Dubourg rend l’expression esser sefirot belima par « dix inscriptions sans référent » ; Mopsik par « dix sefirot sans quoi » dans une note du Zohar, et par « dix chiffres-abîme » dans sa propre traduction du Sefer Yetsirah ; Jean Yves Legouas par « dix sefirot sans rien ». La première mention des séfirot apparaît au deuxième paragraphe du Sefer Yetsirah (je lis le premier paragraphe auparavant) :
Dans la traduction de Dubourg (parue dans Tel Quel n° 91, printemps 1982) :
« En trente deux-voies inouïes d’intelligence, il grave, yah, yahvé des puissances, élohim d’israël, élohim des vivants, dieu, violent, haut et suprême, habitant de l’éternité, et saint est son nom, il crée son monde en trois registres : l’écrit, le récit et le chiffré – Dix inscriptions (sefiroth) sans référent (beli mah), vingt-deux lettres, trois mères, sept doubles et douze simples. »
Voici maintenant la traduction de Mopsik (qu’il qualifie modestement d’« essai de traduction »1) :
« Trente-deux sentiers merveilleux de Sagesse grava Yah YHVH Tsébaot, Dieu d’Israël, Dieu vivant, Dieu puissant, haut et élevé qui demeure perpétuellement et dont le Nom est saint. Il créa son monde par trois écrits (sefarim) : par l’écrit (séfer) , l’écrit et l’écrit. – Dix chiffres-abîmes (sefiroth beli-mah) et vingt-deux lettres fondement …
Enfin dernière traduction, celle de Jean-Yves Legouas dans l’édition Beith Hazohar :
« Trente-deux voies merveilleuses de sagesse, grava Yah Dieu des armées, Dieu d’Israël, Dieu vivant, Dieu tout puissant haut et exalté, habitant l’éternité et dont le nom est saint, Il créa Son monde par trois livres, par le livre (SPR), le livre et le livre. – Dix Sefirot sans rien et vingt-deux lettres fondamentales… »
Première remarque : dans le texte original, il n’y a ni virgules ni majuscules (ce que respecte Dubourg) ni ponctuation ni voyelles (ce qu’il ne respecte pas). Ainsi le mot sefer répété trois fois est-il affublé par Dubourg de trois acceptions différentes : « l’écrit », le « récit » et le « chiffré », tenant compte de la différence de vocalisation entre séfèr, sefar et sipour. Mais cette vocalisation n’apparaît que dans l’édition imprimée de Mantoue de 1562. Dans le Codex vaticanus du Xème siècle, la plus ancienne version manuscrite dont on dispose, il n’y a ni voyelles, ni ponctuation (hormis des points-tiret) ni même de divisions en chapitres. C’est la raison pour laquelle les autres traducteurs peuvent légitimement répéter trois fois « l’écrit » (Mopsik) ou « le livre » (Legouas), ne s’appuyant que sur les consonnes du mot sefer.
Tout cela pour vous montrer comme ce texte fondateur, à l’origine de toute la Kabbale et de la mystique juive, demeure profondément énigmatique et ambivalent. Je ne vais aborder aujourd’hui que l’expression beli-mah, mais sachez que chaque mot de ce texte prodigieux mériterait des heures d’étude et de commentaires. Je vous renvoie sur l’introduction au Sefer Yetsirah de Michaël Sebban sur YoutTube:
L’expression belimah, souvent décomposée en « sans » « quoi », beli et mah, est un hapax dans la Bible, en Job 26, 7 : « Il étend la terre toléh eretz sur le néant ‘al beli-mah ».
Les traductions reprennent le mot « néant » en majorité, y compris la Vulgate : adpendit terram super nihili, et le distinguent du « vide » tohou du début du même verset « Il déploie le Nord sur le vide… ». La Septante rend le mot beli-mah par οὐδενός, qui a un sens péjoratif en grec ancien : « Ce qui ne mérite aucune attention, ce qui est méprisable » indique le Bailly.
Commençons par examiner ce qui s’agite et cogite autour du petit mot mah. Il désigne certes le plus souvent une interrogation, mais sans que celle-ci soit particulièrement définie en dehors de son contexte.
Voici en vrac les diverses manières de le rendre dans la Bible :
a. qu’est-ce qui, quoi, comment, de quelle sorte
b. (interrogat.)
1a1) quoi ?
1a2) quel ?c. (adv.)
1b1) comment
1b2) pourquoi
1b3) comment ! (exclamation)d. (avec prep)
1c1) dans lequel ?, par quoi ?, par quels moyens ?
1c2) à cause de quoi ?
1c3) comme quoi ?
1c3a) combien ?
1c3b) pour combien de temps ?
1c4) pour quelle raison ?, pourquoi ?, dans quel but ?
1c5) jusqu’à quand ?2. rien, ce qui peut, quoi qu’il arrive
Le mot mah est employé très fréquemment lors d’une « oblique interrogation » (Gesenius), après un verbe qui demande, qui réplique, qui déclare ou qui indique, comme en Exode 2, 4, lorsque Moïse bébé est placé dans son panier en osier sur l’eau, il est dit : « Sa sœur se tint à distance pour observer ce qui lui arriverait », littéralement ‘‘quoi on lui fera’’ ma ye’asseh lo.
Il peut être placé après le génitif, comme en Jérémie 8, 9 : « Quelle sagesse ont-ils ? », littéralement « et sagesse de quoi (vehokhmat-mèh) pour eux ».
Inversement il peut être placé avant un substantif décliné au génitif, comme en Psaumes 30, 10 « Quel profit as-tu à faire de mon sang… », littéralement « quoi-profit (ma-bètsa’) mon sang ».
Gesenius donne comme équivalent de cet usage le latin quale lucrum, quae similitudo et l’anglais what profit (au sens où on dirait « quel intérêt ? » sous-entendu, « il n’y a aucun intérêt »), et il précise : « Des questions de ce genre sont soit de reproche, soit d’aggravation, soit d’extinction (extenuation), par exemple en Job 6, 11 : « Quelle est ma force (mah-koh’i « quoi-force ») pour que je patiente ? Quelle est ma fin (mah-kitsi), pour que je prolonge mon être ? »
Il y a encore de très nombreuses nuances et usages, avec ou sans préposition, que je ne peux pas vous détailler ici, mais je veux revenir sur l’idée de ce que Gesenius nomme une « interrogation oblique », laquelle peut être associée à ce que le Zohar qualifie de « force du quoi », koah’ mah, en jouant sur les lettres du mot h’okhmah, « Sagesse », soit la deuxième sefira.
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