Ne pas oublier où en est le monde :
Leo Strauss dans De la tyrannie (1948) :
« Il est impossible de fuir le tyran universel. Grâce à la conquête de la nature et à la substitution totale et sans recours de l'espionnage et de la terreur à la loi, le dernier et universel tyran a à sa disposition des moyens pratiquement illimités pour découvrir et pour annihiler les plus modestes efforts de la pensée indépendante. »
Lire Giorgio Agamben et Gianfranco Sanguinetti sur lundimatin.
Retours sur la séance précédente
Remercier Magali Cohen pour le texte de Pierre Legendre
Citer Alexandre Schild :
« Le théocratisme dogmatique de Justinien n'a pas conduit qu'à la condamnation du judaïsme, mais également à la fermeture des écoles de philosophie d'Athènes. La question pourrait être de savoir comment articuler ces deux interdits : à mettre sur le même plan (non, à mon avis : le théocratisme dogmatique hérite en droite ligne – en deçà de la rupture du «christianisme primitif», – de l'onto-théo-logie des anciens Grecs) ou à distinguer, mais comment, au juste ? Ce qui exigerait d'en passer, entre autres, par le jugement paulinien selon lequel la philosophie est folie aux yeux de Dieu. »
Évoquer le « ni Juif ni Grec » de Paul, et les pré-socratiques mis de côté (le « parricide » de Parménide par Platon) bien davantage que la tradition onto-théologique grecque qui, une fois latinisée, sera réinvestie et récupérée par la Rome catholique (comme l’Ancien Testament avec Saint Jérôme, « bouffonnerie philologique inouïe » selon Nietzsche).
Mais le destin grec et le destin juif ne sont pas comparables dans l’Occident chrétien, pas davantage que dans l’empire islamique.
Citer Gérard Guest :
1. Vous évoquez le thème heideggerien de la « Dévastation » et de la « destruction », et vous renvoyez à tel texte de L’Introduction à la Métaphysique — où il est bien en effet question de « die Zerstörung der Erde »; mais au sens de « La Dévastation et l’attente », la « Dévastation » est bien plutôt « die Verwüstung », voire en d’autres endroits, « die Ver-Wüstung ». Les deux termes ne sont évidemment pas synonymes. Heidegger fait la différence — majeure — entre les deux ordres de phénomènes: « Unheimlicher als Zerstörung ist Verwüstung ! » : « Plus étrangement inquiétant que la destruction est la Dévastation » !
Gérard Guest a parfaitement raison :
Heidegger distingue nettement les deux notions, dans le Nietzsche par exemple :
« La dévastation, laquelle, au lieu de détruire, étouffe l'initialité par le fait d'installer et d'organiser. »1
Ou sans La dévastation et l’attente :
« La dévastation, telle que nous l'entendons, ne date franchement pas d'hier. Elle ne s'épuise pas non plus dans ce que nous pouvons en voir et en saisir. De même, jamais on ne peut en rendre compte en additionnant le détail des destructions au dénombrement des vies humaines exterminées, comme si elle n'en était que le résultat. »
Et de même il distingue la dévastation de l’extermination (die Vernichtung) dans L’Histoire de l’Être (Die Geschichte des Seyns):
« L'extermination dans son plein accomplissement est la dévastation au sens de l'installation organisée du désert. »
Autre remarque de Gérard Guest sur les Pandectes :
« Le malentendu semble subsister entre nous, non pas tant sur la fonction occidentale, effectivement législatrice et configuratrice, des dits « Pandectes » que sur l’étymologie, à mon sens forcée, que vous voulez à tout prix leur trouver. L’articulet du Bailly, que vous m’adressez, est très insuffisant et propre à induire en erreur. Il ne tient notamment pas compte de l’indication étymologique qu’il donne : déchomaï, dechesthaï, signifie bel et bien recevoir, recueillir. Il s’agit donc bien là, du moins dans l’intention avouée (et Pierre Legendre l’admet bel et bien) d’une collection, d’un réceptacle, d’une somme prétendant recueillir (et pour le sauver de la perte dans le désastre de l’Antiquité) tout ce qui peut être reçu de l’héritage du Droit Romain. La prétention « totalisante », sinon « totalitaire » ne gît donc nullement dans le mot « Pandectes ».
Je ne crois pas qu’on puisse dissocier l’entreprise hégémonique de Justinien de son intention légalisatrice lorsqu’il chargea Tribonien du projet des Pandectes. Je reste convaincu que le terme Pandectes n’apparaît pas pour sur-nommer le Digeste par hasard, venant d’un empereur aussi expansionniste (militairement et théologiquement) que Justinien. Bien sûr, il ne s’agit pas là du seul et unique texte de la domination « théocratique » occidentale, mais il est particulièrement signifiant, selon moi, dans le cadre de ma recherche particulière (l’animosité métaphysique portant contre la pensée juive), car il est issu de la volonté d’unification et d’universalisation de la part d’un souverain qui a par ailleurs (en particulier dans la Novelle 146 que cite et analyse Legendre) exprimé explicitement la part maudite, « insensée », qu’incarnaient dans son système impérial les Juifs et leur pensée…
Ce sont des pistes d’investigation qui m’intéressent, nullement la seule grille de lecture envisageable de l’histoire de la Métaphysique en Occident.
Suite sur le Digeste
Nous avons terminé la dernière fois sur le Digeste-Pandectes, somme fondamentale de la Loi dans l’Occident romain-catholique naissant.
Cette colossale compilation, commandée (aux deux sens du mot) par l’empereur Justinien en 533, s’est élaborée très rapidement (en trois ans seulement, de 530 à 533), en prenant à bras le corps l’immense masse antérieure du Droit romain, s’appliquant à la rapetasser méthodiquement en la répartissant en chapitres (di-gerere en latin), aboutissant au fantasme conséquent de « recueillir tout » (pan-dectès en grec).
La rapidité foudroyante (3 ans) à laquelle s’est constituée une somme aussi imposante que le Digeste a suscité des interrogations. Au XIXème siècle, l’historien du droit Friedrich Bluhme a émis l’hypothèse d’une véritable division du travail, autant dire une méthode digne de l’emprise de l’imperium. Il y a un rapport direct entre l’organisation de la division des tâches militaires chez les Romains (et déjà chez les Spartiates et les Macédoniens, cf. Arnold Toynbee) et leurs succès stratégiques et tactiques.
« À travers le Digeste », précise Dario Mantovani, « se dessine en transparence toute une civilisation, qui fournit en retour un contexte aux mots. »
Il ne faut pas oublier que le commanditaire du Digeste, Justinien, est hanté par la volonté de rétablir et consolider l’unité et l’universalité de l’Empire romain. Aux Pandectes correspondent ses ambitieuses conquêtes et ses guerres expansionnistes en Italie et en Afrique. L’hypothèse de Bluhme est donc qu’il y aurait eu répartition en « masses » non pas seulement du texte mais des juristes eux-mêmes : la « masse sabiniana » se serait dédiée au Ius Civile ; la « masse édictale » au Ius Honorarium ; la « masse papinianea » à la documentation des problèmes, et la « masse appendice », qui aurait traité de thèmes divers.
Je vous lis à nouveau, pour vous rafraîchir la mémoire, la description précise de la dialectique du Digeste par Dario Mantovani dans sa leçon inaugurale au Collège de France, le 17 janvier 2019. Cette leçon fut composée en français, ce qui est notable car chaque mot ici compte :
« Ouvrons le Digeste : dans sa forme la plus typique le travail des juristes romains consiste à soumettre à une discipline juridique un fait social qu’ils ont auparavant stylisé. Ceci à travers un raisonnement fondé sur des critères de décision, c’est-à-dire sur des choix de valeurs. De ce fait, leur discours est bien prédisposé à une lecture effectuée du point de vue interne : le lecteur voit le raisonnement se développer et il peut y participer en le revivant. »2
Dario Mantovani n’a évidemment pas choisi son vocabulaire au hasard. Que nous dit-il ? Que les juristes romains considèrent un « fait social » (autrement dit une réalité humaine – quelqu’un vole quelqu’un d’autre ou le blesse, ou le tue… – dont la densité dramatique passe au second plan – c’est aussi souvent le cas dans le Talmud), à la stricte condition de l’avoir doublement soumis : d’abord ce fait social est « stylisé », c’est-à-dire dépiauté et engoncé dans une certaine syntaxe abstraite, un « raisonnement », destiné non pas à spéculer, mais à trancher, « fondé sur des critères de décision », selon une certaine hiérarchie préexistante incontestable, des « choix de valeurs ». Tout est conçu pour assujettir la « réalité humaine » dans un lit de Procuste abstrait qui n’admet nulle exception à sa règle. C’est la première étape de la soumission. Elle induit la seconde étape de la soumission, celle du lecteur de ce Digeste qui contient tout, y compris lui-même : « leur discours est bien prédisposé à une lecture effectuée du point de vue interne ». Le lecteur du Digeste a accès à la Loi depuis son intériorité (à elle), et du coup assiste au spectacle de ce « raisonnement » qu’il « voit » se déployer, et auquel il participe passivement, sans possibilité de s’y soustraire, de l’analyser, de le critiquer ni de le questionner : « en le revivant ». On ne peut manquer de songer à l’esclave du Ménon à qui Socrate fait « revivre » la démonstration du doublement de la surface du carré.
Rappelons-nous en quoi consistaient les critères de Justinien – incarnation au VIème siècle de la dogmatique romano-catholique dans toute sa splendeur –, qui ont prévalu dans l’élaboration du Digeste : sélectionner les textes en évacuant les « incertitudes », les « controverses », les « contradictions », les « solutions vieillies », et en modifiant les « textes anciens » par interpolation pour les adapter au droit du VIe siècle. »3
Surtout, Justinien interdit de procéder à tout commentaire du Corpus Juris – empêchant toute velléité d’interprétation ; n’admettant que les traductions littérales, soit en entravant – ou plutôt en croyant contrecarrer – tout jeu de mots ; enfin en interdisant les sommaires, lesquels pourraient prêter à une navigation incontrôlée dans le texte ; et les résumés : puisqu’il s’agit du tout de la Loi, aucune rivalité (fût-ce sur le mode mineur d’une compilation ou d’un résumé) n’en est admise.
Une fois cette di-gestion de la somme du Droit romain accomplie, le Digeste peut se métamorphoser en Pandectes, et devenir totalitairement la seule et unique Loi envisageable : « qui contient tout ».
C’est évidemment un fantasme. Dario Mantovani le précise, en évoquant le commentaire que Guillaume Budé fera du Digeste en 1508 :
« Justinien en sort démythifié, car Budé s’aperçoit que la prétention qu’il affichait d’avoir éliminé du Digeste toutes les divergences d’opinion qui existaient entre les juristes antiques est exagérée. Même un empereur ne peut pas tout. »4
N’empêche que le Digeste se veut le Texte de la Domination, par sa forme comme son fond.
L’Olam, le “monde” du Talmud
En contraste absolu, nous allons étudier aujourd’hui un passage du chef-d’œuvre non plus des conquérants et vainqueurs de l’histoire occidentale, mais de ses vaincus, les Juifs, et en particulier un passage sur la réciprocité des relations entre l’En-Haut et l’En-bas, lesquelles, parce qu’elles ne constituent précisément pas pour autant une interchangeabilité entre l’En-Haut et l’En-bas, ne sauraient être conçues sur le mode de la domination, d’autant que les deux mondes ne sont pas distincts spatialement mais selon une temporalité messianique : olam haba / olam haze.
Le mot ‘olam provient de la racine ‘alam qui sigifie au sens premier « cacher, dissimuler ». Une des acceptions au hitpaël, c’est-à-dire à la forme pronominale (« se cacher ») , est employée dans un verset de Job, en 6, 16 : « Ils ont des eaux troubles à cause de la glace, La neige s’y cache. » Chouraqui : « Sombres de glace, la neige les occulte. »
Et Gesenius5 explique que cela correspond aux rivières, dans lesquelles la neige se dissimule en fondant au printemps.
Le même mot ‘alam désigne dès lors, assez naturellement, l’éternité, au sens d’une temporalité cachée qui se déploie à la fois vers et depuis celle de ce monde-ci (‘olam haze). ‘Olam haba est dès lors l’éternité qui advient à notre rencontre, tandis que ‘olam hazé est l’éternité qui participe à cette rencontre en l’attirant à soi, en appelant en quelque sorte l’éternité à advenir. C’est la raison pour laquelle le mot ‘alam désigne à la fois le passé lointain et le futur lointain, ce qui permet de comprendre le verset du Livre de Daniel 6:
« Béni soit le nom de Dieu, d’éternité en éternité ! » Chouraqui traduit « de pérennité en pérennité »
Et à nouveau, un commentaire de Heidegger dans le Schelling7 éclaire parfaitement ce que le mot « éternité » rend si maladroitement :
« Qu'appelle-t-on ‘‘éternité’’ ? Comment faut-il la formuler et la concevoir ? Le devenir de Dieu ne se laisse pas sérier en différentes périodes selon la succession du ‘‘temps’’ vulgaire, car dans ce devenir tout est ‘‘contemporain’’ ; mais la contemporanéité ne signifie pas ici que le passé et le futur perdent leur essence pour se convertir et ‘‘passer’’ en un pur présent. Au contraire, la contemporanéité originelle consiste en ceci que l'avoir-été et l'être-à-venir se maintiennent, qu'ils se rejoignent co-originellement à l'être-présent jusqu'à coïncider dans la plénitude essentielle du temps lui-même. C'est cette coïncidence de la temporalité authentique, cet instant qui ‘‘est’’ l'essence de l'éternité, et non pas le présent simplement immobile et se maintenant dans cette immobilité, le nunc stans. L'éternité ne se laisse penser véritablement, c'est-à-dire poétiquement, que si nous la concevons comme la temporalité la plus originaire... »
Eh bien cette temporalité originaire où se rencontrent ce qui a été et ce qui est à venir, c’est cela que les Docteurs du Talmud nomment ‘olam, le monde, et qu’ils conçoivent comme deux mondes venant à la rencontre l’un de l’autre, le monde d’En Haut et celui d’En-Bas (cf. ‘olam dans le Jastrow ci-dessus).
Nomenclature de la Domination
La Domination, qui n’est évidemment pas l’extermination, a pour principe une équivalence envisageable entre le monde du Dominateur et celui du Dominé. Pour établir un rapport de forces, il faut qu’il y ait a priori l’idée d’un rapport, et que cette idée ne soit pas envisagée comme idée, de sorte que la mise en rapport doit activement occulter tout ce qui n’est pas elle. Autant dire que la Domination est toujours associée à une conception particulière du Tout, comme on l’examinera à propos de la notion de « Globe ». Ce cercle vicieux, cette clôture de la Domination sur elle-même ne peut s’étendre sur le monde que parce qu’elle s’est déjà appropriée, en l’atrophiant à sa seule dimension, l’idée de « monde ». Cela transparaît assez dans la nomenclature en miroir que la Domination projette sur le monde, ce que pour ma part je nomme la « rhétorique de cowboy » : « Ancien Testament », « Pré-Socratiques », « Nouveau Monde », « Indiens d’Amérique », « Primitifs », « Noirs » et « Blancs », « Temps Modernes », etc.
Le 21 novembre 1917, en pleine rage mondiale de destruction, Kafka dans son Journal décrit ce cercle vicieux de la domination, du point de vue de celui qui s’imagine s’en extirper :
« La bête arrache le fouet au maître et se fouette elle-même pour devenir maître, et ne sait pas que ce n'est là qu'un fantasme produit par un nouveau nœud dans la lanière du maître. »
Cette équivalence fantasmatique, imposée par le Dominateur comme une étape préalable à sa domination, elle repose donc sur l’imposition d’une échelle de valeurs communes telle que l’un peut se proclamer supérieur à l’autre, y compris lorsqu’il s’agit d’élever l’autre à son propre niveau. Ce fut le cas de la Pax Romana, celui de l’empire musulman et de tous les colonialismes. Et c’est aussi en cela que la Domination peut se concevoir comme une entreprise d’émancipation « civilisatrice ».
D’où cette phrase paradoxale de Lacan, découverte avec ravissement à 19 ans, dans sa préface à la thèse d’Anika Lemaire :
« Le refus de la ségrégation est naturellement au principe du camp de concentration. »
Pour entendre le sens de cette phrase, on peut se référer à un vers d’Homère, au tout début du chant I de l’Iliade8, lorsqu’Achille explique à Agamemnon qu’il n’a aucune raison d’aller faire la guerre aux Troyens précisément en raison de ce qui les sépare :
« Car enfin, si je suis venu lutter ici, moi du moins, ce n’est pas par haine des Troyens. Que m’ont-ils fait, à moi ? Jamais ils n’ont ravi mes bœufs ni mes chevaux ; jamais on ne les vit saccager les moissons dans le pays fertile et riche de la Phthie. La distance qui nous sépare est bien trop grande : entre nous, tous ces monts ombreux, la mer sonore ! »
Ce n’est évidemment plus le cas avec l’Extermination, où il s’agit plutôt d’en finir avec ce qui est commun, d’annihiler toute possibilité de comparaison entre l’un et l’autre. Nous y reviendrons lors d’une séance prochaine en examinant de près un passage du Parménide de Heidegger consacré à l’essence de l’imperium, et en le confrontant à un passage précis des Annales de Tacite.
J’insiste un peu sur cette question de la domination parce que nous allons étudier de près aujourd’hui un passage du Talmud où les choses se présentent d’une manière incomparablement différente. Ce passage traite à la fois de réciprocité et d’inéquivalence, pour en venir à la question du vide et du plein, donnant son titre à la séance de ce jour.
(à suivre)
« Projets pour l’histoire de l’Être en métaphysique. », Nietzsche II
P. 12-16.
Jean Gaudemet, article « Pandectes » de l’Encyclopaedia Universalis.
Dario Mantovani, op . cit. p. 11-12
Wilhelm Gesenius 1786-1842, hébraïste et orientaliste protestant, auteur du Thesaurus Philologico-Criticus Linguæ Hebraicæ et Chaldaicæ Veteris Testamenti.
Daniel 2, 20.
Schelling, Le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine, p .196-197.
Iliade chant I, vers 150 et suivants.