus jeune âge, par les mères, donc, qui éduquent exclusivement les enfants en bas âge.
Mère d’un enfant de 4 ans, « Dieu aime mon fils plus que moi » Film de Barbara Victor
JUSQU’À « UNIQUEMENT POUR DEVENIR DES MARTYRS »
Pour commencer, il faut comprendre que l’hommage à la mère n’est pas, pour un musulman, une simple formalité. C’est d’un véritable matriotisme que procède l’Umma, et dont l’origine est indiquée dans les hadith.
L’une des innombrables raisons d’être pessimiste concernant la résolution du conflit israélo-palestinien, c’est justement l’existence de cette colossale névrose collective palestinienne, ulcérée par la jouissance juive (et celle associée de la femme) dont j’ai traité en conclusion de l’avant-dernière séance , ce que j’ai qualifié de complexe non pas d’Œdipe mais de la mère-crocodile. Vous vous souvenez que Lacan compare la mère (toute mère) à un crocodile comminatoire pour son désir dévorateur et morbide envers son fils – Lacan emploie avec drôlerie le mot « béguin », dont l’étymologie est liée – « en un rapport obscur mais certain » (cf. Picoche à la notice « bègue ») – au beggen, « bavarder », néerlandais, et à la coiffe des Béguines, au sens, selon le TLF (notice « béguin »3), de « se mettre quelque chose dans la tête », « se coiffer de quelque chose ou de quelqu’un ».
Inutile de préciser que la mère-crocodile est universelle (la « mère juive » archétypique en témoigne!), et que grâce à Dieu l’immense majorité des mères musulmanes ne sont pas crocodilesques !
Le visage public de la mère-crocodile de toutes les mères-crocodiles, c’est celui d’Um Nidal, soit Maryam Mohammad Yousif Farhat (on notera la présence de deux noms « juifs » dans son nom), une folle-dingue érigée en héroïne de tout un peuple.
Cf. Um Nidal dans le documentaire de Barbara Victor
Loadenthal:
« Um Nidal est connue dans toute la Palestine non seulement parce qu'elle a soutenu publiquement les attaques lancées par ses fils - y compris celles qui ont conduit à leur mort - mais aussi parce qu'elle a apporté un soutien matériel à son fils Mohammed Fahrat dans une attaque qui a tué cinq étudiants de yeshiva (école religieuse). Avant de partir pour l'attentat de 2002, Mohammed et sa mère sont apparus ensemble dans une vidéo où l'on voit Um Nidal souhaiter le départ de son fils. Dans une interview ultérieure, elle a déclaré : "J'aimerais avoir 100 garçons comme Mohammad... Je les sacrifierais pour l'amour de Dieu." Entre le 24 septembre et le 10 décembre 2005, le site Web anglophone du Hamas, le Palestine Information Center, a publié au moins six articles à la gloire d'Um Nidal. Dans l'un d'eux, intitulé "Moments avec Um Nedhal [sic] Farahat alors qu'elle embrasse du sable mélangé au sang de son fils", Um Nidal aurait déclaré : "C'est un grand rêve ; je ne m'attendais pas à ce que le jour où j'entrerai [sur le site de l'attentat] et verrai, de mes propres yeux, le sable mélangé au sang de mon fils se réalise... Je me sens… fière et exaltée d'avoir participé à la défaite des forces d'occupation israéliennes dans la bande de Gaza et de les en avoir chassées".»
Bien sûr, Loadenthal insiste à plusieurs reprises sur la déformation inévitable de la question étant donnée la censure des déclarations privées qui contrediraient l’idéologie publique d’exaltation du martyre :
« Le discours public des mères de martyrs semble, à première vue, assez homogène. Certains au sein de l'appareil de sécurité ont affirmé que l'ensemble de la société palestinienne adhère à la version de la lutte d'Oum Nidal, et donc que l'ensemble de la société palestinienne est suicidaire et opposée à toute résolution pacifique. Cette affirmation est évidemment fausse, comme le sont toutes les affirmations qui tentent de décrire une société entière par le biais de déclarations uniques. En examinant l'exemple d'Amal Zaki Ahmad (mère de Mohammed al- Durrah), nous pouvons constater une divergence dans le récit de la mère. Dans son témoignage, Ahmad affirme que l'Intifada palestinienne tue inutilement la jeunesse du pays et déclare que si elle avait pu, elle aurait empêché son fils d'attaquer Israël et de se tuer dans le processus. Il est probable que de nombreuses mères s'identifient à cette critique du martyre et de la lutte armée, bien que leurs témoignages soient absents du discours public. Ce manque de diversité dans le discours public des mères suggère que la présentation des médias sert à filtrer ceux dont les propos seraient préjudiciables à la promotion d'une culture du martyre. »
Mais ce qu’il est intéressant de noter, c’est à quel point le discours crocodilesque constitue une inversion jouissive de la notion commune de sacrifice, puisque c’est le fils, éduqué et préparé à cet acte auto-sacrificiel depuis sa plus tendre enfance (cf. reportage sur Um Nidal4) qui est offert sur l’autel de la jouissance de la mère par elle-même :
« Dans le quotidien Al-Sarq al-Awsat, la "mère des martyrs" s'exprime clairement sur ce point : "Je suis une mère compatissante envers mes enfants, et ils sont compatissants envers moi et prennent soin de moi. Parce que j'aime mon fils, je l'ai encouragé à mourir en martyr pour l'amour d'Allah <je souligne>... Le djihad est une obligation religieuse qui nous incombe, et nous devons l'accomplir. J'ai sacrifié Mahomet dans le cadre de cette obligation <je souligne>. Ici, Um Nidal affirme que l'amour pour son fils l'oblige à encourager son martyre. Dans de nombreuses cultures, on
attend des mères qu'elles fassent des sacrifices pour le bien-être de leurs enfants ; dans le récit du martyre palestinien, cela signifie offrir des enfants comme martyrs, en espérant qu'ils réussiront à atteindre le Paradis. »
Je voudrais citer à ce propos ici un email que m’a envoyé très récemment un ami psychanalyste, il s’agit de Mohammed Benmerieme (j’en profite pour le remercier).
Je le citerai plus longuement tout à l’heure, car il m’a confié et autorisé à rapporter ici une anecdote personnelle à la fois dramatique et édifiante. Mohammed Benmerieme m’indique un hadith fameux, où est édicté le respect sans concession dû par tout musulman à sa mère5 :
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