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C’est à propos d’une de ces fourmillantes irrégularités du Texte en effet que Spinoza indique, dans le Compendium, le sens ultime de son projet : Il remarque que certains noms masculins apparaissent à un endroit unique au féminin, et vice-versa, comme par exemple le mot « aile », kanaph qui est partout féminin sauf en deux occurrences dans le livre des Chroniques. Tous les grammairiens précédents ont donc attribué les deux genres au mot kanaph, l’exception valant à égalité avec la règle qu’elle transgresse, ce qui est la moindre des choses si le Texte n’est pas conçu comme pure nomenclature ni simple recueil statistique de termes.
La question du genre des mots (mâle ou femelle) n’est en rien accessoire pour le judaïsme. Dans la Bible, Adam est créé à la fois « à l’image de Dieu » et « mâle et femelle ». Or c’est par la nomination justement – l’attribution d’un nom qui décline au féminin (ichah) le masculin (ich) – que s’inscrit cette conjugaison conjugale : « Alors Adam dit: Voilà maintenant l’os de mes os, et la chair de ma chair. Celle-ci s’appellera d’un nom qui marque l’homme, parce qu’elle a été prise de l’homme. » (traduction Fillion 1904). Et comme on sait, l’union conjugale consiste à redevenir « une seule chair », pour employer une expression biblique célébrissime. « C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme, et ils seront deux dans une seule chair. »
Or de même que Spinoza se révèle incapable de penser l’enfance, il ne se montre pas davantage fûté pour penser le féminin et son intrication avec le masculin, contrairement à la pensée juive et à la Kabbale, laquelle est allée audacieusement loin sur le sujet de la bisexualité (nous l’avions envisagé avec l’essai de Charles Mopsik Le sexe des âmes).
Lorsque Spinoza évoque les femmes, en revanche, c’est toujours sur un mode dégradé (on avait vu aussi sa conception consternante de la jalousie)… La femme est associée dans l’Éthique, à la fin de la deuxième partie, à l’irrationnelle pitié, partiale et superstitieuse, et est ainsi exclue de la conduite raisonnable si « utile à la vie sociale ».
Cette misogynie spinozienne – causée par son inaptitude à penser le féminin, sans doute d’abord pour des raisons biographiques qu’on ne connaîtra jamais – lui fera carrément expliquer l’absence des femmes de la vie politique par leur infériorité naturelle. Ce sont les ultimes mots de son ultime texte (hormis le Compendium), le Tractatus politicus (« Traité de l’autorité politique ») paru après sa mort, bourré de fautes et d’approximations et inachevé. En voici, donc les dernières lignes, qui vont nous fournir une clé d’interprétation de l’agacement de Spinoza concernant le genre des mots en hébreu.
« Dans tous les pays de la terre où vivent des hommes et des femmes, nous voyons les premiers régner et les secondes subir leur domination. De cette façon, les deux sexes connaissent la paix. /…/ Quoi qu’il en soit, si les femmes étaient, de par la nature, les égales des hommes, si, en force de caractère et intelligence (constituants essentiels de la puissance et, par conséquent, du droit des humains) les femmes se distinguaient au même degré que les hommes, l’expérience politique le proclamerait bien ! /…/ Il est permis d’affirmer, sans hésitation, que les femmes ne jouissent pas naturellement d’un droit égal à celui des hommes, mais qu’elles leur sont naturellement inférieures. Par suite, il est impossible que les deux sexes assurent ensemble le gouvernement de l’État, et encore bien plus que les hommes soient gouvernés par les femmes.»
Et Spinoza conclut par un paragraphe étrange, que les éditeurs ne commentent pas, et qui n’est pas sans rappeler les lignes sur la jalousie (zelotypia), la femme adultère et les « flottements de l’âme » dans l’Éthique…
Je vais revenir sur la question du « mâle-et-femelle ». Revenons-en pour l’instant à la double appartenance du mot kanaf aux deux genres et à l’égale considération de ces deux genres par les grammairiens juifs, sans tenir compte de la quantité de leurs occurrences (majoritairement féminines, minoritairement masculines).
Cela, Spinoza ne peut l’admettre. Il émet aussitôt l’hypothèse absurde (au sens d’une démonstration par l’absurde) que si les Chroniques (Divrei hayamim en hébreu, « Paroles des Jours ») n’avaient pas existé, cette hérésie grammaticale n’aurait pas vu le jour, qui consiste à conférer deux genres différents à un mot si simple :
« Mais si ce livre des Chroniques nous avait fait défaut, les grammairiens n’auraient pas hésité à classer ce mot parmi les noms féminins et à modifier peut-être toutes les règles si nous avions eu en notre possession un plus grand nombre de livres. Ils considéreraient alors comme réguliers des noms qu’ils comptent maintenant parmi les exceptions et au contraire comme des exceptions beaucoup de cas réguliers. »
On voit que le dogme statistique de Spinoza – qui relève en précurseur de la logique rationnelle propre à la prise en considération de ce qu’on nomme aujourd’hui le « Big Data » – lui fait tenir non seulement pour négligeable cette exception au principe d’identité grammatical qu’il désire édicter (un même mot ne peut appartenir à deux genres opposés, donc le mot kanaph est du genre féminin, un point c’est tout), mais même, en théorie, pour nul et non avenu, de sorte qu’il en vient à conjecturer, pour étayer son assertion apagogique (par l’absurde), l’inexistence d’un texte qui existe bel et bien (le Livre des Chroniques).
Spinoza va dès lors se livrer à l’étrange traque théorique de toutes les exceptions et hapax du Texte pour les annihiler, les réfuter formellement – et je vous l’ai assez dit, la Bible en version originale en regorge, comme sans doute aucun autre chef-d’œuvre de la littérature universelle : sur les 8000 mots distincts construits à partir de 500 racines, 2000 sont des hapax.
La première raison de ce parti-pris radical chez Spinoza tient à ce que les exceptions et les hapax contrecarrent son projet grammatical (idéologique, doctrinal) d’une universalisation de la langue hébraïque. Pour Spinoza, le hapax est littéralement un non-sens. Cette exécration de l’idée juive du miracle de la langue lui fait ainsi qualifier au chapitre XIV du Compendium1 un hapax de véritable « monstre » au sujet duquel, il l’avoue, sa pensée demeure interdite.
Or le hapax qu’il cite, très significativement, n’est pas n’importe lequel, mais il est précisément associé à la racine du mot même qui désigne l’herméneutique selon la pensée juive !
« Citons cet exemple fameux d’Ezra au chapitre X (v. 16 לַחֹ֣דֶשׁ הָעֲשִׂירִ֔י לְדַרְיֹ֖ושׁ הַדָּבָֽר <« et ils siégèrent le premier jour du dixième mois pour s’occuper (ledarioch) de la chose (hadavar)».) où l’on trouve ledarioch pour lideroch pour s’enquérir et que les grammairiens signalent comme unique. Il me paraît être un monstre et je n’ose décider quoi que ce soit à ce sujet <je souligne>. »
Les traductions donnent de ce verset de la fin du livre d’Esdras :
« On choisit Esdras, le sacrificateur, et des chefs de famille selon leurs maisons paternelles, tous désignés par leurs noms ; et ils siégèrent le premier jour du dixième mois pour s’occuper de la chose. » Segond
Chouraqui, bien plus littéral, traduit par « ils siègent le premier jour de la dixième lunaison pour chercher la parole ».
Le mot darioch est en effet de la même racine que le mot midrash, qui n’est autre, on le sait, que le nom par excellence de l’herméneutique juive.
Pour l’instant, voici ce qu’indique Joël Askénazi en note du passage sur le genre du mot « aile » en hébreu :
« Encore une fois l’Écriture, la Bible, les Livres Sacrés ne constituent pas la totalité de la littérature hébraïque. Une grammaire de l’hébreu qui se borne à n’être qu’une grammaire de l’Écriture ne peut nous donner "une connaissance universelle de la langue". »2
Askénazi cite en effet Spinoza au chapitre XVII de l’Abrégé, où le philosophe revient sur la question des genres masculin et féminin :
« Cependant ici j’ajoute encore quelque chose, que je crois être d’une grande importance pour ce que je viens de dire, ainsi que pour la compréhension de ce chapitre et la connaissance universelle de la langue hébraïque <je souligne>. »
Mais il y a une autre raison, plus intimement spinozienne, pour laquelle Spinoza en veut autant aux hapax, « monstres » incompréhensibles, et aux exceptions :
Il entend appliquer au Texte sa réfutation des miracles dans la Nature – qui sont autant de hapax et d’exceptions aux règles du monde matériel –, ces miracles narrés dans la Bible, « inventés », écrit-il dans le TTP, « pour tourmenter les philosophes », ut Philosophos torquerent !
Et pourquoi vouloir réfuter à la fois les miracles dans la Nature et les exceptions dans la langue ? Tout simplement parce que, comme l’enseigne l’Éthique, il ne saurait y avoir de miracles au sens propre puisqu’il n’est rien à modifier dans une natura naturata engendrée par l’entendement divin parfait avec lequel elle se confond immédiatement en tant, dit l’Éthique, que Dieu, qualifié scolastiquement par Spinoza de natura naturans, est « la cause immanente, non transitive, de toute choses »3: Deus sive Natura.
C’est ce qu’explique clairement Spinoza dès le Court traité (sorte d’ébauche et de brouillon de l’Éthique) :
« En ce qui concerne la natura naturata universelle, autrement dit les créatures qui dépendent immédiatement de Dieu et sont créées immédiatement par Dieu, nous n'en connaissons que deux : le mouvement dans la matière et l'entendement dans la chose pensante. Nous disons d'elles qu'elles ont été créées de toute éternité et resteront immuables dans toute l'éternité. Œuvre aussi grande, en vérité, qu'il convenait à la grandeur de l'ouvrier! »4
De même qu’il ne saurait y avoir réellement, more geometrico, de libre-arbitre ni de différence entre le bien et le mal, de même que rien ne pourra jamais faire que la somme des angles d’un triangle ne soit égale à deux droits, de même il ne saurait y avoir ni miracle dans la Nature ni hapax dans la Langue.
C’est d’ailleurs par la même immuabilité de la Création, confondue avec Dieu, que ce dernier, dit encore le Court Traité, ne saurait s’être manifesté aux hommes par le truchement des mots :
« Si donc nous établissons une telle communauté entre Dieu et l'homme, on peut se demander avec raison comment Dieu se fait connaître aux hommes. Une telle connaissance a-t-elle lieu, ou peut-elle avoir lieu par des paroles ? ou bien Dieu se fait-il connaître immédiatement par lui-même, sans user d'intermédiaire ?
Nous répondons : En aucun cas par des mots <je souligne>. En effet, s'il en était ainsi, il faudrait que l'homme eût connu la signification de ces mots avant qu'il ne fussent prononcés. Par exemple, si Dieu avait dit aux israélites: Je suis Jéhovah votre Dieu, il aurait fallu qu'auparavant, et indépendamment de ses paroles, ils eussent su qu'il était Dieu afin de pouvoir être assurés que c'était lui ; car ils savaient bien à ce moment-là que la voix, le tonnerre, l'éclair n'étaient pas Dieu, bien que la voix déclarât qu'elle était Dieu. Et ce que nous disons des paroles, nous pouvons le dire aussi de tous les signes extérieurs <je souligne, soit les miracles !>. Ainsi estimons-nous impossible que Dieu se soit fait connaître aux hommes par un quelconque signe extérieur. »5
Je n’insisterai pas aujourd’hui sur la sempiternelle manière rabougrissante dont Spinoza interprète des beautés textuelles qui en l’occurrence ont leur source profondément énigmatique dans la rencontre de Moïse avec Dieu dans un buisson ardent.
Je veux simplement vous faire comprendre pourquoi le désir de réformer, d’amender, de purifier la langue hébraïque, exactement comme il a prétendu réformer l’entendement, ne pouvait pas ne pas tarauder Spinoza depuis toujours, ce qui permet de saisir l’origine proprement philosophique de l’élaboration du Compendium, en cohérence avec toute sa pensée antérieure, du Court Traité au TTP en passant par l’Éthique et le Traité de la réforme de l’entendement (dans lequel par exemple, il écrit à propos des définitions conceptuelles qui ne sauraient être qu’affirmatives: « Je parle de l'affirmation intellectuelle et ne me soucie pas d'une affirmation verbale qui, étant donné l'indigence des mots, peut parfois s'exprimer sous forme négative alors qu'on la comprend affirmativement. »6).
Voilà pourquoi il achève le passage de l’Abrégé sur l’exception de genre dans les Chroniques du mot kanaph, « aile », par un reproche essentiel, qu’il réitérera dans l’Abrégé, fait à tous les grammairiens juifs l’ayant précédé :
« En un mot, nombreux sont ceux qui ont écrit la Grammaire de l’Écriture, mais aucun n’a écrit la Grammaire de la langue hébraïque. »7
Et c’est à partir de là que tout commence, mais aussi que l’on va pouvoir déployer une autre lecture du Compendium, sans pour autant invalider la première dont je viens de fournir quelques éléments.
(À suivre)
Op. cit. p.140
Abrégé p.80 (note 3)
Pléiade p. 331
Ibid. p.40-41
Pléiade p.85
Pléiade p.136
Abrégé p.79-80