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ANNONCE QUE LE COURS EST DÉDIÉ À LA GUÉRISON COMPLÈTE DE JEANNE BOUÉ
MONTRER LES LIVRES DONT JE ME SERVIRAI
Avec Spinoza commence mon étude de l’animosité métaphysique portée par la pensée rationnelle contre la pensée juive.
De cette animosité, le célèbre chapitre VII du Traité des Autorités Théologique et Politique, intitulé « De l’interprétation de l’Écriture » – ce TTP conçu dès son sous-titre comme antidote à « la ruine de la paix et de toute ferveur » –, est le nec plus ultra dans l’histoire de la philosophie en Occident.
La première impression que l’on retire de la lecture du TTP, c’est que Spinoza n’apprécie pas vraiment la Bible. Il ne l’aime pas davantage qu’un scientifique n’aime la grenouille qu’il dissèque pour confirmer ses théories anatomiques.
Pourquoi n’aime-t-il pas la Bible ?
À première vue, ce qu’on peut dire de plus more geometrico de la Bible, c’est qu’il s’agit d’un texte composé de mots. Or, pour Spinoza, la lumière naturelle de la raison adéquate, celle qui produit la certitude logique, mathématique, algébrique, arithmétique et géométrique, conformément à la connaissance du 3ème genre, dans la deuxième partie de L’Éthique (« Nature et origine de l’esprit ») et dont il donne comme exemple le calcul de la proportionnalité des nombres en invoquant la proposition 19 du livre VII d’Euclide1, cette connaissance suprême se passe des mots. C’est ainsi qu’on peut entendre l’appellation de « science intuitive » (Scientia intuitiva, nom de la connaissance du 3ème genre), soit une pensée qui précède sa mise en mots et se transmet spontanément, sans les impedimenta du verbe, de l’idée à l’entendement.
Intuitio, d’où dérive l’adjectif intuitiva, désigne « l’image réfléchie par un miroir », et le verbe intueor, « porter ses regards sur », « fixer ses regards sur », « regarder attentivement ». Chez Cicéron, enseigne le Gaffiot, cela revient à « considérer attentivement », « se représenter par la pensée ».
Enfin dernière indication non dénuée d’intérêt pour ce qui nous concerne, le mot intueor est de la même famille étymologique que le verbe… « tuer » ! comme l’indique le Picoche :
« Famille du latin tueri, tutus ou tuitus, anciennement ‘‘voir, regarder’’, et en latin classique ‘‘garder, protéger’’… »
Spinoza l’explique clairement, peu après la définition de la connaissance du 3ème genre, au scolie de la proposition XLIX :
« Quant à ceux qui confondent les mots avec l’idée, ou avec l’affirmation même qu’enveloppe l’idée, ils pensent qu’ils peuvent vouloir contrairement à ce qu’ils sentent, alors que c’est en paroles seulement qu’ils affirment ou nient quelque chose de contraire à leur sentiments.
Mais on pourra facilement se dépouiller de ces préjugés si l’on veut bien prendre garde à la nature de la Pensée, car celle-ci n’enveloppe pas du tout le concept de l’Étendue et par conséquent on comprendra clairement que l’idée (étant un mode du penser) ne consiste ni dans l’image de quelque chose, ni dans des mots. L’essence des mots et des images est en effet constituée uniquement par des mouvements corporels qui n’enveloppent pas du tout le concept de la pensée. »2
C’est ce qu’il explique encore clairement dès le premier chapitre du TTP :
« Tout ce que nous connaissons de façon claire et distincte nous vient sous la pression de l’idée de la nature de Dieu – à la faveur sans doute non de paroles <je souligne>, mais d’une communication infiniment plus haute et fort bien accordée à la nature de notre esprit ; quiconque a goûté la pleine certitude intellectuelle sait à quoi s’en tenir là-dessus. »3
Il n’est donc pas surprenant que Spinoza n’aime, pas davantage que la Bible, le langage en soi. Il l’exprime dans ses Pensées métaphysiques, distinguant le méprisable langage des rhéteurs, pour qui la vérité réside dans les mots, de celui des philosophes pour qui la vérité réside dans l’esprit :
« CE QU'EST LE VRAI, CE QU'EST LE FAUX TANT POUR LE VULGAIRE QUE POUR LES PHILOSOPHES. – Pour comprendre ces deux choses, le Vrai et le Faux, nous commencerons par la signification des mots, ce qui nous permettra de voir que ce ne sont que des dénominations extrinsèques des choses <je souligne> et qu'on ne peut les leur attribuer qu'en rhéteur. Mais, comme c'est le vulgaire qui a d'abord trouvé les mots que les philosophes emploient ensuite, il appartient à celui qui cherche la signification première d'un mot de se demander ce qu'il a d'abord signifié pour le vulgaire ; surtout en l'absence d'autres causes qu'on pourrait tirer de la nature du langage. »
Et il ne semble même pas apprécier l’hébreu biblique, la langue qu’il connaît pourtant probablement le mieux.
Ainsi regrette-t-il dans le TTP que son texte favori, le Livre de Job, n’ait pas été écrit par un Gentil dans une autre langue4 :
« Aben Ezra, dont j’ai parlé ci-dessus, dans un commentaire sur ce livre, affirme qu’il a été traduit en hébreu d’une autre langue ; je voudrais qu’il l’eût montré avec plus d’évidence, car nous en pourrions conclure que les Gentils ont eu eux aussi des livres sacrés. Je laisse donc ce point en suspens ; je suppose cependant que Job fut un Gentil doué d’une grande constance, qui prospéra d’abord, puis connu la pire adversité plus tard encore redevint très heureux. /…/ Et je serais disposé à croire avec Aben Ezra que ce livre a été traduit d’une autre langue parce qu’il rappelle la poésie des Gentils: Le Père des dieux réunit deux fois son conseil, et Momus, qui porte ici le nom de Satan, relève les paroles de Dieu avec la plus grande liberté, etc…. »
Et Spinoza d’en tirer la conclusion qui ruine un tantinet son argumentation et la renvoie au statut de vessies prises pour des lanternes :
« Mais ce sont là de simples hypothèses sans solidité. »
Aben Ezra n’est autre qu’Abraham Ibn Ezra, commentateur et grammairien andalou du XIIème siècle, mathématicien, traducteur, philosophe, astronome, qui fut un des premiers à soumettre la Bible à une critique textuelle rationaliste, et à émettre l’hypothèse que Moïse n’était pas l’auteur du Pentateuque. Il est en grande partie l’inspirateur de Spinoza, comme on vient de le voir.
Autre illustration de la défiance de Spinoza à propos de toute langue, ses remarques sur le livre de Daniel dans le TTP :
« Je passe au livre de Daniel ; celui-là, sans aucun doute, contient le texte même écrit par Daniel à partir du chapitre VIII. Quant aux sept premiers chapitres, j’ignore quelle en peut être la provenance. Nous pouvons soupçonner, puisque, sauf le premier, ils sont écrits en chaldéen, qu’ils sont tirés des Chroniques chaldéennes. Si cela était clairement établi, ce serait un témoignage éclatant en faveur de cette thèse que l’Écriture est sacrée en tant seulement que par elle nous connaissons les choses qui y sont signifiées, non en tant que nous connaissons les mots, c’est-à-dire la langue et les phrases par lesquelles ces choses sont exprimées <je souligne : c’est ni plus ni moins que le point de vue chrétien concernant le Nouveau Testament>; et qu’en outre, les livres qui enseignent ou racontent les meilleures choses, en quelque langue et par quelque nation qu’ils soient écrits, sont également sacrés. Du moins pouvons-nous noter que ces chapitres ont été écrits en chaldéen et n’en sont pas moins sacrés que les autres livres de la Bible. »5
Ne concevant le langage que comme un outil intellectuellement extrinsèque de communication, il est logique pour Spinoza que ce soit d’abord la grande diffusion de la Bible qui prouve la vérité de la Loi universelle de l’Écriture (comme tout philosophe occidental, Spinoza se fait une idée très rabougrie de l’universalité) :
« Il y a en outre quelques autres points dont nous ne pouvons douter parce que nous avons à leur égard une tradition digne de créance : ainsi l’essentiel des récits de l’Écriture parce qu’il s’agit de faits d’une notoriété bien établie pour tous. Le peuple, chez les Juifs, avait jadis l’habitude de chanter le passé national par des psaumes. L’essentiel aussi des actes du Christ et de sa passion fut aussitôt répandu dans tout l’Empire romain. À moins de supposer une entente de la majeure partie du genre humain, ce qui est peu croyable, on ne peut donc penser que la postérité a transmis l’essentiel de ses histoires autrement qu’elle ne l’avait reçu. »6
Spinoza n’appréciant ni le langage, ni la Bible juive, ni l’hébreu, il ne lui reste plus qu’à regretter que la Bible n’ait été entièrement écrite dans une autre langue, qui serait ainsi restée hors de porté de l’audace falsificatrice des rabbins, des manipulations des pharisiens taxés d’ignorance et des massorètes taxés d’oisiveté.
Au fond, l’animosité de Spinoza rejoint le strict point de vue musulman – lequel considère que les Juifs en la trafiquant par leurs manipulations du texte, ont trahi la pure parole de Dieu (Sourate 4, verset 46 : « Il en est parmi les Juifs qui détournent les mots de leur sens, et disent : "Nous avions entendu, mais nous avons désobéi", "Écoute sans qu'il te soit donné d'entendre", et favorise-nous "Raina", tordant la langue et attaquant la religion. » ) :
« J’appelle ici inexact, corrompu et mutilé un texte si mal écrit et composé que le sens n’en puisse être découvert en tenant compte de l’usage de la langue ou tiré de la seule Écriture ; je ne veux pas dire que l’Écriture, en tant qu’elle contient la Loi divine, a toujours les mêmes points, les mêmes lettres et enfin les mêmes mots (je laisse aux Massorètes et à ceux qui ont une adoration superstitieuse de la lettre le soin de démontrer cela), mais seulement que le sens, qui fait seul qu’un texte soit divin, nous est parvenu sans corruption, bien que les mots ayant d’abord servi à l’exprimer aient pu avoir été changés plusieurs fois. Par là en effet la divinité de l’Écriture n’est en rien diminuée, car, écrite avec d’autres mots et dans une autre langue, elle serait pareillement divine. »7
Évidemment, toute l’ironie de la position islamiste de Spinoza consiste en ce que ce bel édifice apparent s’écroule sur soi à partir du moment où l’on s’aperçoit – il suffit d’avoir à l’oreille et même à la vue la dialectique arborescente de la Michna et de la Guémara – que l’autonomie herméneutique intégrale de l’Éthique, sensée en garantir l’essentielle structure universelle, est en réalité hantée, habitée, irradiée, transpercée et taraudée de midrash.
Ce qui revient à dire que lire l’Éthique sans passer sa vie à la décortiquer en rebondissant d’un renvoi l’autre – sur le mode auto-référentiel typique de la littérature midrashique, talmudique et kabbalistique, revient à peu près à ne pas l’avoir lu !
Deleuze, qui n’avait très certainement pas la moindre idée de ce qu’étaient la Michna et la Guemara ni comment elles s’articulent dans le Talmud, a pourtant été très proche de le comprendre, lorsqu’il définit, dans Spinoza et le problème de l’expression, « le cœur de sa pensée et de son style, qui forme un des secrets de L’Éthique : livre double, composé d’une part par l’enchaînement continu des propositions <Michna>, démonstrations et corollaires, d’autre part par la chaîne violente et discontinue des scolies <Guemarah> – livre deux fois expressif. »8
Lire Deleuze P. 317 :
Lire Deleuze P. 318 :
Ainsi Spinoza se distingue-t-il de tous les autres métaphysiciens de l’histoire de la philosophie en ce que, aussi agressif soit-il parfois (et même souvent dans le TTP), son agressivité même est intimement et puissamment intriquée au nœud gordien qui attache la Métaphysique occidentale au texte juif et en même temps lui demeure insupportable.
C’est ce nœud – « fait avec tant d'adresse et replié tant de fois sur lui-même », explique Plutarque9, « qu'on ne pouvait en apercevoir les bouts » – que les nazis tâchèrent de trancher d’un coup de massue mondial, s’y attaquant pesamment il y a 80 ans.
Et c’est à ce nœud que s’en prend aujourd’hui à son tour l’entité nihiliste que j’appelle « l’Algorithme » dans Chaos Brûlant, avec une efficacité hélas bien autrement redoutable.
Ce n’est un secret pour personne : de tous ceux qui ont lancé une attaque d’envergure contre la Bible au nom de la Raison, Spinoza – que Heine (cité par Freud cité par Lacan10 appelait : « Mon camarade d’incroyance», Mein Unglaubensgenosse Spinoza) – est précisément celui qui connaissait le mieux cette pensée – du moins sa langue, ce qui n’est pas strictement la même chose – à laquelle il décida de se confronter.
Voltaire en comparaison – pour prendre un autre exemple fameux d’animosité à l’encontre de la Bible – n’y connaissait rien. Idem pour Heidegger, je l’ai assez montré. Idem pour tous les théologiens chrétiens, catholiques et protestants, à travers les siècles, et idem pour les théologiens musulmans.
Aucun d’entre eux n’eut jamais une idée claire de ce dont ils parlaient, qui ne fût pas un préjugé issu de l’Évangile ou du Coran concernant la substantifique trame du judaïsme et de la pensée juive.
Et c’est précisément pour que vous ne soyez pas réduit à cette séculaire hébétude (parfois partagée par bien des Juifs athées ou non religieux ou simplement ignares), que j’ai tenu, avant d’aborder le cas de Spinoza, à consacrer à la très singulière herméneutique juive les sept dernières longues séances du Séminaire, à quoi on peut ajouter la séance du 26 avril consacrée au Vide et au plein selon le Talmud.
Autant dire que pour ceux qui suivent ce Séminaire depuis le début, les mots « judaïsme » et « pensée juive » ne devraient plus renvoyer à de vagues notions émaillées de préjugés divers – selon l’éducation et les études de chacun – aussi sympathiques et enthousiastes soient ces préjugés –, mais à quelques éléments de pensée sonnants et trébuchants.
Après, il faut lire les textes de cette immense bibliothèque de pensée qu’est le judaïsme, et cela prend une vie. Mais enfin, vous devriez quand même à mon écoute vous être un tant soit peu imperméabilisé les neurones vis-à-vis de cette gigantesque œuvre de propagande et de calomnie antijudaïque qui, je le répète, s’est enclenchée en Occident avec le « ouk éni oudè » paulinien, et qui perdure jusqu’aux plus contemporaines inepties universalistes d’un Badiou aujourd’hui.
Il semble donc évident qu’il faut envisager depuis la pensée juive les rapports ambivalents de Spinoza avec le judaïsme, pour comprendre l’extrême singularité de sa position dans la tradition philosophique occidentale, au point de le faire qualifier par Nietzsche de « penseur le plus anormal et le plus solitaire qui soit » (dans une lettre à Overbeck de 1881 après s’être extasié : « J’ai un précurseur et quel précurseur ! »), ou de le faire comparer par Deleuze à « un philosophe chinois ».
(À suivre)
Pléiade p. 395, scolie II de la proposition XL
Éthique p.406 (toutes les références sont à l’édition de la Pléiade)
TTP, p.619
P. 769
Pléiade p.769
TTP, p. 795
TTP, p. 793-794
Op. cit., quatrième de couverture
Vies des hommes illustres, « Vie d’Alexandre » §24
Séminaire de Lacan, PDF p. 930