C’est également vis-à-vis de Port-Royal que Spinoza use de l’arme de la Semikhouth, laquelle inverse, ou plutôt rétablit la relation entre la substance et le mode :
«Pour Port-Royal », explique Martine Pécharman[1, « une règle générale de toutes les langues veut que le rapport de possession d’une chose par une autre soit marqué dans le discours de telle façon que le nom signifiant le possesseur soit régi par le nom signifiant la chose possédée. En conséquence de cette nécessaire réaction, les langues modifient ordinairement le nom du possesseur. Mais en hébreu, la modification est déplacée au nom de la chose possédée. Ce que Port-Royal signale alors comme une anomalie de la langue hébraïque correspond à ce que le Compendium va analyser sous le notion de reginem nominis.»
Spinoza fixe donc son coup d’éclat nominal grâce à la semikhout, et cela en inversant l’ordre de causalité ou de dérivation entre les verbes et les substantifs, cet ordre syntaxique qu’il indique au passage dans le même chapitre VIII (je signale au passage que le chapitre précédent ce chapitre VIII axiomatique du Compendium, le VII, est précisément celui consacré aux « Genres masculin et féminin » où il est question du mot kanaph) :
Il commence par remarquer que l’indécision entre masculin et féminin (dont il se plaint tant à propos du mot kanaf) ne vaut que pour le « nom-adjectif», « attribué tantôt à un être mâle tantôt à un être femelle et doit donc avoir deux terminaisons. Mais ceci n’a pas lieu dans le cas des substantifs. » puisque, précise-t-il en note : « Dans les substantifs, le genre n’est marqué par aucune désinence. Il n’est exprimé que par le sens du mot. »2
La question de l’attribution du sexe est donc littéralement à l’origine de la décision du coup d’éclat linguistique de Spinoza. On en a un signe étonnant dans le chapitre précédent, celui sur le genre des mots, où il cite Rachi en prétendant être d’accord :
« Je suis complètement d’accord sur cette question avec R. Schelomo Jarghi qui a établi la règle suivante <en hébreu> kol davar chéeyn bo rouah’ h’ayïm zakhréou venaqevahou.
‘‘Toute chose qui n’a pas souffle de vie peut être exprimée aussi bien au masculin qu’au féminin.’’ On peut se reporter à son commentaire à l’endroit cité. »3
Cette référence à Rachi pose deux problèmes. Elle semble faire dire à Rachi que les choses inanimées n’ont grammaticalement pas de genre déterminé, ou que leur genre est indifférent, tandis que les êtres animés n’ont qu’un seul sexe et ne peuvent osciller de l’un à l’autre. Or c’est faux, ne serait-ce qu’en considération des deux premiers humains animés de la Bible, qualifiés précisément de ich et ichah par une décision langagière justifiée explicitement par Adam lui-même. Ni Rachi ni Spinoza ne l’ignoraient. Spinoza qui cite cet exemple de ich et ichah parmi d’autres juste après ne s’en tire qu’en assimilant ces deux noms à des adjectifs (comme on prendrait l’exemple de « féminin » et « féminine »). Joël Askénazi doute en note qu’il s’agisse « d’une contradiction » ou d’une « négligence »4, mais insiste sur l’insistance de Spinoza sur cette question selon laquelle « du point de vue morphologique, des substantifs comme virago (ichah) ou regina (malkah) sont assimilés, en hébreu, à des adjectifs. »5
Cela n’explique pas l’insistance de Spinoza sur cette question, d’autant plus aiguë – et c’est le second défaut de sa référence –, que la citation de Rachi est inventée, ou plus exactement mal attribuée puisqu’elle provient d’un autre grammairien, Abraham de Balmes (mort à Venise en 1523), qui l’attribue à Ibn Ezra (1092-1167).
Revenons maintenant à la question des noms.
Spinoza rajoute :
« Mais je voudrais dire autre chose encore ici. De même que les terminaisons des substantifs ont eu pour origine celle des adjectifs et des participes, ainsi les changements que subissent les noms à l’état de régime ont pour origine les modifications des infinitifs et des participes. En effet, tous les noms hébraïques (et ceci est connu de tous les hébraïsants) sont formés selon des modèles verbaux. »
Ici, donc, Spinoza semble bien admettre une antériorité – et même une relation de causalité – du verbe sur le nom, ce qui est la règle agréée par tous les grammairiens de l’hébreu, selon laquelle nombre de substantifs sont des déverbaux, des noms tirés de verbes en ôtant le suffixe verbal de l’infinitif (« cri » venant de « crier », etc.).
Et aussitôt Spinoza précise que c’est bien la question des relations causales dans la langue qui l’intéressent.
« Ajoutons que le premier et principal usage du nom substantif est de faire connaître les choses de façon absolue et non en relation avec d’autres choses. Il en est de même pour les noms propres <Spinoza feint d’oublier que dans la Bible, les noms propres « Adam » « Caïn », « Israël » ont toujours une signification relative, d’ailleurs souvent apportée dans le texte même. Si le nom « Jésus » ne se rapporte à rien pour une oreille gréco-latine, Yehoshouah, qui est le nom en hébreu de Josué (et de Jésus) signifie « Dieu a sauvé »… Le seul nom propre absolu et sans relation est le nom de Dieu…>, qui eux ne se trouvent jamais à l’état de régime. Par contre les actions se comprennent difficilement sans relation d’agent ou de patient, aussi les trouve-t-on très rarement exprimées à l’état absolu. Quoiqu’il en soit, on apprend facilement les modifications que subissent les substantifs à partir de celles des noms infinitifs et des participes. »
Et il conclut :
« Il ne fait aucun doute que les modifications que subissent les noms infinitifs et les participes ont été à l’origine de celles des substantifs. »6
Il y a donc une contradiction assumée chez Spinoza entre le rapport de causalité entre infinitif et substantif ou entre adjectif et substantif (comme par exemple lorsqu’il conclut le chapitre VII par l’idée : « Il est possible que les substantifs en question aient tiré leur origine d’adjectif féminins. ». Je ne dispose pas de la version latine du Compendium et ne peut par conséquent examiner le vocabulaire utilisé par Spinoza pour le comparer à celui de l’Éthique ou du TTP), et la décision de taxer tous les mots de la langue hébraïque de « noms ».
C’est la raison pour laquelle Spinoza, pour résoudre cette contradiction, cette distorsion du rapport usuel entre verbalité et nomination, devra inventer sa propre définition du « nom » comme s’appliquant à tous les mots, au sens où tous les mots sont signifiants : ils « tombent sous l’entendement » dit Spinoza.
« J’entends par nom un mot par lequel nous signifions ou indiquons quelque chose qui tombe sous l’entendement. Et, ce qui tombe sous l’entendement étant soit des choses, leurs attributs, leurs modes et leurs relations, soit des actions ainsi que leurs modes et leurs relations, il est facile de rassembler les espèces de nom. »
Spinoza ne s’intéresse plus au Texte comme trame de cette langue dont il réinvente carrément toutes les règles. Il veut extirper cette langue de sa position subalterne vis-à-vis du grec et du latin, position qu’elle n’occupe que dans le seul prisme rationnel de la grammaire latine (puisqu’il n’existe pas de grammaire juive définitive et irréfutable). C’est la raison pour laquelle il opère ce coup d’éclat linguistique – lequel n’a aucun sens du point de vue juif, ce qu’il reconnaît lorsqu’il affirme qu’« il n’est aucune chose dont il semble que les Hébreux se soient moins souciés que d’éviter l’amphibologie» – qui revient en somme à traiter la langue hébraïque comme une natura naturata dont la natura naturans serait le Nom propre.
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