Séance (vidéo ou audio) complète (avec les commentaires improvisés) :
Revenir sur ma mauvaise prononciation de hod, la 8ème séfirah (« majesté », « grandeur », « splendeur », « gloire »). Le mot apparaît entre autres occurrences dans un verset de I Chroniques 29, 11, d’où sont aussi tirées plusieurs autres séfiroth :
Segond : « À toi, Éternel, la grandeur (guedoulah) et la force (guevourah) et la magnificence (tiférèt), l’éternité (netsah’) et la gloire (hod), car tout ce qui est au ciel et sur la terre t’appartient ; à toi, Éternel, le règne, car tu t’élèves souverainement au-dessus de tout ! »
Chouraqui : « Oui, tout dans les ciels et sur terre est à toi, IHVH-Adonaï : le royaume, l’élévation pour tout en tête, »
Je voudrais préciser une autre chose que j’ai dite un peu rapidement la dernière fois en introduction. J’expliquai que le judaïsme n’est pas une religion au sens classique, et que l’ensemble des « lois » juives – c’est-à-dire des obligations et des interdictions qui induisent les manières de se comporter au quotidien pour un Juif pieux à chaque seconde de sa vie et en toutes circonstances, les plus graves comme les plus anodines – ont une réverbération spirituelle essentielle qui n’apparaît qu’à la condition de méditer sur le mode de la pensée juive. « Ce que personne n’a jamais fait », ai-je alors dit.
Bien entendu, je voulais dire par là : personne parmi la foule de ceux qui, dans le monde non-juif, se sont exprimés d’autorité sur les Juifs depuis deux mille ans… Tout le monde croit connaître les Juifs (y compris les Juifs eux-mêmes), ou du moins se faire une idée de ce qu’ils sont, alors qu’on les méconnaît profondément tant qu’on n’a pas la moindre notion de ce qu’est la pensée juive.
J’évoquai en illustration les deux coutumes les plus connues : le respect du chabbat et la nourriture cachère – pour faire comprendre que ces coutumes que les non Juifs trouvent bizarres et absurdes (et surtout s’ils y ont accès depuis un écran branché sur Netflix en regardant la ridicule série Unorthodox) – pour justement insister sur le fait que ces lois-là, partie émergée de l’iceberg juif, comme toutes les autres lois juives, ne trouvent leur sens intime et ultime qu’à la condition de respecter la loi la moins télévisable, l’obligation qui confère précisément leur sens spirituel à toutes les autres, et qui donc en un sens les subsume, qui est ce que la pensée juive nomme « l’étude de la Torah », le Talmoud Torah pour se désigner elle-même (et on ne fait pas de réelle différence de ce point de vue entre étudier la Bible, le Talmud, le Zohar, etc.).
En préambule à cette séance, je vais maintenant laisser quelques minutes la parole au camp adverse, provoqué par une découverte qu’un scientifique, Nissim Amzallag1, a cru faire, résolvant d’un coup toutes les questions afférentes au Dieu juif.
Remercier Pierre Doumergue de m’avoir signalé cet article sur le Dieu juif dans Le Monde.
Je vous laisse écouter et juger cet extrait vidéo d’une interview sur Akadem. Écoutez bien la forme des explications : le timbre de voix, le vocabulaire, la psychologie de l’historien, du paléontologue, du paléographe, du scientifique, du logicien, du mathématicien, de l’informaticien n’est jamais neutre.
VIDÉO NISSIM AMZALAG SUR LE DIEU DE LA BIBLE
Je voulais vous faire écouter cela car il sera question aujourd’hui de ce que la pensée juive a à exprimer concernant le « souffle » du Dieu d’Israël, qui ne se réduit pas au seul artisanat d’un maître-verrier.
Bien entendu, il ne s’agit pas d’opposer pied à pied la conception pragmatique, réaliste, scientifique, historiciste, et la conception mystique.
Hormis l’indigence de la conception scientifique, incapable de rivaliser en beauté, profusion et profondeur avec la conception mystique, il y a aussi cette raison que ces deux conceptions – dont l’une (l’historiciste) croit traiter des mêmes phénomènes que l’autre (la mystique) – appartiennent à deux univers incompatibles, deux univers qui ne partagent pas la même langue – alors que l’une des deux est persuadée parler de l’autre quand elle ne parle jamais que d’elle-même (c’est ce que j’ai qualifiée de « rhétorique de cowboy » à propos des Indiens d’Amérique représentés dans un film de John Ford – ou des Juifs hassidiques représentés dans une série Netflix).
La conception historiciste parle le langage d’un monde profane, c’est-à-dire un monde où le langage justement n’est qu’un ustensile, et où l’on n’a aucunement conscience que cette conception du langage comme ustensile procède en soi d’une forme de langage. Il en va du discours scientifique, rationnel, historiciste, comme du discours médical – qui domine sans quasiment plus aucune concurrence rhétorique depuis maintenant une année –, et qui tourne en rond sans fin dans sa propre nuit (pour paraphraser Debord) autour de sa propre origine magique et animiste, qu’il nie de toutes ses forces mais avec laquelle pourtant il est bien obligé de pactiser sous la forme des feintes doctrines du placebo et du nocebo, lesquelles ne sont que la manière dont il désigne ce qu’il ignore et qui résiste à son déni.
J’ai assez montré, me semble-t-il, à propos de la baudruche Badiou, comme le discours hyper-rationnel, qui s’imagine émancipé du langage qu’il emploie, n’est lui-même qu’un pur phénomène de langage, et en quoi, comme tout langage, ce langage a ses tics de langage et ses coulisses insues de lui-même.
En l’occurrence, Nissim Amzallag a décidé de privilégier une étymologie liée à Caïn – plutôt par exemple que l’étrange jeu de mots que fait sa mère à sa naissance (« J’ai acquis un homme de par l’Éternel » (qaniti ich èth YHVH) ; ou de négliger qu’il n’est pas d’abord forgeron mais « laboureur » (oved adama, « travailleur de la terre », ce qui peut aussi être entendu comme esclave de la terre), et que s’il est qualifié d’ancêtre des forgerons, c’est seulement à la septième génération que cela est indiqué dans le texte, avec la naissance de Tubal-Caïn ; enfin qu’avant d’être un forgeron, il est surtout rongé par la jalousie et le premier des assassins !
Choisir de privilégier tel ou tel aspect du texte sur la foi d’hypothèses archéologiques extrêmement minces, c’est décider sciemment ou inconsciemment que le Texte, auquel on doit tout, dit pourtant passer au second plan. Et au second plan de quoi ? D’un autre texte – le discours historiciste !
C’est là qu’il convient de citer ce paragraphe des Carnets noirs2 extrait de pages où Heidegger décortique minutieusement l’imposture historiciste :
« Selon le degré atteint par l’inaptitude à penser, le manque d’entrain à penser, le manque de vigueur du questionnement et l’impuissance à se décider et à bien poser les choses quant à l’essentiel, tout cela ne faisant que croître, la grandeur de l’histoire tombe dans l’affairement de gens sans envergure dont les ‘‘productions’’ dépassent largement et nécessairement, en tant qu’incomparables créations, les besoins et les capacités de ceux qui sont de moindre envergure encore. »
J’en reviens maintenant à la pensée questionnante et aux sefiroth.
J’ai indiqué la dernière fois comme les sefiroth sont fidèles au mot-à-mot de la Genèse qui dès le premier verset nomme sans les définir les cieux et la terre (« Au commencement Dieu créa les cieux et la terre »), imposant aussitôt une impasse à la définition, une description en creux de l’indescriptibilité de la Création.
Il est à remarquer qu’il y a en hébreu biblique très peu d’adjectifs, et aucun adjectif de matière. Voici ce que rappelle un traité du pasteur Cellerier de 1820, les Eléménts de grammaire hébraïque3 :
« La langue hébraïque a, proportionnellement aux substantifs, un très-petit nombre d’adjectifs. Quelques classes même de ceux-ci manquent entièrement, par exemple ceux qui indiquent la matière. On y supplée par des substantifs, principalement des manières suivantes : On met au génitif le substantif qui indique la nature ou la propriété de l’objet en question. C’est ainsi qu’on supplée constamment les adjectifs de matière, par exemple : keli kessef, vasa argentea, tévath ‘etsim, arca lignea, précisément comme en français, des vases d’argent, une arche de bois; ainsi encore ah’ouzath ‘olam, une possession éternelle, Gen. XVII, 8 ; imerei émeth, des paroles véritables, Prov. XXII, 21. »
Le langage est au fond la seule matière, ce qui revient à dire que tout ce dont traite le langage, il en traite comme étant fait de langage. C’est ce qu’indique Kafka à sa manière, dans son Journal, en décembre 19174 :
« Il n’y a rien d’autre qu’un monde spirituel ; ce que nous appelons monde sensible est le Mal dans le monde spirituel et ce que nous appelons Mal n’est que la nécessité d’un instant de notre évolution éternelle. »
Et logiquement, deux paragraphes après :
« Pour tout ce qui est en dehors du monde sensible, le langage ne peut être employé que d'une manière allusive, et jamais, fût-ce approximativement, de manière analogique, car conformément au monde sensible, il ne traite que de la propriété et de ses rapports. »
Il y a une discussion très drôle à propos du statut du langage dans la Genèse dans le Séminaire de Lacan, le 29 juin 1955. Lacan ayant au cours d’une séance précédente émis l’idée que la formule de saint Jean « In principio erat verbum » s’entend « Au commencement était le langage ». Cela fait sursauter Serge Leclaire qui s’étonne de cette bifurcation par rapport à l’entente commune soit : « Au commencement était le verbe » ou « la parole », mais pas « le langage »… Et Lacan insiste : « C’est incontestablement le langage, ce n’est pas la parole ».
S’ensuit un dialogue très drôle :
LIRE LA PAGE
Le dialogue est alors interrompu par un certain M. X, qui contredit Lacan et donne raison à Leclaire (ce qui va manifestement agacer Lacan), en expliquant que le verbum de saint Jean est la traduction du davar hébraïque, lequel correspond à la parole et non au langage, précise-t-il.
Lacan est assez ébranlé par cette nouvelle donnée juive (« Je n’étais pas en train de vous dire tout à l’heure qu’In principio erat verbum, que je croyais que le langage était à l’origine. Pour moi je ne sais rien des origines. »), qu’il y revient deux séances après, il interroge M. X, il lui demande des explications. Lacan est manifestement troublé par cette émergence imprévue de l’hébreu dans son Séminaire, mais comme il est Lacan, c’est après être allé se renseigner dans le Gesenius sur la différence entre davar et amar qu’il revient à la charge (« Aujourd’hui on boucle certains petits comptes. »). Toute la polémique entre Lacan et M. X est à la fois amusante et instructive (et recoupe plusieurs points qui intéressent mon propre Séminaire, y compris lors de la séance intercalaire du 22 juin 1955 (il s’agit d’une conférence que donne Lacan à Sainte-Anne intitulée Psychanalyse et cybernétique ou de la nature du langage, concernant « les petits 1 et 0 » de la cybernétique : « La cybernétique est une science de la syntaxe, et qui est peut-être aussi bien faite pour nous apercevoir que tout ce que nous avons appelé sciences exactes n’est pas non plus autre chose que de lier le réel à une syntaxe. », j’y reviendrai, probablement à propos de Chomsky), mais où je veux en venir, c’est à cette formulation de M. X, qui reprend Bultmann, sur la différence entre le monde du logos et le monde du davar :
« Le concept d’univers n’existe pas dans la tradition biblique. Ils n’ont pas ce sens de monde déterminé où toutes les choses se produisent par un certain déterminisme chez eux, manque absolument ce concept de loi fixe, déterminée, par laquelle tout s’enchaîne et ce qui est vraiment le sens finalement du concept grec de λόγος : c’est la rationalité du monde, le monde qui est donc considéré comme un tout dans lequel tout se produit d’une façon enchaînée, logique. Ce qui fait aussi la philosophie aristotélicienne, finalement, les quatre causalités, qui doivent expliquer comment même le mouvement se réduit à un ordre statique déterminé.
Par exemple, les hébreux disent toujours – au lieu d’univers – ‘‘la somme des choses’’ ou ‘‘le ciel et la terre’’ et tout ça, mais ils n’ont jamais ce concept rationnel. Ils ne pensent pas dans des concepts statiques, des concepts essentialistes. C’est une chose qui est absente de leur façon de penser. »
On peut voir en effet les choses ainsi. Il est très important de comprendre que le Dieu-Texte de la Bible n’est pas issu d’une révélation apocalyptique, au sens où un voile serait levé sur une énigme préexistante. À cet égard, le Buisson ardent et le Don de la Torah sur le Sinaï sont plus porteuses de questions essentielles que de dévoilements spectaculaire.
Ainsi, que le Dieu Omnipotent, créateur de l’Univers, se « révèle » dans un simple petit buisson de ronces (« Car qui s’y frotte s’y pique », dit un midrash), plutôt que dans un yggdrasill ou un colossal baobab devrait mettre la puce à l’oreille de tous les théologiens.
Voilà comment l’explique Scholem, à propos de ce qu’il qualifie de « néant mystique », qui n’advient qu’en second lieu par rapport à l’en sof, que Scholem appelle la « plénitude ineffable » :
« Pour le kabbaliste, le fait fondamental de la création prend place en Dieu; à part cet acte de création, il n'en admet aucun autre digne de ce nom, capable d'être conçu comme différent fondamentalement du premier acte intime et localisé en dehors du monde des Sefirot. La création du monde, c'est-à-dire la création de toute chose hors du néant, n'est elle-même que l'aspect extérieur de tout ce qui se situe en Dieu lui-même. C'est aussi un mouvement de l'En-Sof caché qui passe du repos à la création, et c'est ce mouvement, création et auto-révélation tout ensemble, qui constitue le grand mystère de la théosophie et le point crucial pour la compréhension du but de la spéculation théosophique. Ce mouvement peut être dépeint comme la manifestation de la volonté première, mais le Kabbalisme théosophique emploie souvent la métaphore plus audacieuse du Néant. Le tressaillement ou la fissure par laquelle le Dieu intérieur est extériorisé et la lumière qui brille intérieurement rendue visible, cette révolution de perspective transforme l'En-Sof, la plénitude ineffable, en néant. C'est là ce ‘‘néant’’ mystique dont émanent tous les autres degrés de la manifestation progressive de Dieu dans les Sefirot, ou la ‘‘suprême couronne’’ de la Divinité. Pour employer une autre métaphore, c'est l'abîme qui devient visible dans les brèches de l'existence. »5
(À suivre)
Réflexions VII-XI (Carnets noirs (1938-1939), p. 375
J.E. Cellérier Fils, 1820
Pléiade III, p.456
Les grands courants de la mystique juive, p.233