Séance vidéo et audio complète (avec les commentaires et les éclaircissements qui n’apparaissent pas ici):
Dernière séance consacrée à Spinoza, et au sens qu’on peut donner à sa relation alambiquée avec la langue de la Bible.
J’ai beaucoup insisté jusqu’à aujourd’hui sur ce qui dans cette langue révulse le rationalisme de Spinoza, et sur la tentative orthopédique d’arraisonner la Bible que constituent certains passages du TTP ainsi que la singulière entreprise du Compendium.
Le problème majeur de Spinoza est simple à comprendre, d’autant que je l’assène depuis la première séance de ce cycle. C’est ce qui l’amènera aux diverses contorsions du Compendium, et en somme à son échec puisqu’il ne rédigera jamais la partie sur la syntaxe qu’il y annonce à plusieurs reprises.
Martine Pécharman résume les données du problème dans son étude intitulée Loin de Port-Royal: le statut linguistique de l’hébreu dans le Compendium grammatices linguae hebraeae de Spinoza1:
« Ce qui semble vouer définitivement à l’impossible la connaissance de la langue hébraïque, c’est le fait que l’hébreu soit, de toutes les langues, la langue génératrice du plus grand nombre de modes d’équivocité <je souligne>. Les causes de multiplication d’ambiguïtés ne se limitent pas dans la langue hébraïque aux causes qui affectent toutes les langues. L’équivocité pour ainsi dire structurelle de l’hébreu <je souligne> qui était la langue des écrivains de la Bible représente ainsi l’obstacle majeur pour la méthode préconisée dans le Tractatus theologico-politicus, comme le montre la nomenclature dressée par Spinoza des principales causes d’ambiguïté venant s’ajouter en hébreu aux causes habituelles. »2
Ainsi peut-il à la fois écrire plaintivement dans le TTP (je vous avais cité ce passage lors de la séance du 20 décembre):
« Les anciens hébraïsants n’ont rien laissé à la postérité concernant les fondements et les principes de cette langue. Du moins n’avons-nous rien d’eux : ni dictionnaire, ni une grammaire, ni une rhétorique; la nation hébraïque a perdu toute richesse, toute valeur (ce qui n’est pas étonnant, après qu’on lui eut fait souffrir tant de désastres et de persécutions), sauf quelque débris de sa langue et de sa littérature. Presque tous les noms des fruits, des oiseaux, des poissons, et beaucoup d’autres ont péri par l’injure du temps. De beaucoup de noms et de verbes qui se rencontrent dans la Bible, la signification est bien totalement inconnue ou discutée. Elle nous fait donc défaut; mais ce qui nous manque encore plus c’est la connaissance des tours propres à cette langue hébraïque; le temps qui dévore tout a aboli de la mémoire des hommes presque toutes les phrases des tournures propres aux Hébreux. Nous ne pourrons donc pas, comme nous le désirons, rechercher pour chaque texte tous les sens acceptables suivant l’usage de la langue, et il se rencontrera de nombreux passages contenant des mots très connus dont le sens sera cependant très obscur et tout à fait insaisissable. »
Martine Pécharman rappelle ainsi comme le TTP n’a pu qu’aboutir à un constat d’échec :
« L’inventaire des causes d’ambiguïté consubstantielles à la langue hébraïque fait conclure en 1670 dans le Tractatus theologico-politicus à l’impossibilité d’élaborer une méthode capable de les résoudre entièrement. Le précepte de procéder à une comparaison de tous les énoncés sur un même sujet afin d’extraire de plusieurs sens possibles selon l’usus linguae celui qui est le vrai sens de discours, ne peut pas être assuré d’une complète réussite : la structure interne même de l’hébreu s’y oppose. La nature de la langue hébraïque ne saurait faire l’objet d’une connaissance dotée de certitude, la méthode authentique d’interprétation de l’Écriture doit se contenter, à son fondement, d’une histoire de la langue hébraïque qui n’est pas l’histoire d’une langue pourvue d’une identité bien définie.»3
Mais lorsqu’il conçoit le Compendium, les dispositions de Spinoza vis-à-vis de l’hébreu ont, depuis le TTP, en partie évolué.
Désormais Spinoza a dans son collimateur un rival antagonique à contrecarrer et à dépasser :
la Grammaire générale et raisonnée contenant les fondemens de l'art de parler, expliqués d'une manière claire et naturelle, soit la Grammaire de Port-Royal d’Arnault et Lancelot (1660), parue quelques années seulement avant la conception du Compendium, élaborée sur la structure universalisée du latin, y compris à propos de l’hébreu qui y occupe une place « en discontinu », comme l’explique Martine Pécharman :
« Le Compendium, en quelque sorte, fait dépendre la possibilité pour la connaissance de l’hébreu d’accéder à l’universalité, de la dénonciation d’une généralisation fallacieuse à l’hébreu d’un modèle externe, liée essentiellement à la tentation de faire de la grammaire latine la grammaire de référence. Dès sa division des mots hébreux en genres de noms, au lieu de genres de mots, Spinoza récuse la pseudo-naturalité du modèle fourni par la grammaire latine.»4
La Grammaire de Port-Royal est ainsi le premier ouvrage à théoriser l’idée – essentiellement catholique – d’une « grammaire universelle » que développera en son temps Noam Chomsky. Et cette grammaire universelle repose sur le fantasme d’une communicabilité absolue, sans arrière-pensée ni double langage, entre les
hommes.
« Tel est l’objet de la grammaire générale », écrit Martine Pécharman5, « dans laquelle les différentes grammaires sont conçues comme autant de stratégies diverses pour répondre à la nécessité anthropologique de l’usage des signes du langage articulé, les mots, afin de faire connaître ses pensées à autrui.»
Désireux de rivaliser avec cette universalité catholique à même la langue – tout comme dans la fameuse lettre à Albert Burgh il met en rivalité martyrs catholiques et martyrs juifs – Spinoza va cesser de se crisper sur l’amphibologie du texte biblique, comme dans le TTP. Il va désormais carrément réinventer une langue dissociée de son Texte, dont il va « réformer » la structure conformément à ses vues, afin d’en résoudre d’un coup de baguette magique toutes les amphibologies.
« La question essentielle dans le TTP de l’équivocité inhérente à la langue hébraïque », écrit Martine Pécharman, « perd dans le Compendium sa prépondérance, Spinoza se contentant de remarquer, à l’occasion de son analyse des règles de modification des voyelles, qu’"il n’est aucune chose dont il semble que les Hébreux se soient moins souciés que d’éviter l’amphibologie".»6
Toutes les assertions de Spinoza dans le Compendium, bien qu’elles aient l’apparence de démonstrations irréfutables, relèvent de l’interprétation, non du dogme universel, pour la raison que l’hébreu biblique, étant un texte avant d’être un langage, n’a jamais véritablement été fixé grammaticalement.
Cela n’a pas autrement dérangé l’immense majorité des exégètes juifs, pour la raison que cette variabilité consubstantielle du Texte était au service de leur virtuosité herméneutique. La pensée questionnante juive, qui connaisait pourtant l’hébreu du Texte dans ses plus infimes détails, avait aussi peu besoin de grammaire qu’un acrobate ne se sert de béquilles !
C’est la raison pour laquelle la liste des grammairiens de l’hébreu est très mince et très minoritaire dans l’histoire de la pensée juive, à la fois au grand dam de Spinoza dans le TTP et pour sa plus grande satisfaction dans le Compendium – puisqu’il se persuade que lui va enfin parvenir là où tous les autres ont échoué : domestiquer l’indomptable « langue des hors-la-loi ». (Joyce)
C’est ce qui fait dire à Giovanni Licata dans son l’étude que je vous avais citée la dernière fois, intitulée La nature de la langue hébraïque chez Spinoza que «le traitement hyper-rationaliste auquel Spinoza a soumis la langue hébraïque » l’a conduit à élaborer la doctrine d’un hébreu qui ne fut jamais « ni écrit ni parlé » :
« Il n’est pas étonnant que le projet spinozien de reconstruire rationnellement l’hébreu fût voué à l’échec à cause de ses propres positions théoriques. En effet, l’hébreu de Spinoza est une langue très fortement artificielle. Si d’une part, il tient compte des principaux phénomènes linguistiques attestés dans la Bible, de l’autre, la déduction de formes et de paradigmes non attestés - pour autant qu’elle soit en principe pleinement légitime - créé une langue hybride qui n’a probablement jamais été écrite ni parlée. »
Cela n’empêche pas Spinoza dans le Compendium de blâmer ses prédécesseurs grammairiens médiévaux, de Saadia Gaon au Xème siècle jusqu’à Ibn Ezra et la famille Khimi au XIIème siècle, ce qu’il peut faire avec d’autant plus d’assurance qu’il se persuade, comme déjà dans le TTP, que l’hébreu est une langue avant d’être texte :
« /Les grammairiens précédents/ considéreraient alors comme réguliers des noms qu’ils comptent maintenant parmi les exceptions et au contraire comme des exceptions beaucoup de cas réguliers. En un mot, nombreux sont ceux qui ont écrit la Grammaire de l’Écriture, mais aucun n’a écrit la Grammaire de la langue hébraïque. »
Ces circonvolutions linguistiques autour d’infimes points de grammaire propres à une langue « morte » – l’hébreu biblique – que de surcroît quasiment personne hors des Juifs n’a étudié ni pratiqué en Occident ne sont pas si négligeable qu’il y paraît. Elles ont eu des répercussions théologiques majeures, ainsi que l’explique Pina Totaro dans son étude : Le Compendium grammaticaes linguae hebraeae dans le contexte des œuvres de Spinoza :
« De manière paradoxale, de nombreux arguments de Spinoza ont été utilisés à des fins anti-juives par les commentateurs catholiques. Le débat sur l’ancienneté des points-voyelles, par exemple, est devenu leur argument le plus significatif, car il a permis aux catholiques de soutenir la nécessité d’une médiation de la part d’une autorité ecclésiastique et l’impossibilité de confier la lecture de la Bible à l’interprétation personnelle plutôt qu’à la tradition exégétique établie. La controverse suscitée par Spinoza sur l’introduction des points-voyelles a également renouvelé l’accusation traditionnelle contre le peuple juif d’avoir délibérément rendu "confus" le texte scripturaire en vue d’éliminer les références possibles à la venue du Christ et à l’avènement du messie.»7
Du côté protestant, les excellentes grammaires de l’hébreu biblique écrites par des Protestants à destination de leurs coreligionnaires, bien plus soucieux que les Catholiques de mieux comprendre la Bible, proliféraient – ce qui est une autre indication de l’impossibilité de fixer cette langue. Irene Zwiep dans une étude que j’ai déjà citée, écrit :
« Déjà en 1655, Johannes S. Leusden, professeur de langues orientales à Utrecht, se plaignait qu’il existait "presque plus de grammaires de l’hébreu qu’il y avait de semaines en une année". »8
En première lecture, donc, il est évident, pour citer l’étude de Erika Hültenschmidt, que « le Compendium de Spinoza a été une grammaire philosophique (scientifique) de l'hébreu – si l’on entend la notion de philosophia ou scientia dans son acception historique ».9
Je l’ai déjà expliqué, c’est précisément parce que Spinoza entend désenfouir et reconstituer la trame structurelle (la « grammaire ») de la langue humaine perdue selon lui sous le Texte, qu’il rejette dans le TTP avec une grande virulence toute interprétation mystique ou seulement herméneutique de ce Texte qui est aussi, à son grand regret, son unique accès à cette langue fantasmée. Cela l’amène d’ailleurs dans le TTP à des tas d’approximations, d’erreurs, de parti-pris voire de mensonges, souvent ridiculement terre-à-terre comme dans le cas examiné il y a deux séances du « bâton » de Jacob.
Le Compendium n’est de ce point de vue que la continuation du TTP par d’autres moyens, la mise en œuvre de ce fantasme – reconstituer la structure logique, rationnelle, universellement compatible, de la langue que pratiquaient les contemporains de Moïse.
Martine Pécharman :
«Spinoza construit en quelque façon, avec le Compendium, le modèle de la langue hébraïque idéale. Dans ce modèle /…/, l’application ordonnée des principes de la morphologie du nom en hébreu révèle ce qui est grammaticalement possible selon cette langue, même si l’on n’en trouve aucune occurrence dans l’Écriture. »10
Spinoza l’exprime d’emblée clairement, comme Joël Askénazi le rappelle dans son introduction au Compendium :
« Quelle que soit l’érudition et les mérites des grammairiens de l’hébreu qui l’avaient précédé, il y a une différence essentielle entre la tentative de Spinoza et celle des hébraïsants du Moyen Âge. C’est que les "grammairiens ont écrit la grammaire de l’Écriture, non celle de l’hébreu". Ils ont posé règles et exceptions comme si les livres de l’Ancien Testament constituaient la totalité des sources de la langue. Or l’Écriture ne constituant qu’une partie de la littérature des Hébreux, elle ne pouvait nous fournir l’ensemble des matériaux nécessaires à l’édification d’une grammaire. Ce n’était d’ailleurs pas son rôle. "Elle avait pour but de nous enseigner les choses, non la langue". Pour "parler" l’hébreu et non pas seulement le "chanter", le psalmodier, il faut donc atteindre une connaissance "universelle". Seule cette connaissance universelle nous mettra en possession d’une "méthode sûre", "facile", et nous libérera de toute "hésitation" ou incertitude.»11
(À suivre)
Spinoza philosophe grammairien, op. cit.
Ibid. p.228
Ibid. p.230
Ibid. p.247-248
Op. cit. p. 254
Op. cit. p.243 (note 47)
Op. cit. p.88-89
Op. cit. p.159
Op. cit. p.243
Op. cit. p.11