L’autre forte influence structurelle de Tsahal, directement historique, c’est l’organisation de groupes d’autodéfense juifs, sionistes et non sionistes, dans l’Europe de l’Est au début du XXe siècle, pour lutter sporadiquement et localement contre les persécutions, particulièrement après les pogroms de Czestochova en Pologne en 1902, et de Kishinev en Moldavie en 1903.
Cette révolution dans les mentalités juives traditionnelles n’est pas allée de soi. On trouve au traité Ketouvoth du Talmud1, chef d’œuvre pensif d’un peuple vaincu à la guerre (contre Rome) et massivement exilé (à Babylone), une polémique, dite « des trois serments » ou « adjurations », qui implique directement à la fois le projet sioniste et la question de la défense armée des Juifs.
Interprétant le verset du Cantique des Cantiques réitéré à trois endroits du texte2: « Je vous conjure, filles de Jérusalem, n'éveillez pas, ne provoquez pas l'amour avant qu'il le veuille. », la Guémara stipule :
« Quel est le but de ces trois adjurations ? Un, qu'Israël ne montera pas en muraille (שלא יעלו ישראל בחומה). Deux, le Saint, béni soit-Il, a fait jurer à Israël de ne pas se rebeller contre les nations du monde. Trois, le Saint, béni soit-Il, a fait jurer aux nations de ne pas opprimer Israël trop durement. »
« Monter en muraille », ou « comme un mur », signifie émigrer en masse – « monter », en hébreu, la Terre d’Israël n’étant pas tant, pour les Juifs, située « là-bas » que, selon le célèbre mot d’esprit de Casanova, « là-haut ». En revanche, le voyage individuel, aller comme retour, de Babylone à Jérusalem ou Safed et vice-versa était parfaitement admis.
Ghandi n’a rien inventé : l’idée de non-résistance aux nations du monde, autrement dit de passivité non-violente face aux persécutions, était très intégrée dans la mentalité juive traditionnelle. De sorte qu’on retrouvera parmi les sionistes au début du XXe siècle de nombreuses polémiques concernant l’usage des armes et le degré de violence qui était acceptable pour se défendre des Arabes, lesquels, pour leur part, n’éprouvaient aucun scrupule de ce genre.
Georges Bensoussan, dans sa monumentale Histoire du sionisme3 – que quiconque devrait lire intégralement avant de seulement prétendre s’exprimer sur Israël et la Palestine en 2023 ! –, rappelle comment l’usage et la légitimité de la violence devint un sujet de débat central parmi les intellectuels juifs, sionistes ou pas. La profonde Critique de la violence de Walter Benjamin4, qui date d’août 1921, s’inscrit dans le cadre de cette vaste réflexion postérieure à la Première guerre modiale, mais à laquelle les sionistes furent subitement confrontés dès les premières décennies du XXe siècle, à leur grand étonnement : ils s’étaient attendus à devoir travailler durement des terres arides, pas à se défendre l’arme à la main contre des brigands, des villageois maraudeurs ou des combattants bédouins. La surprise des sionistes, et les mille débats et polémiques qui en résultèrent sur la réponse à apporter aux diverses violences arabes – coutumières (disputes de voisinage), de brigandage et de maraudage, puis idéologiques ou religieuses –, tenaient en ce que la Terre d’Israël n’était assimilée par quiconque comme territoire de conquête, au sens colonial du terme – et cela malgré des formulations parfois naïvement colonialistes dans leur rhétorique de certains sionistes occidentaux tel Herzl, influencé à la fois par les idéologies impérialistes triomphantes du XIXe siècle et par une utopie typiquement juive, mystique et même messianique qui n’a rien à voir avec elles –, mais exclusivement comme terre ancestrale et foyer refuge.
Bensoussan :
« Le premier domaine acheté en Eretz Israël, à Zamarin, se situe à 25 km au sud-est de Haïfa. C'est la future Zikhron Yaacov où 228 émigrants <roumains> s'établissent en août 1882. /…/ Mis à part le lien de nature religieuse, essentiel, les Juifs roumains considèrent avec intérêt la destination palestinienne. Ils mettent en avant la proximité géographique et l'‘‘absence d'hostilité des Musulmans’’, dont ils se persuadent qu'ils sont indemnes de tout antisémitisme. Ils sont convaincus enfin que c'est en Eretz Israël, et non en Amérique, que la foi sera la mieux préservée. »5
Voici l’analyse de Georges Bensoussan concernant la répugnance juive traditionnelle pour la violence :
« Plus que de la réticence, Ahad Haam6 < Ah’ad Ha’am ou Asher Hirsch Ginsberg (1856-1927), Juif russe, fondateur de ce qu’on a nommé le « sionisme culturel. »> éprouvait un véritable dégoût devant la force physique et la violence. À quoi bon poursuivre l’entreprise sioniste, demandait-il, s’il s’agit d’’’implanter dans un coin d’Orient une nouvelle petite tribu de Levantins qui rivaliseront avec les autres Levantins dans le sang versé, la vengeance et la colère’’? Cette attitude, très répandue au sein de l’intelligentsia juive de la Haskala, est partagée par un grand nombre d’hommes nourris de Torah et demeurés convaincus de la supériorité du verbe sur l’épée. Mais loin d’être un ‘‘choix idéologique’’, ce refus de la violence constitue également la réponse du faible au fort, de celui qui sait ne pouvoir survivre qu’en négociant constamment avec l’agresseur potentiel. Cette contrainte s’est transfigurée ensuite en choix éthique. L’illusion l’emporte qui réécrit l’histoire et occulte les déterminismes matériels pour bâtir in fine la fable d’un choix philosophique. Le refus de la violence n’est pas inscrit dans la tradition biblique, ni a fortiori dans l’histoire juive antique qui montre un peuple guerroyant comme les autres. Le produit des circonstances s’est mué en répulsion devant la force des armes. Cette stratégie de survie fut déguisée ensuite en choix moral déclaré conforme au ‘‘message juif’’ adressé à l’humanité.»7
Cette traditionnelle répugnance typiquement juive pour la violence – que Bensoussan qualifie judicieusement d’ethos (c’est-à-dire de tradition de comportement moral collectif) fut un des sujets, sinon le sujet majeur de polémique entre les sionistes et les assimilationnistes, comme entre les sionistes eux-mêmes.
Bensoussan :
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