On se doute que cette longue tradition de maternalisme n’est pas sans effet aujourd’hui. Il suffit de prendre en considération mon antisioniste préféré, le très caricaturalement confus Youssef « euh comment » Boussouma – lequel suggérait dans une conférence, vous vous en souvenez, d’envoyer les Juifs « sur Mars, sur la Lune, où ils veulent, mais la Palestine c’est autre chose ! »1
Or cet antisioniste acharné de Boussouma ne manque pas, sur sa page publique Facebook, d’évoquer sa mère, avec une obséquiosité effarante de pathos. Le 12 février 2021, par exemple, il trouve le moyen de fusionner son antisionisme et sa névrose filiale :
Ou encore, le 31 mai dernier (j’avais déjà cité ce post):
Ailleurs encore, ce sont d’effarantes mélopées névrotiques (le type doit quand même avoir dans les 65 ans) en hommage à sa mère dont on devine assez comme elle correspond parfaitement à la mère-crocodile selon Lacan, qui tient son fils entre le clapet de ses mâchoires grandes ouvertes : « Ça entraîne toujours des dégâts. »
Robert A. Pape évoque à la fin de son essai une vidéo de propagande pré-suicide, comme en font si souvent les djihadistes, dans laquelle, très inhabituellement, la mère s’exprime aux côtés du fils2 :
« Les terroristes suicidaires palestiniens font souvent des vidéos décrivant leurs motifs, mais celle de Mahmoud al-Obeid, étudiant de vingt-trois ans, originaire de Gaza, est différente. De manière inhabituelle, la mère du jeune homme, Naïma, apparaissait dans la vidéo et était manifestement pleinement consciente de ce qu'il avait l'intention de faire. Elle dit à son fils : "Si Dieu le veut, tu vas réussir. Que chaque balle atteigne sa cible, et que Dieu te donne le martyre. C'est le plus beau jour de ma vie." Mahmoud répond : "Merci de m'avoir élevé." La vidéo a été diffusée au début du mois de juin 2002. Quelques jours plus tard, l'homme est mort en commettant un attentat suicide dans une colonie juive. Après la mort de son fils, Naïma a dit à un journaliste : "Personne ne veut que son fils soit tué. Je voulais qu'il ait une bonne vie. Mais notre terre est occupée par les Israéliens. Nous sacrifions nos fils pour obtenir notre liberté". Elle a aussi dit qu'elle avait neuf autres enfants, dont chacun a le devoir de se battre. »
Outre le matriotisme musulman, il y a une singularité typiquement palestinienne qu’il s’agit de questionner. Car si la mère-crocodile est universelle, elle a pris des proportions démesurées dans le conflit israélo-palestinien, et elle y exprime son désir morbide sans aucune dissimulation. C’est une chose assez unique, je le redis, dans l’interminable histoire des souffrances humaines, pour être examiné d’un peu près aujourd’hui.
L’attentat-suicide palestinien et sa dialectique délirante dans laquelle est lovée la mère crocodile du martyr, a renoué en la renversant l’assimilation traditionnelle des Juifs avec la mort.
«Au XIXe siècle et au début du XXe », rappelle Benny Morris3, « les Arabes de Palestine se référaient souvent aux Juifs en termes d'awlad al-maut (enfants de la mort).»
Nathan Weinstock le confirme4, citant Éliézer Ben Yéhouda :
« Lorsque qu'Eliézer Ben Yéhouda, surnommé avec quelque exagération ‘‘le père de l'hébreu moderne’’, s'installe à Jérusalem au début des années 1880 – soit avant le début de la première vague d'immigration sioniste, il note que ‘‘les Arabes, au moins les Arabes musulmans, n'étaient pas vraiment les ennemis des Juifs; il les haïssaient peut-être moins qu'ils ne haïssaient tout autre non musulman, mais ils les soumettaient à des outrages qu'ils n'infligeraient jamais à aucune autre créature, fût-elle la plus basse. et la plus ignoble. Ils les appelaient "ouled-el-mith", c'est-à-dire "fils de la mort", "créatures viles et lâches" dépourvus de la volonté de résister et de se défendre contre les atteintes d'un criminel arabe, même le plus méprisable et le plus odieux.’’ »
La farouche volonté sioniste de s’insurger contre cette imagerie usuelle du Juif couard et faible, « enfant de la mort » qui se laisse malmener et meurtrir sans se défendre (soit le « musulman » d’Auschwitz), est encore rappelé par Amos Oz dans son roman Une histoire d’amour et de ténèbres5:
« On nous avait inculqué que, depuis soixante générations, on nous prenait pour une pauvre nation de yéshivistes voûtés, de misérables phalènes effrayées par leur ombre, alwad al-mawt, les enfants de la mort, et voilà que ‘‘le judaïsme du muscle’’ se réalisait, la nouvelle jeunesse hébraïque, resplendissante, déployait toute sa vigueur, et ceux qui la voyaient tremblaient en l’entendant rugir : comme un lion parmi ses congénères. »
Alan Dowty, dans un essai en anglais intitulé Arabes et Juifs en Palestine ottomane, Deux mondes en collision, rapporte le récit d’une altercation entre des membres d’une implantation juive et un cheikh bédouin, et le basculement qui a raturé l’image traditionnelle arabe du Juif comme « enfant de la mort »:
« Le jour suivant, le cheikh bédouin est venu à cheval avec son campement, et lorsque l'accès à l'étang fut à nouveau bloqué. ‘‘La guerre a éclaté dans toute sa force.’’ Lorsque le cheikh a été frappé à la tête par une pierre et est tombé de son cheval, les Bédouins ont battu en retraite. Les colons, une fois de plus se félicitent d'avoir effacé l'image des Juifs en tant que awlad al-maut (enfants de la mort) qui ne voulaient pas se défendre : ‘‘La peur de notre héroïsme est tombée sur eux.’’»
On comprend que cette image était suffisamment ancrée dans l’imaginaire arabe pour que son oblitération définitive par son antithèse qu’est le sionisme – des premières organisations d’auto-défense à la fin du XIXème siècle au « nouveau juif » et au « judaïsme du muscle», jusqu’à la surpuissante armée israélienne aujourd’hui – ait provoqué un traumatisme, une fêlure narcissique dont témoigne l’idéologie du shahid qui n’a plus besoin de combattre pour vaincre puisque sa défaite est en soi une victoire par la réactivation d’une filiation morbide – c’est le shahid qui est « enfant de la mort » au sens propre –, une filiation à laquelle le simple Yahoud victime d’un attentat, n’a plus le choix de ne pas participer.
Un candidat au shahid dont je vais reparler, Abu-Surur, déclare dans une vidéo de propagande du Hamas « qu'il ne veut rien de moins que le Paradis, et a l'intention d'emmener autant d'Israéliens que possible avec lui ».
« Lui et les autres gars de son groupe – la "Force Trois", comme ils s'appellent eux-mêmes – se préparent pour leur acte final, une "opération martyre" contre un bus israélien capable de "transporter près de quatre-vingt-cinq citoyens israéliens". »
Après cette vidéo analysée par Oliver et Steinberg, Abu-Surur, déguisé en soldat israélien, prendra avec ses deux co-suicidaires un bus à Jérusalem le 1er juillet 1993, au petit matin, échouera à tuer le conducteur mais se fera tuer en essayant d’attaquer un barrage militaire dans une voiture volée, non sans avoir lui-même tué au moins deux personnes, l’une dans le bus et la conductrice otage de la voiture volée6.
Le suicidaire et sa victime sont littéralement liés dans la mort (la « ligature », en arabe ‘aquidah est l’autre nom du shahida ; bien sûr, il s’agit au premier degré de se « lier » à Allah, mais on va voir bientôt une autre compréhension de cette ‘aquidah dont la source est biblique et juive).
CF. REHOV VIDÉO PAROLES DE DJHADISTES À 19’ 54
« L'idée que vous deviez vous préparer à l'abnégation », écrivent Oliver et Steinberg, « répéter votre mort avec amour autant de fois que possible - en fait, y penser en termes de bonheur - était monnaie courante pendant le soulèvement. Les médias semblaient souvent servir précisément cette fonction, vivifiant la mort avec la notion de bonheur. La mort "naturelle" ou "accidentelle" était quelque chose d'ignoble qu'il fallait éviter à tout prix, idée exprimée avec justesse dans l'impératif du FPLP : "Méfiez-vous de la mort naturelle. Ne mourez pas sauf sous une pluie de balles".
On ne pouvait se tourner nulle part pendant l'Intifada sans rencontrer un appel à la mort – "La Palestine est un arbre vert dont la soif peut seulement être étanchée avec le sang des martyrs," et "Quand la terre nous appelle, nous nous sacrifions fièrement." /…/ "De Jérusalem, la pierre crie: Non à la conférence <pour la paix>! Non à la conférence ! " "Le sang des martyrs nous appelle." "L'appel de la vérité a convoqué ses fils... alors répondez à la voix de l'appel. Purifiez votre terre, purifiez-la... teignez son sable de sang." "L'Islam a appelé, le Coran a appelé : Qui répondra à l'appel ?" On dit que le Paradis a faim pour plus d'habitants - "Le paradis veut des hommes !" La mort elle-même était capable de lancer ses propres invitations <je souligne>: "Jusqu'à la mort, nos cœurs sont avec [la Palestine]... A cause d'elle, la mort est devenue un sport pour nous. Et si la mort nous appelle à la protéger . ... nous courrons à sa rencontre." Abu-Surur et compagnie ont grandi avec de telles notions. Tous ceux qui voulaient être des héros parlaient en ces termes. »
Il est donc difficile de ne pas remarquer que ce djihadisme dégénéré qui n’a aucune chance de l’emporter tactiquement, et encore moins stratégiquement, se nourrit d’une part de l’enthousiasme nihiliste le plus pur, accompagné de la jouissance sadique d’emporter les Juifs avec soi dans la mort, en offrande, ou mieux en dot, faite à la mère crocodile :
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