Venons-en directement à la question principale du conflit de nos jours, qui est l’occupation par Tsahal de la Cisjordanie depuis 1967.
Il faut d’abord savoir que cette occupation n’était en rien planifiée par les Israéliens, qui furent eux-mêmes surpris de la rapidité et de l’étendue de la victoire lors de la guerre des 6 jours.
Dès avant le début de la guerre, les discussions s’engagèrent au sein du cabinet israélien pour décider du sort des Palestiniens de Gaza :
Benny Morris1 :
« Le 2 juin, lors d'une concertation dans le bureau du Premier ministre regroupant Eshkol, Dayan, le ministre du Travail Yigal Allon et Abba Eban, Allon suggéra, dans le cadre de l'offensive terrestre envisagée, de transférer vers l'Egypte les centaines de milliers de réfugiés de la bande de Gaza. Dayan s'opposa à cette idée: les Égyptiens n'approuveraient pas une telle mesure et Israël se verrait alors contraint de procéder à une ‘‘expulsion d'une brutalité et d'une barbarie sans précédent’’.»
Aussitôt après la guerre, la position officielle et déclarée des Israéliens consista à réclamer, en échange de la restitution de tous les territoires qu’ils venaient de conquérir, un traité de paix définitif avec leurs ennemis arabes.
Ceux-ci refusèrent catégoriquement lors du sommet de la Ligue arabe à Khartoum, avec ses fameux trois « NON » : « Non à la paix avec Israël. » « Non à la reconnaissance d’Israël. » « Non à la négociation avec Israël. »
Benny Morris :
«Les Israéliens avaient conquis un territoire trois fois et demie comme le leur, peuplé de plus d'un million de Palestiniens, répartis sur la Cisjordanie et la bande de Gaza. En l'espace de six jours, l'équilibre géopolitique de la région avait été complètement bouleversé ou plutôt, comme la guerre elle-même l'avait démontré, le déséquilibre militaire déjà présent s'était aggravé. Trois États souverains avaient subi une terrible humiliation et le gouvernement israélien espérait à présent convertir cette écrasante victoire militaire en une réussite politique: les territoires conquis pourraient maintenant être échangés contre des traités de paix. Dayan aurait d'ailleurs affirmé ‘‘attendre un coup de téléphone du roi Hussein’’, probablement en vue de discuter d'un tel compromis. Le 19 juin, le Cabinet décréta que les anciennes frontières internationales entre Israël et l'Égypte et entre Israël et la Syrie serviraient de base au tracé de frontières permanentes: l'État hébreu désirait en effet se replier sur celles-ci et restituer le Sinaï et le Golan en échange de la paix. Cette décision ne fut jamais rendue publique, mais transmise au gouvernement américain, qui la communiqua au Caire et à Damas. En quelques jours, Israël essuya deux refus.
La résolution ministérielle ne faisait aucune mention de la bande de Gaza, impliquant par là qu’Israël désirait la conserver, et différait toute décision concernant la Cisjordanie, en raison de différends au sein du gouvernement. Tous les ministres s'accordèrent néanmoins pour exclure un repli sur les frontières d'avant-guerre, que le ministre des Affaires étrangères Abba Eban, en authentique colombe, baptiserait ‘‘les lignes d'Auschwitz’’. Certains ministres, parmi lesquels Begin et ceux issus du Parti national religieux (PNR), souhaitaient l'annexion de la Cisjordanie et de la bande de Gaza en tant qu'éléments historiques de la ‘‘Terre d'Israël’’; d'autres auraient aimé troquer la totalité ou la quasi-totalité de ces territoires contre des accords de paix. Dayan ne se prononça pas, dénotant parfois de façon discrète et énigmatique une certaine préférence pour l'annexion, suggérant à d'autres moments le désastre qu'entraînerait une telle mesure.»2
Benny Morris insiste sur l’ambivalence et l’indécision de Dayan (qui avait tout pouvoir de décision après la victoire de 1967). Il est certain que les Juifs religieux affiliés au Goush Emounim, qui n’étaient absolument pas majoritaires en Israël, forcèrent la main de Dayan et des travaillistes en s’implantant un peu partout en Cisjordanie, rendant pour leur part, année après année, la paix de moins en moins aisée à réaliser. Il est cependant incontestable que « l’annexion rampante » de la Judée-Samarie ne fut rendue possible que grâce à la brèche créée dans la bonne volonté israélienne par le refus catégorique de toute négociation du front arabe.
Les fanatiques de la conflictualité furent d’abord et depuis le tout début du conflit les pays arabes et les dirigeants palestiniens dans leur totalité (aucune voix discordante parmi eux en faveur de la paix avec Israël). Les fanatiques de l’occupation juive, très minoritaires alors, n’eurent les mains relativement libres qu’à cause de l’intransigeance arabe. Et cette occupation rampante ne se produisit que très lentement les premières années, de sorte qu’un traité de paix aurait pu facilement aboutir à leur démantèlement, exactement comme les implantations du Goush Katif à Gaza furent démantelées de force par Sharon en 2005.
Morris :
« Faisant fi de toute prudence et de tout pragmatisme, les légions calottées de Dieu et leurs vigoureux rabbins barbus s'aventurèrent par monts et par vaux en Judée et en Samarie, afin de choisir des sites d'implantation. Ils contournèrent les mesures du gouvernement et les barrages de l'armée pour tracer les nouvelles frontières du ‘‘Grand Israël’’. Site après site, ils forcèrent le gouvernement à céder à leurs élans pionniers et à accepter l'établissement d'une chaîne d'implantations qui délimiterait et préserverait les nouveaux territoires. En mars 1974, les cadres et l'esprit de ce mouvement fusionnèrent officiellement dans un mouvement extraparlementaire nommé Goush Emounim (le Bloc de la foi), vaguement affilié au Parti National Religieux. Ses dirigeants allaient donner le ton et déterminer la teneur de l'activisme de droite vis-à-vis des territoires. Ils pousseraient également le mouvement travailliste, cet agent historique de l'avant-garde et de l'expansionnisme sionistes, à se tenir continuellement sur la défensive. »
Je ne vous cite pas l’intégralité de l’analyse de Morris, assez sévère pour le gouvernement de Dayan qui céda à la pression des premiers colons, parce que je veux aujourd’hui me concentrer sur Tsahal qui devint de fait à partir de ce moment-là, après avoir toujours été une armée de défense, une armée d’occupation :
« Avant même que les Palestiniens conquis aient pu reprendre leur souffle, Israël avait imposé un gouvernement militaire et mis sur pied les habituelles infrastructures répressives de contrôle et d'occupation. Certains plans en prévision d'une éventuelle conquête de la Cisjordanie avaient été ébauchés dès 1963 par l'état-major général des FDI, lorsqu'une crise avait secoué le royaume hachémite et que la menace d'une guerre était apparue. Un état-major réduit au strict minimum fut désigné, avec à sa tête l'ancien directeur des renseignements militaires, le général Herzog. En pleine guerre, dans la soirée du 7 juin, il s'établit avec un certain nombre d'officiers à l'hôtel Ambassador de Jérusalem-Est. Moshé Dayan, le ministre de la Défense, assuma immédiatement, et pour l'heure sans en référer au Cabinet, la tâche de déterminer la nature du régime qui serait instauré dans les territoires occupés au cours des semaines et mois à venir. Le Cabinet préféra ne pas s'impliquer, et Dayan apparut comme l'architecte, puis l'arbitre, de la politique mise en œuvre dans les territoires. Certaines de ses décisions se traduisirent en faits accomplis qui limiteraient fortement les choix des gouvernements ultérieurs quant au sort réservé en fin de compte aux territoires. En raison des contraintes politiques internes et des circonstances extérieures, les gouvernements travaillistes successifs s'avérèrent incapables de déterminer la ligne de conduite à adopter à l'égard de ces enclaves. En l'absence d'une quelconque stratégie, Dayan dut décider de chaque question sans jamais savoir si les régions conquises seraient finalement annexées ou abandonnées, ni même combien de temps le gouvernement militaire en place devrait durer.»3
Une occupation militaire est une occupation, avec toute la dureté et l’injustice intrinsèque que cela signifie. En revanche, Tsahal n’est pas devenue une armée consubstantiellement inique du jour au lendemain.
Il faut commencer par comparer l’occupation de la Cisjordanie par Israël à celle de la Judée-Samarie et de Jérusalem-Est par les Jordaniens de 1949 à 1968 ! Expulsion de tous les Juifs de la vieille ville de Jérusalem, destruction de toutes les synagogues et yeshivoths, profanations des lieux saints et des cimetières juifs, etc.
Les Israéliens ne firent rien de tel en Cisjordanie ni dans Jérusalem reconquise:
« Les écoles de Cisjordanie et de Jérusalem-Est devaient conserver le programme scolaire jordanien, et la bande de Gaza celui des écoles égyptiennes. Les Israéliens épurèrent cependant les manuels arabes, censurant tous les énoncés et illustrations anti-israéliens et antisémites. /…/
Quant au tombeau des Patriarches (la mosquée d'Abraham) à Hébron, Dayan élabora un compromis permettant aux deux confessions juive et arabe de venir s'y recueillir. (Entre 1948 et 1967, la Jordanie avait formellement interdit aux Juifs de se rendre sur le mont du Temple, au mur des Lamentations ou sur le tombeau des Patriarches.)»4
D’autre part, Benny Morris, qui est vraiment le plus impartial sur cette époque, ne dissimule pas les exactions de l’armée israélienne :
« Les Israéliens se plaisaient à croire et à raconter au monde qu'ils procédaient à une occupation militaire ‘‘éclairée’’ ou ‘‘bénéfique’’, qui se différenciait des autres par sa qualité. La vérité était tout autre. Comme toutes les occupations, celle des Israéliens se fondait sur l'usage de la force, la répression, la crainte, la collaboration et la traîtrise, les coups et la torture, l'intimidation, l'humiliation et la manipulation au quotidien. »
Pour le détail de ces exactions, Morris en fournit une liste non exhaustive :
« L'administration militaire, nullement affectée par les considérations relatives aux droits civiques pourtant de rigueur en Israël, disposait d'un large éventail de techniques destinées à supprimer tout mouvement de contestation et toute dissidence. Il s'agissait par exemple de couvre-feux, d'assignations à résidence assorties de pertes de salaire, d'expulsions, de procédures judiciaires aboutissant à des amendes ou des peines d'emprisonnement (l'œuvre des tribunaux militaires dans les territoires et celle de la Cour suprême qui les soutenaient seront certainement consignées dans les pages les plus sombres des annales du système judiciaire israélien), de détentions administratives ou d'emprisonnements arbitraires pour des durées de six mois reconductibles, de fermetures de commerces et d'écoles généralement consécutives à des mouvements de grève dans les magasins ou à des troubles causés par des étudiants. Les Israéliens pouvaient à leur gré confisquer aux habitants ou octroyer aux collaborateurs permis de voyage, licences de commerce, permis de construire, permis de travail, autorisations de réunion de famille ou de commercialisation. Souvent appliquées de façon sélective, ces mesures touchaient aussi parfois la collectivité. Il arriva que des villes entières se voient interdire toute visite en provenance des pays arabes, comme ce fut le cas de Ramallah pendant l'été 1968.»5
La question qui se pose. Comment une armée de défense aux origines uniques en leur genre se transforme-t-elle quasiment du jour au lendemain en une banale armée d’occupation, avec son cortège usuel d’iniquités, d’humiliations et de crimes injustifiés ? En prenant modèle sur une autre armée avec laquelle elle avait longtemps été en contact, à la fois comme complice (durant la Seconde Guerre mondiale), et comme adversaire (durant la période du Livre Blanc de 1939), une armée aux usages typiquement impérialistes et colonialistes – ce que n’était pas Tsahal :
Morris :
« Après l'écrasement de la contestation et de la désobéissance civiles en septembre 1967, les opposants au régime israélien se tournèrent petit à petit vers la résistance armée: des grenades furent lancées contre des patrouilles, des bombes explosèrent dans les villes. La résistance se heurta rapidement à une violente répression : fouilles et arrestations nocturnes; mauvais traitements; mesures de privations sensorielles ou techniques classiques de torture pour arracher informations et confessions; mise en place d'un système de tribunaux militaires très éloigné de l'administration de la justice dans les démocraties occidentales (ou même, en l'occurrence, de celle en vigueur à l'intérieur de l'État hébreu); démolition (ou mise sous scellés) des maisons de suspects; longues périodes de détention administrative et expulsions. Les Israéliens utilisèrent de façon systématique toutes ces techniques, qui avaient généralement été introduites par les Britanniques pour mater la Révolte arabe de 1936-1939 et subsistaient encore parmi les lois en vigueur, sous l'appellation ‘‘lois d'urgence’’.»6
Très vite, l’occupation empoisonna la mentalité israélienne, et suscita des polémiques et des désaccords qui secouèrent le pays.
« Bientôt, les effets pervers de l'occupation affectèrent autant l'occupant que l'occupé. Certains comportements encore inconcevables avant juin 1967 devinrent la norme au sein des FDI et du personnel de sécurité. Les agents du Shin Beth qui s'adonnaient à la torture mentirent systématiquement devant les tribunaux quant à leur façon d'arracher les confessions, et les cadres du Shin Beth dissimulèrent la vérité aux tribunaux, comme à leurs dirigeants politiques, pour couvrir leurs subordonnés. Les pots-de-vin versés aux fonctionnaires israéliens responsables des permis de voyage ou de construire et des licences de commerce se multiplièrent également. Les intellectuels comme Yeshayahou Leibowitz, théologien et scientifique, et les écrivains tels qu'Amos Oz et Yizhar Smilansky (S. Yizhar), qui mirent en garde contre les effets pervers de l'occupation, furent tous dépréciés. Golda Meir, le Premier ministre de l'autosatisfaction, déclara lors d'une réunion du Mapaï: ‘‘Je suis choquée. Tout mon être se révolte contre Oz, contre Smilansky, contre les professeurs et les intellectuels qui ont abordé la question morale. Pour moi, la moralité suprême est que le peuple juif a le droit d'exister. Il n'y a pas de moralité si celle-là n'en est pas.’’»7
Il faut comprendre que la situation était, pour les Israéliens, à peu près inextricable et insoluble, en partie à cause de leur désir – qui en soi n’était pas entièrement illégitime – de marquer leur présence en Judée-Samarie – , rendre en 1967 de but en blanc et unilatéralement la Cisjordanie à la Jordanie sans un accord de paix garantissant Israël contre une nouvelle guerre était irréaliste –, et surtout en raison de l’attitude butée des pays arabes, avec lesquels aucune négociation d’aucune sorte n’était envisageable. Toutes les critiques, les tensions, les polémiques et les désaccords qui déchiraient la société israélienne à propos de l’occupation étaient impensables dans l’autre camp, qui choisit au contraire la pire des solutions, la lutte armée terroriste, renforçant Israël dans son attitude à la fois défensive et conquérante.
Cette responsabilité initiale du monde arabe et des Palestiniens eux-mêmes (elle date des années 1917) dans la perpétuation du conflit, intégralement passée sous silence par les antisionistes qui le résument à tort à une entreprise classique de colonisation intégralement condamnable (tel Anice Lajnef me coupant la parole pour lancer : « Il y a un colonisateur et un colonisé ! »), constitue une impasse majeure pour penser ce conflit du côté musulman et arabe.
Exemple d’une soirée de soutien à la Palestine le 8 novembre 2023, qui s’est terminée par le chant d’un slogan interdit en Allemagne : « De l’eau à l’eau, la Palestine est arabe ! »
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