Pour inaugurer ce projet, en réalité impossible, d’arraisonner l’hébreu biblique en l’expurgeant de son caractère exceptionnel (et miraculeux pour la plurimillénaire tradition juive), Spinoza va se livrer à un véritable pronunciamento linguistique, un coup de force et même d’esbrouffe, en s’appuyant sur un postulat imaginaire qu’il présente comme irréfutable, de sorte que tout le Compendium peut être lu comme une tentative de démontrer more geometrico l’irréfutabilité de ce postulat initial, postulat qui en devient une vis argumenti résolvant en un clin d’œil toutes les difficultés et les ambiguïtés propres à l’hébreu biblique, dissolvant toutes ses exceptions dans le bain acide de la logique occidentale.
Ce putsch langagier, c’est l’affirmation, réitérée tout au long du Compendium, d’un caractère exclusivement nominal, substantif, de l’hébreu, lequel reposerait intégralement selon Spinoza sur le régime du nomen, le regimen nominis :
« Puisque tous les mots hébreux (substantifs, adjectifs, infinitifs, prépositions) subissent de telles modifications et obéissent aux mêmes lois de transformation des voyelles, puisque d’autre part la relation génitivale n’est nullement limitée aux substantifs, il n’existe pas de parties du discours <je souligne : pas davantage qu’il n’y a de partie ni de tout dans la nature selon l’Éthique> et tous les mots hébreux sont des noms. Pour ne l’avoir pas compris, les grammairiens ont cru à des irrégularités <je souligne : CQFD>. »1
Spinoza ne cesse d’insister, c’est sa grande « trouvaille » selon lui, sa marotte logique (et de fait grammaticalement un peu délirante) : tout vient du nom, tout retourne au nom – ce pourrait être une formule kabbalistique, mais on va voir que Spinoza ne fait que plaquer sur la langue la matrice élaborée dans l’Éthique concernant la substance et les attributs :
« Je veux encore ici vous exhorter » dit-il en conclusion du chapitre VIII précisément intitulé De regimine nominis, « à considérer attentivement ce que j’ai dit au chapitre V au sujet du nom. En effet, il n’est pas possible de s’adonner à l’étude de la langue hébraïque avec fruit si l’on n’a pas bien compris (recte percipiat) ce que nous disions dans ce chapitre : aussi bien les prépositions et les adverbes que les verbes et les participes sont en hébreu des noms purs et simples. »2
Avant de continuer notre voyage dans la caboche spinoziste, je resignale une fois pour toutes que ce postulat ne repose sur aucune évidence concernant l’hébreu biblique, comme on l’a vu la dernière fois avec l’étude de Erika Hültenschmidt évoquant la farouche réfutation de Spinoza par Jacob Bernays qui parlait à propos de ce coup de force « d’acte de violence » :
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