Cette opération, « Bouclier et flèche », maguen vah’etz en hébreu, est au cœur du sujet de la séance d’aujourd’hui ; car elle est nommée d’après un terme qui définit toute l’essence du sionisme, d’Israël et de son armée, et qui est un des plus nobles : maguen, dont la racine nagan signifie « protéger ». On le trouve par exemple dans le Psaume 7, 11 : « Mon bouclier est auprès de Dieu : il sauve ceux dont le cœur est droit. » et dans le Psaume 18, 31 : « Éternel, mon rocher, ma forteresse, mon libérateur, mon Dieu, mon rocher où je trouve un abri, mon bouclier, la force qui me sauve, mon rempart ! »
יְהוָ֤ה׀ סַֽלְעִ֥י וּמְצוּדָתִ֗י וּמְפַ֫לְטִ֥י אֵלִ֣י צ֭וּרִי אֶֽחֱסֶה־בֹּ֑ו מָֽגִנִּ֥י וְקֶֽרֶן־יִ֝שְׁעִ֗י מִשְׂגַּבִּֽי׃
C’est le terme qui désigne l’emblème par excellence du judaïsme, du peuple juif et d’Israël, l’étoile de David, maguen David en hébreu, et c’est le même mot (la même racine , ganan « défendre, couvrir, entourer, protéger ») qui désigna l’embryon d’armée juive avant la création d’Israël, la Haganah, soit la « Protection ».
Il sera donc aujourd’hui question de Tsahal (צה"ל), soit Tsva ha-Haganah le-Israël, צְבָא הַהֲגָנָה לְיִשְׂרָאֵל, l’Armée de Défense (Hagana) d’Israël, de ce que cette armée a de particulièrement juif, du rapport, dans le judaïsme, entre la force et l’esprit, et de ce qu’elle signifie – pas seulement ce qu’elle représente – pour le peuple juif.
Je me suis en effet posé la question de ce qui singularisait consubstantiellement l’État d’Israël, à la fois en comparaison des autres États politiques dans le monde, et par rapport au peuple juif et au judaïsme.
Pas grand-chose en vérité. Hormis le fait que c’est le seul « État juif », autrement dit à la fois à majorité juive, et conçu et fondé comme foyer du peuple juif – « foyer » au double sens de site historique originel de ce peuple (même si les grands événements fondateurs du judaïsme ont eu lieu à l’extérieur de ce site : Euphrate, Égypte, Sinaï, Babylone, etc., comme le remarque Shlomo Sand, ce qui est intéressant à méditer sur le rapport complexe du peuple juif à sa propre extranéité en tant que nation), et « foyer » au sens de refuge et d’abri perpétuel pour le peuple juif persécuté (conception qui légitime la « Loi du Retour »).
Sinon, dans le détail de l’organisation étatique de cet État, il n’a rien de particulier qui, dans une mesure ou une autre, ne soit partagé par une autre démocratie néo-libérale occidentale – bien qu’il fût d’abord historiquement ouvriériste avec une frange communiste, voire anarchiste, autogérée dans les Kibboutz (lesquels sont aussi associés à la particularité de l’armée d’Israël, tout comme, en France, c’est la noblesse qui est historiquement associée à l’armée et à sa structure intime) ; puis, désormais, strictement néo-libérale, avec quelques us et coutumes qui lui demeurent de son passé et de sa fondation travailliste (la puissante centrale syndicale Histadrout, l’efficace sécurité sociale, etc.).
Ainsi sa législation générale, son système judiciaire et ses lois civiles sont peu ou prou (mâtinées de lois typiquement juives empruntées à la Halakhah) calquées sur le système britannique en vigueur lors de sa création (14 mai 1948).
Quant à la structure sociale de son organisation nationale, qui précédait d’ailleurs de plusieurs décennies la fondation de l’État (soit le Yishouv des années 1920 à 40), elle est conforme en de nombreux points à l’organisation des judaïcités en diaspora depuis des siècles, y compris en y incluant la solidarité transversale avec les autres communautés juives. Cela lui conféra une grande autonomie pré-étatique, laquelle put se métamorphoser en « État » opératoire quasiment du jour au lendemain.
J’ai déjà longuement traité de cela, je n’y reviens pas.
Ni les coutumes ni les mœurs israéliennes ne sont véritablement indigènes, d’autant que la population est formée depuis le tout début de groupes ethniques et culturels extrêmement variés. La langue elle-même – l’hébreu modene – n’est pas indigène puisqu’elle était pratiquée sous une forme classique et littéraire par les Juifs religieux du monde entier depuis des siècles.
Je voudrais citer à propos de cette banalité de l’État d’Israël (dont j’exclus Tsahal, donc), un long passage d’un ouvrage de Philip Roth, à lire en contrepoint d’un extrait de La contrevie, lu il y a quelques séances, qui justifiait de manière assez convaincante la présence des « colons » en Cisjordanie, autrement dit des implantations juives en Judée et Samarie. C’est dans ce chef-d’œuvre qu’est Opération Shylock, une formidable illustration du discours antisioniste dont certains arguments sont tout à fait convaincants ; tel est le tour de force de Roth, de montrer la confusion d’un antisioniste militant tout en lui composant un discours intelligent dont peu d’antisionistes sont en réalité capables.
Georges Ziad, né à Jérusalem, professeur de littérature à Ramallah, discute avec Roth :
« J’essaie de convaincre /mes étudiants / qu’il y a dans le monde des Juifs qui n’ont rien à voir avec les Juifs que nous avons ici. Mais à leurs yeux, les Juifs israéliens sont tellement mauvais qu’ils ont du mal à me croire. Ils regardent autour d’eux et ils se demandent : Qu’est- ce qu’ils ont fait ? Citez-nous une chose, une seule, que la société israélienne ait faite! Et tu sais, Philip, mes étudiants ont raison – Qui sont- ils ? Qu’est-ce qu’ils ont fait ? Les gens sont grossiers et bruyants, ils te bousculent dans la rue. J’ai vécu à Chicago, à New York, à Boston, j’ai vécu à Paris, à Londres, et nulle part je n’ai vu des gens comme ça dans les rues. Cette arrogance ! Qu’est-ce qu’ils ont créé qui se rapproche de ce que vous avez réussi à créer, vous les Juifs du reste du monde ? Absolument rien. Rien d’autre qu’un État fondé sur la force et la volonté de dominer. Si tu veux parler de culture, la comparaison est impossible. La peinture et la sculpture sont indigentes, pas un seul compositeur, et une littérature tout à fait mineure – voilà ce que toute cette arrogance a donné. Compare cela à la culture juive américaine et c’est une misère, c’est risible. Et pourtant, ils ne se contentent pas d’être arrogants envers les Arabes et leur mentalité ou envers les goyim et leur mentalité, ils sont arrogants envers vous et votre mentalité. Ces provinciaux, ces rien-du-tout, vous regardent de haut, vous. Tu te rends compte ? L’esprit juif, le rire juif et l’intelligence juive sont bien plus présents dans l’Upper West Side de Manhattan que dans ce pays tout entier – et si on doit parler de conscience juive, de sens de la justice juif, de générosité juive… il y a plus de générosité juive au rayon des knishès de chez Zabar que dans la Knesset tout entière ! /…/ Ces Juifs victorieux sont des gens affreux. Et je ne parle pas que des Kahane ou des Sharon. Je parle d’eux tous, les Yehoshua et les Oz aussi. Les bons, qui sont contre l’occupation de la Cisjordanie, mais pas contre l’occupation de la maison de mon père, les “bons Israéliens” qui veulent à la fois bénéficier du fruit des larcins sionistes et garder la conscience propre. Ils ne sont pas moins supérieurs que les autres – ces bons Israéliens sont encore plus supérieurs. Que savent-ils de ce qu’être “juif” signifie, ces Juifs “en bonne santé et sûrs d’eux” qui vous regardent de haut, vous les “névrosés” de la diaspora ? C’est ça, la santé ? C’est ça, la confiance en soi ? C’est de l’arrogance. Des Juifs qui transforment leurs fils en militaires, en brutes – comme ils se sentent supérieurs à vous autres Juifs qui ne connaissez rien aux armes ! Des Juifs qui brisent les doigts des enfants arabes à coups de matraque – comme ils se sentent supérieurs à vous autres Juifs qui êtes incapables de violence ! Des Juifs intolérants, des Juifs pour qui tout est noir ou blanc, avec leurs partis et toutes leurs conneries de scissions, avec un parti où il n’y a qu’un seul adhérent, tellement ils sont intolérants et incapables de se supporter les uns les autres – c’est ça les Juifs qui sont supérieurs à ceux de la diaspora ? Supérieurs à des gens qui connaissent dans leur moelle le sens de donner et de recevoir ? Qui réussissent avec succès, comme des êtres humains pleins de tolérance, dans le vaste monde du débat d’idées et des différences entre les hommes ? Ici, ils sont authentiques ; ici, enfermés dans leur ghetto juif et armés jusqu’aux dents ? Et vous là-bas, vous êtes “inauthentiques” peut-être, à vivre librement au contact de l’humanité entière ? Cette arrogance, Philip, c’est insupportable ! Ce qu’ils apprennent à leurs enfants dans les écoles, c’est à regarder les Juifs de la diaspora avec mépris, à regarder les Juifs qui parlent anglais, les Juifs qui parlent espagnol et les Juifs qui parlent russe comme des monstres, comme des vers de terre, comme des névrosés qui vivent dans la terreur. Comme si ces Juifs qui parlent maintenant hébreu n’étaient pas tout simplement une autre sorte de Juifs – comme si parler hébreu était la plus grande des réalisations humaines ! Je suis ici, pensent-ils, et je parle hébreu, ceci est ma langue et mon pays, et je n’ai pas besoin de me répéter du matin au soir : “Je suis un Juif, mais qu’est-ce qu’un Juif ?” Je n’ai pas besoin d’être un névrosé aliéné et apeuré qui se pose des questions sur lui-même et se déteste. Quant à ce que ces soi-disant névrosés ont apporté au monde dans le domaine de l’esprit, de l’art, des sciences, et dans celui des techniques, des idéaux et de la civilisation, tout cela, ils s’en moquent. Ils se moquent du reste du monde aussi. Pour eux, le reste du monde se résume à un seul mot : goy ! “J’habite ici et je parle hébreu et tout ce que je sais et que je vois c’est d’autres Juifs comme moi, n’est-ce pas merveilleux ?” Quelle indigence et quelle arrogance chez ces Juifs d’Israël ! Oui, ce sont les Juifs authentiques, ceux-là, les Yehoshua et les Oz, et dites-moi, je leur demande, que sont Saul Alinsky et David Riesman et Meyer Schapiro et Leonard Bernstein et Bella Abzug et Paul Goodman et Allen Ginsberg et les autres, et les autres, les autres, les autres ? Pour qui est-ce qu’ils se prennent, ces provinciaux, ces rien-du- tout ! Des geôliers ! Voilà l’étendue de leur réussite, à ces juifs-là, ils ont transformé les Juifs en geôliers et en pilotes de bombardiers à réaction ! Et imagine un instant qu’ils réussissent, qu’ils gagnent et que tous les Arabes de Naplouse, tous les Arabes d’Hébron et tous les Arabes de Galilée et de Gaza, imagine que tous les Arabes du monde en viennent à disparaître grâce à la bombe atomique juive, qu’est-ce qu’ils auraient ici dans cinquante ans ? Un petit État bruyant de rien du tout. Voilà à quoi cela aura servi de persécuter et d’annihiler les Palestiniens – la création d’une Belgique juive, et ils n’auront même pas une ville comme Bruxelles. Voilà ce que ces Juifs “authentiques” auront apporté à la civilisation – un pays sans aucune des qualités qui ont fait des Juifs des êtres si pleins de distinction ! Ils auront peut-être réussi à inculquer aux autres Arabes qui subissent leur épouvantable occupation la crainte et le respect de leur “supériorité”, mais moi, j’ai grandi avec vous autres, j’ai appris avec vous autres, c’est vous qui m’avez instruit, j’ai vécu avec des vrais Juifs, à Harvard, à Chicago, avec des gens vraiment supérieurs, que j’admirais, que j’aimais, à côté desquels je me sentais effectivement inférieur, et à juste titre – quelle vitalité chez eux, quelle ironie, quelle chaleur humaine, quelle tolérance, quelle générosité de cœur tout simplement instinctive, des gens dont le sens juif de la survie était totalement humain, des êtres souples, adaptables, pleins d’humour, créatifs, et tout cela ils l’ont remplacé par un bâton. Le Veau d’or était plus juif qu’Ariel Sharon, Dieu de Judée, de Samarie et de la sainte bande de Gaza ! Le pire des Juifs des ghettos combiné avec le pire, le plus agressif et le plus belliqueux des goy, et c’est ça qu’ils appellent “authentique” ! Les Juifs ont la réputation d’être intelligents, et ils sont intelligents. Le seul endroit où j’aie jamais vu des Juifs idiots, c’est en Israël. Je leur crache dessus ! Je leur crache dessus ! »
Quelques pages plus loin, Roth analyse la personnalité et le discours de Ziad, qui fait penser à celui de cet intervenant du film d’Eyal Sivan, État commun, dont j’avais montré dans une séance précédente l’intervention colérique à la fois probante et démente :
« George ne s’arrêtait pas de parler ; il ne pouvait pas s’arrêter. Un bavard sans aucune retenue. Un bavard intarissable. Un bavard effrayant. Tout le long du chemin jusqu’à Ramallah, même aux barrages, où, en plus de la sienne, les soldats vérifiaient maintenant mon identité à moi aussi et où, à chaque fois, ils fouillaient le coffre de la voiture, enlevaient les sièges et vidaient le contenu de la boîte à gants sur la chaussée, il me fît un cours sur l’évolution de la relation de culpabilité que les Juifs américains entretenaient avec Israël et sur la manière dont les sionistes les avaient exploités avec cynisme pour subventionner leurs rapines. Il avait tout compris et pensé à tout, il avait même publié un essai important dans une revue marxiste anglaise sur « Le chantage exercé par les sionistes sur les Juifs américains », et à en juger par ce qu’il disait, tout ce que la publication de cet essai lui avait apporté, c’était de se sentir encore plus humilié, plus enragé et plus abattu. Nous sommes sortis de Jérusalem par les banlieues juives du nord avec leurs grands immeubles (« Une jungle de béton – c’est affreux ce qu’ils construisent ici ! C’est pas des maisons, c’est des forteresses ! La même mentalité partout ! De la pierre de parement découpée à la scie électrique – quelle vulgarité ! ») ; nous avons dépassé les maisons de pierres modernes et sans aucun charme érigées par les riches Jordaniens avant l’occupation israélienne, qui m’ont paru bien plus vulgaires avec leurs antennes de télévision surélevées qui ressemblent à des copies kitsch de la tour Eiffel ; puis nous nous sommes finalement retrouvés dans la campagne, dans une vallée sèche tapissée de pierres. Et pendant tout ce temps, il ne cessa de me déverser dans les oreilles son analyse amère de l’histoire des Juifs, de la mythologie des Juifs, de la psychose et de la sociologie des Juifs, chacune de ses phrases étant assenée sur le ton inquiétant de la gratuité intellectuelle, le tout formant une bouillie idéologique acerbe, mélange d’exagération et de lucidité, de clairvoyance et de stupidité, de faits historiques précis et d’ignorance volontaire de l’histoire, un montage grossier d’observations à la fois plein de trous et cohérent, et aussi superficiel que profond – c’était la diatribe habile et vide d’un homme dont l’intelligence, qui valait autrefois celle de n’importe qui, représentait maintenant pour lui une menace, au même titre que la colère et la haine qui, dès 1988, après vingt ans d’occupation et quarante ans d’existence de l’État d’Israël, avaient fini par ronger tout ce qu’il y avait de modéré en lui, tout ce qu’il y avait de sens pratique, de réalisme et de précision. L’énormité du différend, l’urgence permanente, le dépit monumental, l’orgueil meurtri, la griserie de la résistance l’avaient rendu incapable de s’approcher de la moindre parcelle de vérité, quel que soit le degré d’intelligence qu’il avait pu conserver. Quand ses idées finissaient par émerger de ce magma de sentimentalisme, elles étaient tellement déformées et tellement concentrées qu’elles ne ressemblaient plus que de très loin à de la pensée humaine. Malgré sa détermination acharnée à comprendre l’ennemi, comme si, en le comprenant, il pouvait encore se ménager quelque espoir, malgré la mince couche de brillant professoral qui donnait à ses idées les plus douteuses et les plus foireuses un certain vernis intellectuel, on la trouvait maintenant redoublée du grand fantasme stérile de la vengeance. »
Ainsi, la seule véritable innovation juive proprement étatique d’Israël, par rapport à une communauté juive traditionnelle (étant entendu qu’une monnaie ou une administration centralisée, et toutes les autres prérogatives d’un État moderne, n’ont en soi rien de spécifiquement juives, et ne sont donc pas liées à ce qu’est l’essence ni l’histoire d’Israël), c’est Tsahal – même si Tsahal a ses propres racines dans les groupes d’auto-défense juifs de Russie et de Pologne au début du XXe s. Cette innovation a fait dire, par une boutade qui est assez réaliste : « Alors que partout ailleurs c’est l’Etat qui a une armée, en Israël, c’est l’armée qui a un État » (Alain Dieckhoff cité par Pierre Razoux1 ).
Comme l’explique Pierre Razoux, et comme le savent ceux qui connaissent un peu Israël de l’intérieur (qui y ont au moins vécu quelques mois), Tsahal occupe en Israël une place tout à fait singulière (« Israël détient le record mondial en dépenses d'armements par habitant qui s'élève en 2006 à 1 429 $ »2), elle est même en quelque sorte l’axe central de ce qui constitue proprement l’identité israélienne :
« Même si son pouvoir tend à faiblir, l'armée occupe toujours une place centrale dans la société israélienne. Pour mieux situer son importance, il convient de rappeler que plus de 10% de la population juive sert sous les drapeaux ou effectue régulièrement des périodes de réserve, ce qui fait d'Israël l'Etat le plus militarisé du Moyen-Orient. L'importance de l'armée est d'autant plus grande qu'elle reste probablement le seul véritable ferment d'unité dans un pays morcelé, tiraillé par des forces antagonistes de plus en plus puissantes. Car le sionisme laïque a vécu. En outre, le système éducatif s'est, au fil du temps, radicalisé sous la pression conjuguée de l'individualisme moderne et des mouvements religieux orthodoxes. De fait, et maintenant que les principales menaces militaires extérieures ont disparu, l'immense majorité des Israéliens considère toujours l'armée comme la seule institution capable de garantir la cohésion d'un Etat aujourd'hui multiracial avec tous les problèmes d'intégration que les pères fondateurs n'avaient sans doute pas imaginés. »
Il ne s’agit pas pour moi de formuler un dithyrambe de l’armée israélienne, qui a de graves défauts et a commis de graves exactions (comme toutes les autres armées au monde), dans son histoire par ailleurs parsemée d’exploits indéniablement héroïques et confinant parfois au miracle (comme aucune autre armée au monde, en tout cas au XXème siècle). Il s’agit de distinguer ce que cette armée a de spécifiquement juif (au sens de l’éthique, voire de la sagesse juive), quelles sont ses caractéristiques que ne partagent aucune autre armée, et par la même occasion de reconnaître ce qui n’a rien de spécifiquement juif dans son existence et son fonctionnement.
Il ne s’agit pas aujourd’hui de retracer une histoire de l’armée d’Israël, ni de détailler les divers faits d’armes et événements qui caractérisent cette histoire de guerres ininterrompues – conflit palestinien en Cisjordanie et à Gaza inclus – depuis le début du XXème siècle jusqu’à aujourd’hui.
En voici un condensé par Pierre Razoux :
« Hormis l'armée américaine, quelle autre armée a détruit au combat plus de 4 200 chars, 670 aéronefs et une vingtaine de navires ennemis depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale? Depuis lors, quelle autre armée a mené neuf guerres extérieures ou intérieures et conduit plusieurs dizaines de raids spectaculaires dans des pays éloignés ? »3
Les exploits mythiques de Tsahal sont assez connus, Pierre Razoux, avec beaucoup de probité, rappelle également ses nombreux échecs. Je les énumère maintenant pour qu’on puisse se concentrer sur la question propre de cette séance :
« L'armée israélienne a en effet connu de graves échecs, de la guerre d'indépendance à la deuxième Intifada. D'un point de vue historique, elle a perdu la guerre du Liban, malgré l'indéniable succès tactique de l'opération « Paix en Galilée » (juin 1982). Evaluée sur le long terme, la guerre qu'elle mène depuis plus d'un demi-siècle contre l'activisme et le terrorisme palestiniens ne saurait être qualifiée de victoire et présente davantage les symptômes d'une défaite en pointillés. En termes opérationnels, de nombreux raids ont tourné à la catastrophe, notamment au Sud-Liban. D'autres actions, considérées comme des succès tactiques, masquent en fait un échec conceptuel, comme l'assaut très controversé sur le quartier général palestinien de Karameh, en Jordanie, au printemps 1968. Les stratèges israéliens se sont aussi parfois lourdement trompés, que ce soit pendant la guerre d'usure (1969-1970), la première phase de la guerre du Kippour (1973) ou bien encore lors de la guerre du Liban (1982-1985). Certains généraux se sont comportés en proconsuls, voire en véritables tyrans auprès des populations civiles soumises à leur autorité. D'autres n'ont pas hésité à prendre des risques inconsidérés, quitte à menacer l'équilibre du monde, pendant la guerre des Six-Jours (1967), la guerre du Kippour ou bien encore la guerre du Golfe (1991). Volontairement ou non, les responsables militaires israéliens ont permis ou couvert des violences qui ont durablement entaché le prestige de Tsahal, comme à Deir Yassin (1948) et Kibiah (1953), ou plus récemment à Canaa (1996, 2006) et Jénine (2002). Certains, tels Menahem Begin ou Ariel Sharon, n'ont pas hésité non plus à s'approprier l'outil militaire pour satisfaire leurs ambitions politiques. D'autres se sont laissé aveugler par leur réputation, à l'instar de Moshé Dayan et Ehud Barak. D'autres enfin, pourvus pourtant de nombreuses qualités, ont dépensé leur énergie dans des rivalités stériles, comme Ytzhak Rabin et Shimon Pérès. Plus grave enfin, oubliant toute éthique et l'indispensable respect de l'adversaire, l'armée israélienne n'a pas hésité à éliminer ses prisonniers et à pratiquer la tortures lorsqu'elle l'estimait indispensable. »4
(À suivre)
Nouvelle histoire de l’armée israélienne (Perrin), 2008, p. 8.
Wikipédia, « Armée de défense d'Israël »
P. Razoux, op. cit., p. 9.
Ibid, p. 10-11.