Trouer le Tout: le vide et le plein dans le Talmud (5)
La Gestion Génocidaire du Globe, 2ème séance, 26 AVRIL 2020
D’autant que, sans prévenir, la Guémara va passer du coq à l’âne en citant un nouvel enseignement de R. Zeira. C’est une pratique courante dans le Talmud, d’enchaîner plusieurs enseignements de la même source (du même Docteur), en une complète digression (en apparence) par rapport au premier enseignement invoqué. Il s’agit de s’attacher, pour un temps, à l’originalité d’une certaine manière de considérer les choses (ici le point de vue, ou si l’on préfère le style, de R. Zeira, qui n’est peut-être que celui de R. H’inana bar Pappa) davantage qu’à la conclusion halakhique qui en sera tranchée.
La pensée juive est étrangère à toute conception dogmatique du monde. À partir du moment où R. Zeira est apparu dans le texte, il conserve la parole, et ce qu’il a à dire n’est hors-sujet qu’en apparence – par rapport à la discussion initiale sur la bénédiction particulière sur les légumes verts, puisque le sujet n’est pas tel ou tel remous de l’eau (le Talmud est traditionnellement comparé à une « mer ») mais la source du fleuve qui s’y jette et, s’y jetant, s’y dissimule, pour paraphraser Heidegger1.
La source des milliers de controverses du Talmud, en l’occurrence, c’est « la parole du Dieu vivant »2.
« Et R. Zeira – et certains disent R. H’inana bar Pappa – a aussi dit : Viens et vois comment la caractéristique du Saint, béni soit-Il, est différente de la caractéristique d’un être humain de chair et de sang. »
« Viens et vois » est une invitation traditionnelle à étudier un enseignement subtil et non évident. Le judaïsme n’étant pas d’essence dogmatique, il n’est par conséquent pas prosélyte. Il ne prêche pas, ne fait aucune propagande, ne cherche nullement à propager sa foi. Le Talmud en est la plus profonde illustration. Pour « voir », c’est-à-dire pour y entendre quelque chose, il faut auparavant faire l’effort d’y « venir ». La logique du Digeste relève d’une dynamique centrifuge, impérialiste au sens propre. Le Talmud participe d’une tradition de transmission. Il ne cherche nullement à séduire ; pour être abordé, il exige que son lecteur-étudiant consente – et même désire se laisser happer par sa prosodie labyrinthique. Ce n’est pas une relation de pouvoir qui s’élabore – personne n’étant susceptible de se laisser dominer par un discours aussi rébarbatif, complexe et contradictoire de prime abord, exigeant autant d’efforts intellectuels pour être seulement approché –, mais une relation de désir.
Et, à la condition d’éprouver le désir de se pencher sur ce puits signifiant sans fond, on s’aperçoit que ce qui semblait une bifurcation n’est en réalité qu’une spire supplémentaire de la « mélodie talmudique » génialement évoquée par Kafka, en l’occurrence la continuation à un autre niveau d’une réflexion sur la réciprocité, la symétrie, ou l’asymétrie, entre l’En-Haut et l’En-bas.
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