Il y a un passage dans un texte de Heidegger daté de 1930 intitulé Hegel et le problème de la métaphysique, que j’ai déjà évoqué mais qu’on peut relire aussi en songeant à cette dialectique de la dérobade entre la substance et le « temps vivant » :
« Si dans l'Antiquité et par la suite l'essence de l'être de l'étant est conçue comme substantialité, quelle que soit la définition qu'on en donne, si donc elle est comprise comme présence constante, l'angle de vue dont s'accompagne cette détermination de l'être est, par conséquent, axé sur le temps. Constant c'est ‘‘toujours’’; qui dit présence dit le présent. Toujours et présent sont typiquement des caractères du temps. Entendre ainsi l'être à partir du temps s'effectue dans l'Antiquité de manière pour ainsi dire spontanée, comme quelque chose qui va de soi, et qui par la suite ira de plus en plus de soi, tant et si bien que cette connexion avec le temps sur laquelle repose l'interprétation de l'être n'est pas reconnue comme telle. Au contraire, elle est de plus en plus masquée, et c'est tout le rôle du concept de substance. »
Bien entendu, ce « temps vivant » n’est envisageable que selon le mode grammatical de la pensée juive, où les « temps » de la grammaire parlent depuis un Texte du Temps, un Texte qui trame le monde de temps, conformément à cette extraordinaire singularité grammaticale du vav versatile (le vav conversif), dont je vous ai déjà touché un mot, et qui transmet son ondulation et son swing à tous les versets du passage qu’introduit un « Ils dirent… », « Il dit… » – en l’occurrence ici.
De même, un peu plus loin, dans le chapitre 18, lorsque Dieu prophétise : « Abraham deviendra une grande et puissante nation, et toutes les nations de la terre seront bénies par lui. » (Ge. 18,18), l’écho inchoatif du temps se signale par le redoublement du verbe « être », puisqu’en hébreu il est dit : « Véavraham hayo yhyé legoy gadol… », ce qu’on peut traduire par « Et Abraham être sera … »
Ce qui est compris par le Tora Temima, citant le Talmud de Jérusalem, comme engageant la structure fondamentale du monde en soi :
« Le monde ne peut pas se maintenir avec moins de trente justes comme notre patriarche Abraham. »
Ce nombre de trente justes est déduit du mot yihyé, « sera », dont la guématria est de 30. Le fondement du monde, c’est la sainteté d’Abraham se réverbérant à travers les âges. Le Talmud de Babylone, en Yevamoth 63a, précise ce que signifie cette bénédiction universelle (fin du verset : « et toutes les nations de la terre seront bénies en lui ») :
« Rabbi Eléazar a enseigné : Que signifie ‘‘toutes les nations de la terre seront bénies en lui’’ ? Même les bateaux qui naviguent de Gaule en Espagne (en araméen : migalia leaspamia) sont bénis (sont assurés d’arriver à bon port) uniquement à cause d’Israël… »
Étonnamment, Heidegger a eu quelque écho de cette étrange conception juive d’un temps malléable – ce qu’il appelle lui un « maintenant instantané » <ein jetzt augenblicklisch>, non pas en fréquentant la Torah, le Talmud ni le Zohar mais en étudiant Schelling, lui-même comme on sait influencé par Jakob Boehme lui-même très probablement d’une manière ou d’une autre initié à la Kabbale. Dans Les Grands courants de la mystique juive, Gershom Scholem rappelle la similarité de ses écrits avec ceux des kabbalistes: « Il a, pour ainsi dire, redécouvert complètement le monde des Sephiroth. »
Voilà ce qu’exprime Heidegger dans son cours sur Schelling1:
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