Je vous avais dit la dernière fois, analysant l’étymologie du mot Compendium, que Spinoza entendait faire l'économie de la Schwingung juive, et aussi, à propos du « régime du nom », qu’il entend appliquer sa vis argumenti à l’insupportable swing du Texte juif.
En voici maintenant une illustration détaillée:
S’il n’emploie que les concepts latins, Spinoza connaît très bien la manière dont les grammairiens juifs désignent depuis toujours cet état construit ; ils nomment cela la semikhouth.
Le verbe samakh, dans la Bible, à partir duquel les grammairiens juifs ont inventé l’idée de semikhouth, signife littéralement « s’appuyer sur », comme le mot à l’état construit s’appuie sur le mot qu’il accompagne pour le fortifier et en être lui-même renforcé, selon la logique architecturale de la clef de voûte.
Ou encore, ce qui correspond mieux au contexte linguistique de Spinoza, à la manière du « point de capiton » lacanien (« C’est le point de convergence qui permet de situer rétroactivement et prospectivement tout ce qui se passe dans ce discours. » Séminaire Les psychoses) que Lacan emprunta à l’univers du matelassier. Dans le cas de l’exemple donné par Spinoza, « le monde de Dieu est grand », le mot « monde » s’appuie sur le mot « Dieu » qui le renforce et en est consolidé à son tour.
Le premier sens de samakh – qui a donné la semikhout que le latin rend par status constructus (« état construit ») mais à quoi Spinoza préfère, on va comprendre pourquoi, l’expression regimen nominis (« régime du nom »), est traduit dans la Bible par « imposer », au sens de « poser sur », comme dans l’imposition des mains pour une ordination par exemple, mais aussi lors d’un sacrifice. Ainsi dans l’Exode (29, 10), Dieu ordonne à Moïse de sacrifier un taureau (puis un bélier) sur la tête duquel Aaron et ses fils doivent préalablement avoir posé leurs mains.
« Poser » se dit ici samakh. C’est le même mot utilisé en Nombres 27, 18 et en 27, 23, lorsque Dieu intime à Moïse de transférer une partie de son pouvoir à Josué par l’imposition de ses mains :
« L’Éternel dit à Moïse : Prends Josué, fils de Nun, homme en qui réside l’esprit ; et tu poseras ta main sur lui.
Tu le placeras devant le sacrificateur Eléazar et devant toute l’assemblée, et tu lui donneras des ordres sous leurs yeux.
Tu le rendras participant de ta dignité, afin que toute l’assemblée des enfants d’Israël l’écoute. /…/ Moïse fit ce que l’Éternel lui avait ordonné. Il prit Josué, et il le plaça devant le sacrificateur Eléazar et devant toute l’assemblée.
Il posa ses mains sur lui, et lui donna des ordres <traduction erronée>, comme l’Éternel l’avait dit par Moïse. »
Il y a donc une dimension manifestement politique de la semikhouth, que Spinoza connaissait bien, qu’il évoque dans une note marginale1 du chapitre XVII du TTP où il est question de la séparation des pouvoirs, dans la théocratie juive, entre Moïse qui communiquait avec Dieu et interprétait ses lois, et Josué chargé d’administrer l’État et de diriger le peuple.
Spinoza explique dans cette note que nul n’a bien compris le passage car les traductions en sont fautives :
« Il ne faut pas comprendre que Moïse donna des instructions ou communiqua des enseignements à Josué, mais qu’il le nomma, ou qu’il le consacra chef politique suprême »
L’importance accordée par Spinoza à la semikhout, au « régime du nom », tient donc en ce qu’elle transcrit à même la langue l’excellence (praestantia) du régime politique des anciens Hébreux, cette passation de pouvoir, cette « consécration » de Josué par Moïse.
C’est bien ainsi que l’interprète Joël Askénazi en introduction de l’Abrégé2 :
« Contrairement aux grammaires hébraïques rédigées en latin dont il se servait, Spinoza privilégie la première appellation (regimen nominis) aux dépens de la deuxième (status constructus). Ce choix terminologique est révélateur de la découverte par Spinoza d’une identité de structure entre la langue et les institutions politiques des Hébreux telles qu’elles peuvent se voir comprises, l’une comme les autres, à partir de l’Écriture. Réfléchissant dans le Compendium sur la morphologie et la syntaxe hébraïque, dans le Tractatus sur le régime politique des Hébreux, Spinoza leur découvre, à partir des commentaires classiques, un sens commun. Porté par le même terme Semikhouth, qui désigne en grammaire le régime du nom et en politique la transmission exécutive, ce sens est l'efficacité visée à la fois par les médiations langagières et le transfert du droit naturel des hommes (de leur puissance) à une autorité. »
Pourtant la note marginale de Spinoza, que Joël Askénazi qualifie de « complexe », ne se contente pas de vanter le régime de Moïse. Quelque chose y transparaît, qu’on peut interpréter comme l’amorce audible d’un autre sens, non obvie, du Compendium :
Sans le citer exactement, Spinoza évoque un mot hébreu que nul, dit-il, n’aurait bien compris, et dont il donne en référence plusieurs versets. Il s’agit en fait du verbe « commander », tsavah, fréquent dans la Bible, et qui a donné le mot mitsvah, « injonction », lequel en effet est mal traduit par les traductions non juives dans le verset de la semikhouth :
« Il posa ses mains sur lui et lui donna des ordres, comme l’Éternel l’avait dit par Moïse. » Cette traduction est mauvaise. Chouraqui, qui comprend le sens du verset comme Spinoza (et comme quiconque connaît l’hébreu), le rend par : « Il impose ses mains sur lui et l’ordonne <comme on « ordonne » un prêtre>, comme YHVH-Adonaï a parlé, par la main de Moïse »…
« Plus les interprètes s’efforcent de rendre mot à mot le verset 19 et le 23 de ce chapitre », commente Spinoza, « moins ils le rendent intelligible, et je suis assuré que très peu de personnes en entendent le véritable sens ; car la plupart se figurent que Dieu commande à Moïse au verset 19 d’instruire Josué en présence de l’Assemblée. »
Puis Spinoza invoque l’exemple du discours de Jéthro à Moïse pour lui conseiller de déléguer son pouvoir en prenant des « coadjuteurs », en Exode 18,23. Spinoza insiste sur la fermeté de l’autorité assurée à Moïse par cette délégation de son pouvoir :
« C’est ainsi que parle Jéthro <Segond : « Si tu fais cela et que Dieu te l’ordonne, tu pourras tenir bon et tout ce peuple parviendra en paix à sa destination. »> /…/ comme s’il disait que son autorité sera ferme et qu’il pourra subsister. »
Spinoza est donc passé très vite sur l’idée de la semikhouth dans cette note marginale pour aboutir à son idée d’un raffermissement de l’autorité de Moïse. Mais si l’on lit le verset en hébreu, on s’aperçoit que l’idée principale, énoncée par Jétro, est celle de « tenir debout », de « tenir bon » traduit Segond.
« Si tu accomplis cette parole-chose, et que YHVH t’ordonne, tu pourras tenir debout ainsi que tout ce peuple en son lieu il viendra en paix. »
Chouraqui :
« Si tu fais cette parole et si Elohîms te l’ordonne, tu pourras tenir. Tout ce peuple, aussi, en son lieu viendra en paix. »
À noter qu’on pourrait très bien lire le verset comme « Tu pourra tenir debout et ce peuple aussi en son lieu. Il viendra en paix »
Le verbe tsevah, que Spinoza suggère sans le citer, mot essentiel des rapports entre Dieu et les Juifs, a pour première acception au qal (conjugaison simple active) inusitée « mettre », stellen en allemand selon Gesenius. À noter que stellen signifie aussi « mettre quelque chose debout » ; il y a donc une très subtile corrélation de sens entre tsavah et ‘amad.
La première acception usitée de tsava est dit Gesenius bestellen, « constituer », « désigner » : suivi par un accusatif, cela signifie « to appoint, to decree, to determine any thing ; i.e. to cause it to exist. » (nommer, décréter, déterminer une chose quelconque ; c'est-à-dire la faire exister). Et Gesenius donne plusieurs versets en exemple, comme Isaïe 45,12 :
King James en français :
« J’ai fait la terre, et ai créé l’homme sur elle; moi, moi même, mes mains ont étendu les cieux, et j’ai ordonné toute leur armée. »
Bien sûr, si l’on a à l’esprit la conception spinoziste des rapports de causalité immanente entre la substance et les modes, et sur l’identité de la substance pensante et de la substance étendue, on s’aperçoit que ces analyses apparemment purement politiques de Spinoza (comment asseoir un pouvoir équitable) ont leurs reflets à travers tout le système de l’Éthique.
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