Un autre enseignement mystique, issu d’une introduction en anglais au Zohar par le rabbin Moshe Miller, va permettre de faire une transition vers l’autre terme important associé aux dix sefirot beli mah du Sefer Yetsirah.
« ‘Hokhma est la puissance créatrice et généralement imprévisible de l’âme qui se manifeste par des intuitions ou une inspiration spontanées – un éclair intuitif d’illumination intellectuelle qui n’a pas encore été pris en charge ou développé par la force d’entendement de Bina.
La puissance créatrice qui illumine ‘Hokhma dérive du niveau caché de Kéter : « et ‘Hokhma émerge du néant » (Job 28, 12), c’est-à-dire de la face cachée de Kéter. La raison pour laquelle ‘Hokhma est capable de fonctionner comme un réceptacle de l’éclair de révélation divine est que dans son essence profonde, elle est aussi « néant ». C’est-à-dire que l’essence profonde de ‘Hokhma est l’effacement de soi (bitoul). C’est pourquoi le Zohar caractérise la nature de ‘Hokhma par l’une des permutations du mot ‘Hokhma lui-même – koah’ ma – « le potentiel d’être “quoi” (c’est-à-dire non défini et donc illimité) »
La question du bitoul, traduit ici par « efffacement de soi », est complexe par son ambivalence.
Le mot bitoul, « annulation », a pour racine le verbe batal, qui signifie « être vide », « être vacant », et « être libre » de tout labeur ; de là la signification d’« interrompre », de « cesser », et de « se reposer ».
La notion de bitoul a son origine dans une formule que l’on récite le matin avant Pessah’, après avoir fait tout son possible pour dénicher et éliminer toute trace de levain (h’ametz) de sa maison. Comme on se doute qu’il restera toujours quelque part quelques miettes de pain inaccessibles, on profère alors cette formule nommée bitoul, « annulation », qui n’est pas une prière mais une formule d’intention :
« Que tout ‘Hamets, qui se trouve en ma possession, que je n’ai pas vu ou que je n’ai pas détruit, dont je n’ai pas connaissance, soit considéré comme inexistant (libatel) et sans valeur, comme la poussière de la terre. »
L’ambiguïté du mot bitoul tient en ce que d’une part il est très négatif, dans le Talmud par exemple lorsqu’il est question de bitoul beith hamidrach1, soit d’absentéisme à la maison d’études, ou dans l’expression bitoul torah, c’est-à-dire qu’on gaspille à des futilités du temps qui devrait être imparti à l’étude de la Torah ; mais d’autre part, principalement dans la pensée de Rabbi Nahman, le mot bitoul désigne l’union en Dieu et avec Dieu par l’abnégation de soi, une pratique doloriste associée à la notion de hitbodedout, la confession, la « conversation du cœur brisé » dans la solitude avec Dieu… C’est une coutume propre aux Braslaver, peu partagée par les autres courants du hassidisme chez qui au contraire prévaut l’importance de la joie et de la jubilation.
Or c’est justement la jubilation, et même la jouissance qui est en cause avec l’autre notion associée aux sefiroth beli mah :
De manière très intéressante, le mot beli, traduit par « sans », vient de la racine balah qui signifie d’une part « craindre », « être terrifié », et au piel (forme intensive active) « terrifier», « faire se décomposer de frayeur » « to cause anyone’ s mind to be cast down » explique Gesenius.
Et le même verbe signifie aussi « tomber », « disparaître » « échouer », « se décrépir », « se décatir », « être usé », « être vieux », « se consumer » et, très étrangement, « jouir », au sens d’avoir le plein usage, comme on jouit intégralement d’un bien.
La forme adverbiale beli est directement rattachée aux diverses significations de la racine balah, de sorte que la rendre simplement par « sans », au sens de « dénué de », n’est qu’une des multiples compréhensions possibles de l’expression beli mah (d’autant que le mot mah, on l’a vu, est lui-même doté d’une flottille de nuances…) – d’où l’embarras manifeste des traducteurs pour la rendre. Sans compter que le mot beli n’est pas d’abord un adverbe mais un substantif qui signifie, dit Gesenius, la consomption et la destruction comme dans l’expression « la fosse de destruction », michah’at beli en Isaïe 38, 17 …
Le mot beli désigne encore l’échec, le défaut, le rien (nothing), d’où son usage comme adverbe de négation, explique Gesenius : «idem quod lo (« même chose que ‘‘non’’ »). Il est parfois adjoint de manière très soudée à des substantifs, de sorte qu’ils fusionnent en une seule idée : beli chem, « sans nom » devient « sans gloire » (not fame), c’est-à-dire l’infamie (infamy)» .
Je vous passe toutes les multiples nuances du mot beli et de ses variations, qui vont de « pas » à « néant » en passant par « involontairement », « sans le vouloir », « faute de », « sans », « nul », « affamés », « desséchée », « bien que » …
Par ailleurs, le verbe balah est employé à propos de vieux vêtements qui tombent en lambeaux (exemple en Job 13, 28 : « Quand mon corps tombe (yvléh) en pourriture, comme un vêtement que dévore la teigne » ), ou en Isaïe 50, 9 : « Voici, ils fanent tous comme un habit » :
Or il s’agit aussi du mot crucial qu’emploie en Genèse 18, 12 la vieillarde Sarah très significativement lorsque l’ange annonce à Abraham qu’ils auront un fils :
« Abraham et Sara étaient vieux, avancés en âge : et Sara ne pouvait plus espérer avoir des enfants. Elle rit en elle-même, en disant : Maintenant que je suis vieille <ah’arey belotéy>, aurais-je encore des désirs <haytah li ‘èdnah> ? Mon seigneur aussi est vieux.
L’Éternel dit à Abraham : Pourquoi donc Sara a-t-elle ri, en disant : Est-ce que vraiment j’aurais un enfant, moi qui suis vieille ? Y a-t-il rien qui soit étonnant de la part de l’Éternel ? Au temps fixé je reviendrai vers toi, à cette même époque ; et Sara aura un fils. Sara mentit, en disant : Je n’ai pas ri. Car elle eut peur. Mais il dit : Au contraire, tu as ri. »
C’est un épisode fondamental pour la naissance du judaïsme et du peuple juif, qui regorge dans le texte (et dans la plurimillénaire tradition de commentaires rabbiniques) d’allusions et d’arrière-pensées mystiques – Abraham est associé dans le Zohar à la sefira H’essed (l’amour, la bonté, la générosité) d’après Michée 7, 20 : « Donne le h’essed à Abraham ».
Le contexte de l’apparition du verbe balah dans la bouche de Sarah est donc le suivant (Genèse 17) : Dieu contracte une alliance avec Abraham âgé de 99 ans : il lui promet qu’il sera père d’une multitude de nations, il lui change son nom (Abram devient Abraham) et celui de Sarah (Saraï devient Sarah), il lui promet la terre promise (le pays de Canaan, qui deviendra Eretz Israël), et il lui intime de se circoncire, comme signe perpétuel de cette alliance sur sa chair.
Puis il lui annonce que sa femme, stérile et âgée de 90 ans, va lui donner un fils nommé Isaac. Et Abraham rit (vaytzh’aq) à cette idée que son couple puisse engendrer à respectivement 100 et 90 ans.
Abraham obéit, il se circoncit ; il circoncit également Ismaël, son fils aîné et unique pour l’instant, et tous les mâles de sa maisonnée, quelle que soit leur origine ethnique.
Le chapitre 18 commence alors que Dieu lui apparaît tandis qu’il se repose (de la douleur de sa circoncision disent les commentaires) à l’entrée de sa tente parmi les chênes de Mamré. Trois anges se tiennent devant lui, il insiste pour les accueillir en hôtes de marque, leur offre à boire et à manger ; puis s’instaure un dialogue proprement extraordinaire.
Ils commencent par lui poser une question concernant le lieu de Sarah (Genèse 18,9) :
« Alors ils lui dirent : Où est Sara, ta femme ? Il répondit : Elle est là, dans la tente. L’un d’entre eux dit : Je reviendrai vers toi à cette même époque ; et voici, Sara, ta femme, aura un fils. Sara écoutait à l’entrée de la tente, qui était derrière lui. Abraham et Sara étaient vieux, avancés en âge : et Sara ne pouvait plus espérer avoir des enfants. Elle rit en elle-même, en disant : Maintenant que je suis vieille (littéralement : « après que j’ai été décatie pour moi » ah’arey beloti aitah li, avec le verbe balah), aurais-je encore des désirs ? Mon seigneur aussi est vieux.
L’Éternel dit à Abraham : Pourquoi donc Sara a-t-elle ri, en disant : Est-ce que vraiment j’aurais un enfant, moi qui suis vieille ? Y a-t-il rien qui soit étonnant de la part de l’Éternel ? Au temps fixé je reviendrai vers toi, à cette même époque; et Sara aura un fils. Sara mentit, en disant : Je n’ai pas ri. Car elle eut peur. Mais il dit : Au contraire, tu as ri. »
Puis les anges partent et vont détruire Sodome, après qu’Abraham a échoué dans son marchandage avec Dieu pour sauver Sodome à cause des Justes qui s’y trouveraient.
Tout cet épisode se place à l’ombre du questionnement. « Où est Sarah ta femme ? » demandent les anges.
S’ils posent la question, disent les commentaires, alors qu’ils savent pertinemment qu’elle se dissimule par pudeur dans la tente, c’est afin d’entamer la conversation. Maïmonide écrit littéralement: zé derekh hath’alat dibour, « c’est une voie pour ouvrir la parole », comme à chaque fois que Dieu pose une question (le « Où es-tu ? » à Adam en Genèse 3,9) dont il connaît parfaitement la réponse. Autrement dit la question divine n’exige pas sa résolution par la parole humaine, au contraire puisqu’elle la sustente.
Tout le passage est prodigieusement riche et complexe et psychanalytiquement très intriguant, mais je vais me concentrer sur notre sujet, qui est le « quoi » et la Création par l’intermédiaire des sefirot.
Il faut comprendre que ce passage extraordinaire de la Bible n’a pas seulement trait aux sefirot beli-mah par le biais de jeux de mots, gratuits ou pas. Nous allons passer quelques minutes à l’étudier, et vous ne serez pas plus avancés sur la signification exacte des sefiroth beli-ma. Il n’y a pas de signification exacte, nous l’avons assez vu la dernière fois. Mais on peut essayer de susciter, par l’étude, une atmosphère spirituelle et intellectuelle questionnante qui ouvre sur le mystère de la Création du monde. Tous les versets de la Bible parlent de la Création du Monde. Un événement biblique est toujours historial, il crée, il injecte, il jacule de la temporalité sans se dissoudre lui-même dans le temps. C’est ainsi parce qu’il ne passe pas dans la temporalité – il ne trépasse pas – qu’il peut la fonder comme événement.
Il n’y a pas d’avant ni d’après dans la Torah disent les Rabbins. « Le temps est ici et là », dira Guy Debord. Tout ce qui « arrive » à Abraham, à Moïse, aux Hébreux, à Joseph, à Samson, au roi David, à Sarah, à Ève, à tous les personnages de la Bible, cela concerne la Création du Monde et réverbère sa continuité. C’est ainsi qu’ils sont, comme dans À la Recherche du Temps perdu tous contemporains les uns des autres .
Il y a un passage dans le Talmud, en Menah’oth 29b, où Moïse est envoyé par Dieu assister au cours de Rabbi Aquiba (Rabbi Akiva, contemporain de la révolte de Bar Kochba (132-135), sa tombe est à Tibériade en Israël, vous allez la voir fugitivement sur la vidéo de Rav Mamouch Fénech, et vous constaterez que c’est, comme tous les tombeaux des grands saints du judaïsme, un lieu d’étude).
Raconter la Aggadah.
Le texte dit tachach koh’o, « sa force s’affaiblit» de tach « faible » en araméen, ce que le Rav Mamouch Fénech va rendre par « il se vexa»…
Puis lorsque Moïse entend son nom, « son savoir se réinstalla» dit littéralement le texte : netyychevah daato
Je vous ai cité cette aggadah car elle correspond d’une certaine manière à l’annonciation faite à Sarah (dont celle faite à Marie est une transposition à l’usage d’oreilles chastes).
C’est ainsi comme un « éternel retour » qu’on peut comprendre la formulation réitérative intraduisible – mais très fréquente dans l’hébreu biblique – lorsque les anges font leur annonce en 18, 10 : « Ils dirent : Je reviendrai vers toi à cette même époque ; et voici, Sarah, ta femme, aura un fils ». Les anges profèrent exactement chouv echouv : « Revenir, je reviendrai ».
L’écho du retour est son inchoation, son propre déclenchement à sa propre perpétuité.
Lorsque l’ange exprime : « Revenir, je reviendrai », Rachi précise qu’il s’agit bien de Dieu qui s’exprime : « L’ange ne lui annonce pas son propre retour, mais il se fait le porte-parole de l’Omniprésent (Maqom). »
Ce qui est rendu ici maladroitement dans la phrase de Rachi par « l’Omniprésent » – traduction absurde puisque elle contredit l’idée de retour – c’est le mot Maqom, le « Lieu », une des surnoms de Dieu. Ce « lieu » n’est pas davantage spatial que la question n’attend sa réponse. Il s’explicite selon la formule du Sefer HaBaïr : « Dieu est le lieu du monde, mais le monde n’est pas son lieu. » On pourrait transposer, la Question est le lieu de la Réponse mais la Réponse n’est pas le lieu de la Question ; ou encore la Séfira est le lieu du Quoi, mais le Quoi n’est pas son lieu (beli-mah).
En témoigne juste après une étrange expression hébraïque, qui confirme comme l’annonce faite à Sarah est un événement vivant, une création de temporalité, une innovatrice bifurcation de destinée. Car il n’est pas du tout écrit : « Je reviendrai vers toi à pareille époque » comme toutes les traductions le rendent, mais « Je reviendrai vers toi comme un temps vivant ka’èt h’ayah. » Ce que seul Chouraqui rend : « Il dit : Je retournerai, je retournerai vers toi, comme en ce temps vivant, voici un fils de Sara ta femme. »
Nahmanide l’interprète bien ainsi:
« Revenir, je ferai revenir (achouv) un moment qui sera comme l’instant (ka’èth) présent, où vous serez vivants (h’aïm pluriel de h’ayah), et ta femme Sarah aura un fils. »
Rachi commente ainsi le mot h’ayah vivante :
« À pareille époque où tu seras vivante, où vous serez tous vivants et en bonne santé <chelèmim ve qayamim : « complets », « parachevés » et « permanents », même racine que qoum, « se mettre debout », se « redresser », « s’insurger », « endurer »…
En d’autre mots, qoum est le mot de la « substance », et de ce qui en elle s’insurge contre la fugacité du souffle, exactement comme Caïn le sédentaire se dresse pour tuer Abel le Nomade, autant dire comme la « lance » s’en prend à l’« haleine », puisque qaïn, qui peut signifier la « lance », vient de qoun indique Gesenius, la « fixité », mot qui est associé à qoum (une seule lettre les distingue, le mem et le noun qui sont étymologiquement interchangeables), et qoum, « se dresser », est précisésment le mot employé pour dire que Caïn s’est jeté sur Abel pour le tuer.
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