Revenons maintenant à cette question, posée par la nomenclature des séfiroth, de l’indescriptibilité de la Création sur quoi j’avais clos la dernière séance. Cette indescriptibilité est signifiée par une expression célébrissime : il s’agit de ce qu’on a coutume de désigner comme « Tohu-Bohu » : « La terre était informe et vide (tohou vavohou, le tohu-bohu), il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme… »…
Si les commentaires sur la signification du tohu-bohu prolifèrent, ils insistent souvent sur son caractère non seulement indéfinissable mais inessentiel, insubstantialisable, c’est-à-dire qu’il n’est pas moyen de s’y référer, de fonder un savoir le concernant, autrement qu’en questionnant ce caractère du Tohu-Bohu par la pensée. Pourquoi ? Pour la raison que toute la Création est en soi un acte de pensée qui a lieu « berechit », dans la tête (roch) de Dieu :
Le Ramban (Moshe Ben Nahman (Nahmanide, Gérone 1194 – Acre 1270), qui était aussi kabbaliste et dont le commentaire s’en ressent, commente ainsi :
« Dieu a fait sortir du néant total et absolu un élément extrêmement ténu <yessod – nom d’une séfira, désignée comme « fondement » daq méod>), dépourvu de substance <eyn bo mamach : il n’y a pas en lui de mamach. Le mot mamach (qui correspond à « vraiment », « réellement », « exactement» en israélien moderne, yech bo mamach signifie « tout à fait ! » – ce sera la formule par quoi Nahmanide désigne plus bas le bohou ) – et eyn bo mamach : « c’est dénué de fondement ») vient de la racine yamach, « toucher, sentir, tâter », qui n’apparaît qu’une fois dans la Bible, en Juges 16, 26 conjugué au hiphil (causatif actif : faire faire quelque chose), lorsque Samson, vaincu par les Philistins qui lui ont crevé les yeux, demande à un jeune serviteur, une fois que sa force capillaire est revenue, à ce qu’on le place entre les deux colonnes de la maison des princes philistins : « Alors Samson dit au garçon qui le tenait par la main: Place-moi, et fais-moi toucher <hamicheni> les piliers qui soutiennent la maison, afin que je m’y appuie <shaian, « prendre pour appui », « se reposer » en Dieu.> »
À noter que les « colonnes » ha’amoudim sont formées sur le mot amad, « se tenir debout » « endurer » « rester ». C’est un mot important, qui apparaît dans la formule qu’on peut lire parfois dans les Synagogues inscrite sur l’armoire où sont préservés les rouleaux de la Torah : « Sache devant Qui tu te tiens », formule reprise du Talmud en Berakhoth 28b, lorsque Rabbi Éliézer conseille à ses disciples : « daou lifnei mi atem ‘omedim », ce qui renvoie d’une part à un « savoir se tenir » digne d’une noblesse spirituelle (dont a vu la dernière fois en partie le détail) et d’autre part à un « savoir » paradoxal puisque « Qui ?» est précisément le nom de Celui qui suscite tous les questionnements en tant qu’il est inconnaissable.
Or ces piliers, qui vont servir à Samson à la destruction de tout l’édifice pour s’y ensevelir avec les Philistins, sont ceux « sur lesquels la maison est nakhon », dit le texte. On se rappelle que le mot nakhon, traduit par « exact », signifie en réalité « préparé », comme dans le Psaume 51, 12 : « Crée pour moi, Dieu, un cœur pur (lev tahor), renouvelle en mon sein un esprit exact (rouah’ nakhon <Nakhon ne veut pas dire « exact » mais vient de khoun, « préparé ».>)»
Si l’on suit bien le fil du mot à mot, dire que le tohu n’a pas de mamach en lui, signifie d’une part qu’il est impalpable, mais surtout qu’on ne peut sur lui rien fonder d’exact au sens de préparé. Et pourtant, de même qu’il s’agit pour l’homme pieux de savoir que Celui qui le fait tenir debout est inaccessible au savoir, c’est depuis le tohu et le bohu (on va voir ce qu’il désigne) que tout le monde de la matière s’est érigé.
Nahmanide poursuit : « Cet élément (dépourvu de substance) est un potentiel de création (aval hou koah’ mamtsi : mais il est une force de mamtsi)… »
Le mot mamtsi désigne ce qui se situe dans l’émergence. Dieu est qualifié dans la langue de Maïmonide de matsouï richon, « être premier ».
Voici un commentaire de Raphaël Draï sur cette notion de mamtsi, dans une étude parue dans la revue La pensée juive au XXème siècle en juin 1999 intitulé « L’alliance, le nabi et le réel divin » :
Cela pour vous faire voir comme il faut toujours rester très prudent avec les traductions qui ont tendance à tirer les choses du côté stable, établi, gréco-philosophique de la substance (et en réalité de la langue d’arrivée dans laquelle se dit la substance : ousia (soit la « permanence »), substantia…).
Or cette stabilité substantielle est un leurre. C’est ce que n’aura de cesse de montrer Heidegger, l’ambiguïté du mot substantia « que comporte déjà le concept antique d’ousia », lequel concept s’imagine tirer la substance hors de l’énigmatique Être à la manière dont le baron de Münchhausen s’extirpe hors de l’eau en se tirant lui-même par les cheveux. Heidegger dira ainsi dans son Nietzsche1 : « Toute dénomination est déjà un pas vers l'interprétation. »
Mais dès Être et Temps2, il note le flou « ontico-ontologique » qui persiste chez Descartes autour de la notion de « substance », à partir de quoi il fonde pourtant le monde comme res extensa :
« Descartes ne se contente pas d’esquiver la question ontologique de la substantialité, mais il souligne expressément que la substance comme telle, c’est-à-dire la substantialité, est d’emblée en et pour soi inaccessible. »
Et Heidegger développe juste après :
« C’est la substantialité qui est visée, et pourtant elle est conquise à partir d’une constitution étante de la substance. L’ontique étant substitué à l’ontologique, l’expression substantia fonctionne tantôt au sens ontologique, tantôt au sens ontique, mais le plus souvent dans un sens ontico-ontologique confus. Mais ce qui s’abrite derrière cette imperceptible différence de signification, c’est l’impuissance à maîtriser le problème fondamental de l’Être. »3
Or, si dans Sein und Zeit, Heidegger se défend encore de ne « s’occuper » que de « simples significations verbales »4, dix ans plus tard, dans son cours sur Nietzsche, il n’aura plus de scrupule à affirmer la prépondérance du questionnement (ce qu’il appelle alors « la possibilité interrogée ») sur la réalité :
« La possibilité interrogée, que l'interrogation doit sonder, est, en tant que possibilité, plus puissante que ne le serait une quelconque réalité de fait. Le possible engendre d'autres possibilités, et une chose possible, en tant que telle, provoque nécessairement l'apparition d'autres possibles. Le possible d'une pensée nous met dans autant de possibilités de la penser d'une manière ou d'une autre, et de nous comporter nous-mêmes en elle d'une manière ou d'une autre. Sonder une possibilité véritablement, soit dans toutes ses conséquences, c'est déjà se décider, quand même notre décision ne tendrait qu'à nous retirer de la possibilité et à nous fermer à elle.
Mais, parce que nous sommes de longue date trop habitués à ne penser qu'à partir du réel, et donc aussi à n'interpréter qu'à partir du réel (à partir de la présence, ousia) conformément à cette interprétation de l'étant, laquelle est à la base de l'ensemble de l'histoire occidentale de l'homme jusqu'alors, voilà pourquoi aussi nous sommes encore mal préparés, encore embarrassés et bien petits pour ce qui est de penser la possibilité, lequel genre de penser en est toujours un créateur. »
Et poussant encore plus loin l’idée que le questionnement est plus créateur que la réalité qu’on croit naïvement fermement établie, Heidegger ira jusqu’à expliquer comment chaque nouveau penseur métamorphose tout l’étant :
« La pensée ‘‘agit’’ non pas de telle manière seulement, qu'elle n'aurait que des répercussions dans des époques ultérieures, mais dans ce sens : du fait même qu'elle se pense, que celui qui la pense se situe dans cette vérité de l'étant dans sa totalité, que les ‘‘pensants’’ de cette espèce existent, de ce fait même se métamorphose l'étant dans sa totalité. »5
Je reviens au commentaire de Nahmanide sur le Tohu-Bohu. Il va explicitement invoquer (ce sera une ruse, on va le voir) le concept grec de hylé (« ce que les Grecs nomment hyouli » écrit-il en hébreu) :
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