Voici maintenant un autre exemple d’interrogation oblique avec le mot mah, pour reprendre l’expression de Gesenius en lui conférant une tournure un peu différente.
Très significativement, la première apparition de mah dans la Bible, en Genèse 4, 10 correspond à une interrogation oblique, une question feinte, une question rhétorique – mais recelant pourtant une vraie question de fond puisque c’est nul autre que Dieu qui l’emploie, s’adressant à Caïn immédiatement après le meurtre d’Abel (verset 8). Dieu s’exclame: « Qu’as-tu fait ? » meh ‘assita, littéralement : « quoi tu as fait ». Il n’y a évidemment pas de point d’interrogation dans la version originale, et bien entendu Dieu sait parfaitement ce qu’a fait Caïn.
De même, lorsqu’il lui a demandé au verset précédent (verset 9) : « Où est Abel ton frère ? », le Midrach Rabbah explique que Dieu le savait parfaitement mais a laissé de la sorte une chance à Caïn de se repentir. À quoi Caïn répond à la feinte question par une vraie question : « Je ne sais pas, suis-je le gardien de mon frère ? ».
Le Keli Yaqar donne comme interprétation de cette réponse de Caïn l’aveu (et non la question) qu’il ignorait qu’il y avait interdit de tuer. Le texte dit en effet littéralement : « Je ne savais pas suis-je le gardien de mon frère (lo yad’ati hachomer a’hi anokhi). Ce que le Keli Yaqar transcrit en : « Je ne savais pas si j’avais l’obligation de garder mon frère pour qu’il ne se fasse pas tuer par moi. »
Toutes ces questions qui suscitent en écho d’autres questions sont davantage des interrogations existentielles que de véritables enquêtes exigeant une réponse. « Qu’as-tu fait ? » peut ainsi signifier : « Qu’est-ce qu’un meurtre ? », au sens de « Qu’appelle-t-on penser ? ». Le questionnement ouvre sur la possibilité d’une réparation. « Où est ton frère ? » n’est pas une investigation mais une invitation au retour sur soi, qui est le propre de la force même du mah, du questionnement, soit la Sagesse H’okhmah. La force du mah, c’est de pouvoir faire retour sur soi en tant que question pour se rendre, de la sorte, inépuisable…
Peut-être est-ce cela que Heidegger appelle dans les Carnets noirs1 l’acte de questionner :
« Il est encore moins possible dans le domaine de l’esprit que dans le domaine politique de se passer de l’acte. Et ici, l’acte, c’est : questionner – être capable de rester sans réponse ‘‘satisfaisante’’ pendant longtemps, et peut-être pour toujours, et vouloir développer encore le questionnement comme force créatrice. »
Pour justifier sa question sans pour autant y apporter une réponse qui porterait en somme sur l’essence du meurtre, Dieu énonce une formule à peu près intraduisible :
« La voix des sangs de ton frère crie vers moi… »
En « fabriquant » le mah (le verbe ‘assita est le même que celui du monde de la « Fabrication » Assya – ultime modalité de la Création après Atsilout « Émanation », Béria « Création », Yetsira « Formation »), en extirpant le « quoi » de son refuge secret, le lieu celé d’où toute question provient, tu as suscité le hurlement (tsa’aq, c’est crier à l’aide) de ce qui ne devait jamais surgir à l’air libre – car cela signifie que l’homme, donc la Création, est abîmé.
L’animal est préposé à ce que son sang jaillisse dans le rituel du sacrifice. Il ne lui est pas fait de tort (contrairement à la souffrance qu’on peut lui infliger, qui est strictement interdite dans le judaïsme). Or l’homme se distingue de l’animal en ce qu’il a été créé par le souffle divin (« Il insuffle yfah’ en ses narines haleine nechamah de vie »).
L’homme, en tant qu’il est un être de souffle qui se transmet et embrase, est doté de la possibilité de penser. En assassinant Abel, Caïn a exterminé cette potentialité de la buée qui n’est autre que le nom de Abel en hébreu : hével. C’est le mot faussement rendu par vanitas dans la célébrissime formule de l’Ecclésiaste « vanité des vanités », qui est en réalité « buée des buées », havèl havalim. Soit ce qui indique à la fois la vie et la possibilité de la voix, donc de la parole.
Les commentateurs insistent sur le lien entre l’homme et le reste de la Création. C’est ainsi que le Keli Yaqar interprète la phrase « la voix des sangs de ton frère crie vers moi depuis le sol » : « Si les hommes se supprimaient l’un l’autre, la vie disparaîtrait, et le sol serait abandonné, dévasté. Voilà pourquoi ce dernier veut réparer l’offense faite à la victime, car le maintien même de la terre dépend de cela, et si la sévérité était relâchée pour le fait de s’entretuer, il lui serait impossible d’être <à la terre>, car son existence même serait vaine, et elle serait désolée, dénuée d’habitants, raison pour laquelle elle cesserait de te faire bénéficier de sa fertilité. »
Le Talmud, au traité Sanhédrin 37a, interprète ainsi le pluriel du mot « les sangs » (cité par le Tora Temima): « Il n’est pas écrit ‘‘le sang de ton frère’’, mais ‘‘les sangs de ton frère’’. D’où l’on déduit que son sang a éclaboussé les arbres et les pierres. »
Le mah biblique n’est donc pas le quid latin, et il ne fait signe vers aucune quiddité. Il est le mot de l’étonnement et de la curiosité pensive des Hébreux dans le désert après leur sortie d’Égypte, lorsqu’ils découvrent la manne (Exode 15, 16) : « Et ils se dirent chaque homme à son frère, qu’est-ce que cela (man hou), car ils ne savaient pas ‘‘quoi cela’’ (mah-hou).
Il y a beaucoup de choses à dire sur la manne, qui est comme la substance même du « non-argent », et je ne peux que vous renvoyer aux pages que je lui ai consacrées dans De l’antisémitisme.
Qu’est-ce qui caractérise le « Qu’est-ce cela ? » ?
Jaillie sans effort, cueillie sans peine, créée, comme la lumière, dit le traité Pessah’im, la veille du septième jour, «juste avant la nuit», la manne est une substance de rêve. Légère comme la gelée, belle comme la neige, bonne comme «la plus pure farine mêlée avec du miel».
La substance de l’argent n’a pas la moindre valeur d’usage (c’est du papier, du plastique, une impulsion électronique entre New York et Tokyo), tandis que la manne, elle, est un vrai trésor. «La rosée descendait sur le sol, et la manne tombait par-dessus, puis la rosée à nouveau descendait sur la manne, qui se trouvait ainsi comme enveloppée dans un écrin», écrit Rachi. Un trésor absolu, c’est-à-dire sans prix. On ne monnaie pas la rosée. «Il prodigue à chacun ses faveurs et l’argent n’est d’aucun secours», dit le Talmud.
La manne n’est pas seulement une mystérieuse nourriture, elle est un mystère comestible: man-hou? «Qu’est-ce?», la question faite aliment, la pensée mangeable. Son absorption rendait plus intelligent, affirme très sérieusement le Tseenah Ureenah.
L’argent est insipide, il n’a pas d’odeur, étant précisément en cela un équivalent universel. La manne à l’inverse est le cauchemar des spéculateurs: elle n’a pas de valeur d’échange fixable, puisqu’elle peut prendre tous les parfums, selon le désir du palais qui la déguste. »
On trouve dans le Talmud, au traité Chabbath 88b et 89a, un passionnant dialogue entre Dieu, Moïse et les anges, qui contestent le don de la Torah aux hommes. On y assiste littéralement à la « force du quoi » (koah’ mah ) déployée par Moïse pour attirer la Torah des cieux (où les anges prétendent la conserver à leur seul usage) vers la terre. Cette force est indiquée par la formule récurrnete, traduite usuellement par « Qu’y a-t-il d’autre d’écrit dans la Torah », mais qui littéralement se dit « Retour du mah écrit dans la Torah » chouv ma ketiv bah.
(À suivre)
Réflexions II-VI, p.193