« J’attribue aussi une telle valeur en cette affaire au signe de la circoncision qu’à lui seul je le juge capable d’assurer à cette nation juive une existence éternelle ; si les principes mêmes de leur religion n’amollissaient pas leurs cœurs, je croirais sans réserve, connaissant la mutabilité des choses humaines, qu’à la moindre occasion les Juifs rétabliraient leur empire et que Dieu les élirait de nouveau. »
Spinoza, Traité des Autorités Théologique et Politique
Prélude à la Palestine
Heidegger contre Spinoza
Réflexions sur la Question sioniste
Vanitas vanitatum
Spinozistes blafards
Spéculation sur le poisson
Palestine cache-sexe
Les Juifs et la souillure
Génocides à gogo
Cécité en miroir
Lourdingue sourdingue
Camarade Lordon1,
Découvrant aujourd’hui ta bravache intervention consacrée à la guerre à Gaza2, je t’écris une ultime fois – après notre courte correspondance échangée il y a quelques années.
J’avais repéré ton existence à l’époque où tu te cantonnais prudemment à ton domaine d’expertise, l’Économie. On y lisait alors, dans ta prose certes acérée mais déjà assez raide, des analyses bien informées, dont je livre ici un échantillon pour qu’on saisisse où je veux en venir – assez condensé en la maxime classique : le style est l’homme même.
« La restructuration de la dette grecque de 2012, telle qu’elle a eu pour effet, après digestion du haircut par les créanciers privés, de remettre la plus grande part des titres grecs aux mains des créanciers publics – l’Union européenne (UE), le Mécanisme européen de stabilité (MES), le Fond monétaire international (FMI) et la BCE détenant ensemble 254 milliards d’euros contre 44 au secteur privé. Or les craintes qu’inspirait le scénario d’une sortie de la Grèce avait essentiellement partie liée avec la réactivation d’un risque de système en cas de défaut sur une dette à l’époque de 360 milliards d’euros, mais surtout détenue à presque 85 % par les investisseurs privés. Le fait même de la restructuration aura montré que cette crainte était probablement surestimée, puisque la sphère des créanciers privés aura absorbé des pertes entre 50 % et 70 % de valeur nominale sans dommage apparent. A fortiori maintenant le risque systémique n’est-il plus sur la table – ‘‘on peut y aller’’ conclut l’Allemagne, qui n’a jamais cessé de penser à ses banques dans toute cette affaire. »
Prélude à la Palestine
En pleine écriture de mon roman Chaos brûlant, consacré au thème de l’Argent, je m’intéressai à ta science financière et t’avais envoyé un premier email, auquel tu avais aimablement répondu ; je cite tout car j’ai horreur du vague allusif :
« Cher Frédéric Lordon,
Je m’appelle Stéphane Zagdanski, je suis écrivain, en train de rédiger un roman consacré en partie à la crise.
J’apprécie, comme beaucoup d’autres, la pertinence et la finesse de vos analyses, et je vous ai écouté hier soir avec grand intérêt à la Maison des Métallos.
Je n’y ai pas eu l’opportunité de vous poser une question technique toute simple, aussi le fais-je par email, en vous remerciant d’avance de votre réponse (rien ne presse) :
J’ai besoin, pour mon roman, de connaître l’ordre de grandeur du nombre de personnes physiques contribuant dans le monde à ce qu’on appelle abstraitement ‘‘les Marchés Financiers’’. Depuis le plus humble stagiaire trader jusqu’au grand patron de Hedge Fund, en passant par les personnels des pôles financiers des diverses banques internationales, etc.
Est-ce de l’ordre des dizaines de milliers, des centaines de milliers, du million ? Je n’en ai aucune idée. Autrement dit : combien d’êtres humains participent aux (et des) Marchés Financiers ?
Encore merci.
Cordialement.
Stéphane Zagdanski »
Tu me répondis quelques jours plus tard :
« Cher Stéphane Zagdanski,
Pardonnez moi de vous répondre si tardivement. D’abord je vous connais, et vous apprécie, comme romancier, et je suis ravi que vous vous empariez du sujet de la finance – ma doctrine pour l’époque est qu’il nous faut faire feu de tout bois (moi-même je suis sorti de mes rails pour m’essayer à l’exercice théâtral...)
Comme souvent les questions toutes simples... ne sont pas si simples. Je vous donne un ordre de grandeur : les intervenants (individuels) lato sensu sur les marchés doivent se compter en dizaines de milliers. Tout agrégé peut-être tangente-t-on les 100.000 mais je ne pense pas beaucoup plus. Un conseil toutefois : recoupez ce que je vous dis auprès d’une autre source!
Très cordialement et en vous remerciant pour votre message.
Frédéric Lordon »
Un peu comme chez ton mentor Badiou, ton style amidonné (« tout agrégé peut-être tangente-t-on… ») trahissait déjà ta formation scientifique, et annonçait l’humour monolithiquement potache dont tu abuses désormais à destination de la petite-bourgeoisie intellectuelle de gauche, ton public, aisément impressionnée par tes saillies d’ingénieur des Ponts et Chaussées en roue libre.
Je t’avais remercié, comme il se doit, en citant Marx, que tu t’es plu naguère à « corriger » par le truchement de Spinoza. Pourquoi corriger Marx par Spinoza, et non l’inverse – ce qui serait tout aussi envisageable3 ? Pour une raison compréhensible : Marx est un styliste de génie, quand Spinoza n’est qu’un génie spéculatif. Sa prose improbable4 tient en ce qu’il est tardivement venu au latin de cuisine cashère – la langue souterraine et virtuose de sa pensée étant l’hébreu biblique et l’araméen talmudique –, exactement comme tu t’es tardivement converti, toi, à la philosophie.
Et comme ta langue d’ingénieur des Ponts et Chaussées pointe sans cesse sous tes élucubrations théorico-politiques, celle de la pensée juive, à laquelle tu n’as aucun accès, pointe sous le latin labyrinthique de Spinoza5.
« Cher Frédéric Lordon,
Merci infiniment de votre réponse, qui creuse encore plus à mes yeux le ‘‘vertige de spéculation’’ qu’évoque Marx dans Misère de la philosophie. Car jamais sans doute si infime ploutocratie a eu des effets si néfastes sur tant de millions d’hommes dans l’histoire !
Très cordialement.
Stéphane Zagdanski »
Je t’avais recontacté quelques mois plus tard, après avoir achevé mon roman, pour te demander ton autorisation de publier tes textes sur la Grèce :
« Cher Frédéric Lordon,
Mes meilleurs vœux pour cette nouvelle année 2012, en dépit de la catastrocratie planétaire (la Catastrophe règne mais ne gouverne pas…).
J’aimerais, si vous m’y autorisiez, diffuser l’ensemble de vos textes parus sur votre blog et ailleurs sur internet sur mon propre site (qui n’est pas un blog, mais fonctionne plutôt comme une revue indépendante), afin de vous faire connaître et lire à ses abonnés (environ 1100 aujourd’hui).
Voici l’adresse du site (pour 2011 ; il n’y a pas grand-chose encore sur la page d’accueil de 2012): [lien]. Vous y seriez en bonne compagnie – hormis la mienne et celle de quelques amis écrivains : Nietzsche, Heidegger, Debord, Homère, Kafka…
Je m’occuperais de réunir vos textes sous forme d’un recueil classé chronologiquement et publié en un seul fichier PDF, avec une illustration en page de couverture (à vous de la choisir) et un titre global (« La pompe à Phynance » ou un autre de votre choix).
Voici un exemple de texte publié sur Paroles des Jours : [lien] (c’est un divertimento de moi paru dans une magazine auparavant), juste afin que vous voyiez la forme (je ne parle pas du contenu) conventionnelle de tous les textes : sobre et lisible…
Dites-moi ce que vous en pensez ( aucune urgence).
Amitiés.
Stéphane Zagdanski »
N’ayant jamais reçu de réponse, je pris le parti en 2015 de diffuser tes interventions sur mon site Paroles des Jours6, ce dont tu me sus gré quelques temps plus tard, me faisant envoyer deux de tes ouvrages par l’intermédiaire de notre amie commune, la journaliste badiousienne Aude Lancelin. Je l’en avais remerciée, avant de t’écrire directement pour te faire part de ma lecture de ton Imperium (j’en arrive lentement au fait, chaque détail compte) :
« Chère Aude,
J’ai reçu aujourd’hui les deux livres de Frédéric Lordon. Merci de lui avoir transmis mon adresse.
Je vais lui envoyer un email (j’ai son adresse) pour le remercier, mais n’hésite pas à lui transmettre mon estime quand tu auras l’occasion. C’est un des rares écrivains contemporains que j’aie plaisir et intérêt à lire aujourd’hui.
Je t’embrasse.
Stéphane »
Je n’avais pas encore lu Spinoza quand je reçus ton Imperium, d’où les questions que je te posais en janvier 2016 et auxquelles tu répondis avec coutoisie et sérieux :
« Cher Frédéric Lordon,
J’ai reçu hier vos deux livres et vous en remercie.
Je vais lire avec attention votre Imperium (je connais déjà bien vos excellents textes sur la Grèce), dont je pressens qu’il m’agréera. Y a-t-il quelque chose chez Spinoza concernant ce type de prémonitions ?
Cordialement.
Stéphane Zagdanski »
Ta réponse :
« Cher Stéphane Zagdanski,
À propos de la Grèce, cette moindre des choses, c’est celle qu’on doit quand on est débiteur. Et je l’étais. J’ai su, par plusieurs canaux d’ailleurs, le travail de réunion et de diffusion de ces textes que vous avez fait. J’en profite pour vous en redire ma gratitude. Pour Imperium, vous me direz. Et puis figurez vous que, oui, il y a quelque chose chez Spinoza sur les prémonitions. Mais c’est une lettre (à Balling) assez sombre et tout à fait étrange...
Bien à vous.
Frédéric Lordon »
Ma réponse :
« Cher Frédéric Lordon,
Vous m’intriguez, merci de cette référence, je vais lire cette lettre de Spinoza (je suppose qu’elle est dans le Pléiade), que je connais très mal.
J’avais chargé le Seuil de vous transmettre mon roman Chaos brûlant à sa parution l’été 2012, j’espère qu’ils l’ont bien fait (sinon je vous le renverrai).
Bien cordialement.
Stéphane Zagdanski »
Ta réponse :
« Cher Stéphane Zagdanski
C’est la lettre 17. Et si, comme je le pressens (moi aussi) vous êtes amateur de bizarrerie vertigineuse, je ne saurais trop vous recommander le scolie d’Ethique, IV, 39. Il y est question d’un poète espagnol que vous n’oublierez pas de sitôt. J’y fais référence dans Imperium mais dans un usage un peu détourné, c’est l’original qui vaut son pesant de mystères.
Je crois bien que le Seuil ne s’est chargé lui-même que très approximativement – et en fait pas du tout : je n’ai jamais rien reçu... Mais je vous sais gré d’avoir pensé à me l’envoyer !
Bien à vous. »
Ma réponse :
« Cher Frédéric Lordon,
Merci de ces références alléchantes, je vais m’y plonger.
Si je vous envoie Chaos brûlant à l’adresse du CNRS qui est sur votre enveloppe, cela vous parviendra sans encombre ?
C’est un roman auquel je tiens beaucoup, dont le thème est l’Argent sous sa forme transmutée financière (raison pour laquelle je vous avais posé une question de détail en pleine rédaction à l’époque), le cadre ‘‘l’affaire DSK’’, et les narrateurs un groupe de psychotiques surdoués observant la déconfiture de la planète depuis un asile d’aliénés à New York : ça devrait vous amuser…
Cordialement.
S. Z. »
Ta réponse :
« Cher Stéphane Zagdanski,
L’adresse Cnrs est le plus sûr moyen que le livre mette un trimestre à me parvenir. Je n’y mets pas les pieds et je travaille chez moi : [adresse postale].
Vous vous doutez que sur des sujets pareils, je vous attends avec impatience ! »
Ma réponse :
« Cher Frédéric Lordon,
Le roman est parti à l’instant (la poste est en bas de chez moi). Je n’ai pas la promptitude du High Frequency Trading, mais je fais de mon mieux pour ne pas me laisser abrutir par les robots boursicoteurs…
Cordialement.
S. Z. »
Il est important de reproduire en préliminaire ces cordiaux échanges sans conséquence, pour témoigner qu’il n’y eut jamais entre nous la moindre bisbille narcissique, et que ce que j’écris aujourd’hui n’est pas le fruit amer d’une quelconque altercation privée. Il s’agit, camarade Lordon, de ma réponse à ton vandalisme idéologique lorsque, t’extirpant de ton domaine d’expertise pour aborder la Question sioniste – cette Judenfrage de notre temps –, tu te permets, avec cette lourdeur dogmatique que t’a transmise sur ces mêmes affaires ton mentor Badiou, de piétiner mes plates-bandes spirituelles !
Heidegger contre Spinoza
Si tu ne pris jamais la peine de m’accuser réception de mon Chaos brûlant, je pris pour ma part le temps de lire ton Imperium et, le 12 février 2016, je t’écrivis cette longue réponse, où je souligne déjà ce qui nous sépare, mais où je survole l’essentiel – ton incompétence concernant la Question sioniste :
« Cher Frédéric Lordon,
J’ai achevé avant-hier la lecture de votre passionnant Imperium. Grâce à ma méconnaissance de Spinoza, à la pensée duquel vous m’avez de la sorte introduit, cela fut une expérience très rafraîchissante et dont je vous sais gré.
Vous le savez sans doute – et c’est la raison pour laquelle j’apprécie tant vos excellentes analyses parues sur internet –, je partage votre constat concernant la dévastation néolibérale et la faiblesse, jusqu’au crétinisme parfois, de la réflexion libertaire contemporaine. Je n’en excepte néanmoins pas Badiou, à l’égard de qui je n’ai en rien votre estime, pour diverses sérieuses raisons explicitées naguère ailleurs7. Sans avoir beaucoup lu Spinoza, donc, tout ce que vous dites, par exemple, de la nécessité d’un ‘‘État général’’ y compris au sein de la communauté la plus idéalement libre et autonome, me semble une évidence. Mais plutôt que de ressasser ce qui nous rapproche (l’essentiel), ce qui serait narcissiquement redondant et intellectuellement ennuyeux, pour vous comme moi, je trouve plus stimulant d’évoquer, trop lapidairement hélas, quelques points de ‘‘discrépance’’ entre nous. Ceux-ci reposent, me semble-t-il, sur nos bases arrière de lectures respectives (je ne parle évidemment pas des classiques de la littérature, de la philosophie, du marxisme ni de l’anarchisme, dont je nous suppose l’étude acquise). En ce qui me concerne, principalement : Heidegger (qui m’est indispensable pour penser notre temps) ; Debord (idem) ; Nietzsche, pour sa ‘‘psychologie’’ hors pair ; Lévi-Strauss, pour son analyse de la ‘‘pensée sauvage’’, celles de tant de civilisations et de cultures dont les sources ne doivent rien au logos occidental ; et last but not least, la pensée juive (dont paradoxalement est issu le judaïsme historique, et non l’inverse), laquelle n’est pas davantage platonicienne, aristotélicienne ni cartésienne dans son essence que le Taoïsme ou la mythologie des Hopis, et qui m’offre d’envisager la question cruciale du Mal (la possibilité de l’extermination de l’homme par l’homme), si brûlante au XXème siècle (bien que ses racines modernes plongent cent ans plus tôt dans la conquête de l’Ouest et les premiers génocides techniques des nations ‘‘indiennes’’).
Voici, donc, quelques points de divergence, que je serais ravi de discuter plus longuement un jour de vive voix avec vous :
– S’il s’agit d’envisager une possibilité d’association horizontale libre et irradiée par une transcendance immanente, je trouve votre référence à la belle Commune trop anachronique par ces misérables temps de néolibéralisme régnant. ‘‘Mai 68’’ me semble plus riche d’enseignements, y compris par son échec, simplement parce que plus proche de nous dans le temps, dès lors plus instructif concernant ce libéralisme spectaculaire dont nous souffrons toujours la perpétuelle offense. Là, c’est Debord (principalement dans La véritable scission) qui a montré pourquoi cet événement sérieusement révolutionnaire (le dernier en date en Europe) a échoué, et comment il aurait pu commencer de réussir…
– Votre conception classique de l’universel et du particulier me semble tout ignorer de l’impensé majeur de la Métaphysique occidentale (ici, je vous épargne dix citations décisives de Heidegger concernant ce qu’il nomme ‘‘oubli de l’Être’’…). Or cet impensé précisément n’est pas étranger au ravage planétaire, palpable aujourd’hui à l’œil nu (si j’ose dire), dans l’essence technique duquel se sont inscrits le capitalisme naissant (génétiquement lié à la révolution industrielle) comme le néolibéralisme contemporain (génétiquement lié à la cybernétique – art de tenir le gouvernail –, y compris par ses aspects les plus apparemment ‘‘égalitaires’’ : réseaux sociaux, Facebook, YouTube, Twitter, etc.).
Je veux dire par là que capitalisme et libéralisme ne sont pas la cause essentielle du ravage, mais seulement un de ses vecteurs, certes planétairement triomphal aujourd’hui. La cause du ravage (je vais vite…), c’est l’idée qu’on s’est faite en Occident, et en Occident seulement, de l’Universel (notion qui a son origine, comme vous le savez, dans le katholikos imposé par l’Empire apostolique romain au reste du monde évangélisé), et de la Vérité (notion qui repose, comme l’a démontré Heidegger, sur une réduction brutale et dévastatrice de la très subtile alèthéia grecque à l’adequatio puis à la certitudo latines).
Lorsque vous affirmez, p. 101, que ‘‘le seul universel vrai est celui de la raison’’, vous présupposez une évidence – avec cette candeur des ‘‘philosophes’’ que pourtant vous raillez p. 92 à la suite de Spinoza8 – qui n’en est une que dans l’orbe d’une civilisation issue de la pensée platonico-aristotélicienne.
Or, pour paraphraser Artaud, l’universel vrai de la raison se croit seul, mais il y a quelqu’un, et même quelques-uns ! Pour un Kwakiutl de Colombie-Britannique, pour un Hassid de Pologne au XVIIIème siècle, pour un Chinois d’avant Mao et les Mac Do (et Badiou…), pour un Dogon, pour un Apache d’avant la locomotive et les réserves, pour un Soufi d’Afghanistan, pour un Inuit non alcoolisé… l’idée que A n’est pas non-A, que 1 + 1 = 2, que le temps est irréversible, ou qu’une pensée juste est tissée de termes univoques ayant entre eux des relations strictement logiques…, ne vont tout bonnement pas de soi9.
Je n’ai pu m’empêcher de sourire en lisant (p. 303) votre illustration du rapport entre l’universel et le particulier par l’exemple de l’ikebana et de l’art des marionnettes qui ‘‘peuvent potentiellement percuter n’importe qui sans requérir le moins du monde d’être Japonais’’. J’espère que je ne vous apprends rien, cher Frédéric Lordon : la très haute pensée du bouddhisme zen qui transit toute la civilisation japonaise – langue, culture, spiritualité, rapport au monde, modes de pensée, conceptions du ‘‘temps’’, de ‘‘l’espace’’, de ‘‘l’espace-temps’’, conceptions de l’autre que soi, conceptions de la guerre et de la paix, du rapport entre le ‘‘corps’’ et ‘‘l’âme’’ (autant de termes approximatifs en l’occurrence puisqu’ils ne correspondent en rien stricto sensu à des notions japonaises), conceptions de la ‘‘conception’’, des passions, des émotions, etc. – n’est pas ‘‘universelle’’ sous prétexte qu’elle satisferait la curiosité exotique, disons, d’un lecteur de Télérama !
Il y a, dans Acheminement vers la parole, un texte décisif de Heidegger sur cette passionnante question de l’altérité, intitulé ‘‘D’un entretien de la parole. Entre un Japonais et un qui demande’’. Je vous le recommande.
Lorsque vous écrivez : ‘‘On n’en finirait pas de parcourir les grandes œuvres de l’histoire culturelle, celles qui, en effet, saisissant quelque chose de l’humanité générique et s’adressant aux hommes dans leur humanité générale, sans faire acception d’aucune autre qualité particulière, n’en ont pas moins été produites dans des milieux particuliers, depuis une époque et un lieu particuliers.’’ juste avant de donner l’exemple du Japon comme ‘‘véhicule particulier de l’universel’’, vous négligez la source essentielle de cette particularité, laquelle n’est pas d’abord le ‘‘lieu’’, le ‘‘milieu’’ ni ‘‘l’époque’’ (toutes notions occidentales) mais la langue japonaise à partir de laquelle l’entièreté de l’univers spirituel, intellectuel, et surtout de la ‘‘réalité’’ du Japon, se déploient ensemble. Or la langue, la ‘‘Parole’’ pour le dire comme Heidegger, n’est un ‘‘véhicule’’ que pour les gagas du mathème ou les dégénérés de la marchandise qui envisagent le langage comme mode de communication… Je vous mets au défi, au nom de ‘‘l’universelle humanité générique’’, de faire apprécier au plus universaliste lecteur de Télérama une pièce nô de 5 heures sans le faire gigoter une seconde d’impatience… Cela vaut pour chacune des autres civilisations humaines qui, à la lettre et dans tous les sens de l’expression, ne nous regardent pas (‘‘nous’’ : logiciens occidentaux convaincus de l’universelle vérité de la raison), c’est-à-dire : pas tant que nous ne nous sommes pas imprégnés, corps et âme, de la langue (infiniment complexe, riche, subtile, comme toutes les langues) qui leur a donné naissance.
Et cela vaut pour toute culture non occidentale (hélas toutes dévastées depuis déjà longtemps par la rhétorique de cowboy, dont les mathématiques et la logique sont, aussi, un des aspects)…
– Je passe (cela nous mènerait trop loin), sur la question de l’‘‘État hébreu’’, l’antique comme le moderne, sur le judaïsme selon Sand (ou selon Spinoza, ou selon Marx), et sur l’antisionisme propre au militantisme libertaire (inconscient que la pensée libertaire est aussi une des sources du sionisme historique – les premiers kibboutz, précurseurs de Longo Maï, seraient d’ailleurs un sujet d’étude intéressant dans le cadre de l’imperium)… mais je serais ravi d’en parler avec vous un jour où nos travaux respectifs nous en laisseraient le temps.
Je voulais aussi vous faire part de mes réflexions sur la lettre de Spinoza à Pierre Balling, que j’ai lue selon votre conseil, et sur la correspondance avec Hugo Boxel que j’ai parcourue dans la foulée, mais j’ai déjà échoué à ne pas vous écrire un trop long email (je sais ce que c’est que de n’avoir ni le temps ni l’opportunité d’y répondre point par point).
Bien cordialement.
Stéphane Zagdanski »
Je n’imaginais pas, alors, t’écrivant cum grano salis à propos du Japon : « J’espère que je ne vous apprends rien… », à quel point non seulement tu aurais tout à apprendre sur ce qui échappe à la rationalité occidentale (« le seul universel vrai est celui de la raison »), dont tu es aussi bêtement imbu qu’un Badiou, mais à quel point t’habite, comme tant de petits Blancs ratiocinateurs, l’abjecte « rhétorique de cowboy », qui « bavarde d’autant plus qu’elle est sourde, aveugle, s’accompagne d’une brutalité sans borne allant dans ses représentations et ses agissements de la simple grossièreté et du manque de tact jusqu’au génocide »10.
En voici une parfaite illustration avec tes propos narquois sur les Guaranis (insérés dans une critique de l’anthropologie anarchiste inspirée de Clastres), lors d’une conférence que tu fis à Paris VIII le 20 novembre 201511. Je te cite intégralement, sans en changer un mot et sans faire de commentaire, même si bien des sic me démangent. Je ne suis pas sûr que la lecture des œuvres complètes de Claude Lévi-Strauss suffirait à laver cette boue mentale dans laquelle tu patauges, Ponts-et Chaussées…
« L’un des drames, et peut-être une des désorientations de la pensée de la gauche critique, conduit à aller réexplorer des solutions régressives. Donc pour nous sauver de l’État, pour nous sauver de la domination étatique ou capitaliste, faisons-nous Guaranis ! Mais non ! C’est-à-dire ça c’est une pensée incroyablement naïve, qui est la pensée de l’importation des modèles institutionnels. Et là, ce qu’il faut dire, c’est qu’il y a un holisme des systèmes institutionnels. On ne se balade pas dans les institutions comme dans un supermarché. Je prends ceci qui m’arrange, l’État guarani, cela, etc. Le convivial des uns, vous voyez… L’État guarani, il a toutes les conditions institutionnelles, ou pré-institutionnelles de possibilité. Si vous voulez vous faire Guarani, il va falloir commencer à croire à des trucs bizarres, quoi. Il va falloir vous livrer à une espèce d’entreprise mythogénique, vous voyez, d’ingénierie mythologique, pour que tout le monde se mette à croire, je ne sais pas, à Gaya, la Terre-Mère, et tutti quanti. Ben c’est pas gagné. Donc ces entreprises sont vouées à l’échec, comme sont vouées à l’échec toutes les tentatives de nous sauver du contemporain qui nous afflige, en retournant à des solutions passées. Alors ça peut être les Guarani pour les uns, ou la communauté villageoise pour les autres… »
Réflexions sur la Question sioniste
J’avais, dans un premier jet que je ne t’ai pas envoyé – de crainte que tu ne t’offusques de ma palpable ironie concernant, déjà, ton style « percutant » –, précisé ma critique de ton impasse sur la Question sioniste :
« C’est ainsi faute de savoir penser le Mal que le logicien occidental n’envisage jamais l’universel sous une autre forme que celle, empathique, de la bienveillance, de ce qui ‘‘percute’’ plaisamment ‘‘l’humanité générale’’.
Or pour reprendre un autre cas sur lequel vous vous attardez dès la page 49, que fait-on d’une culture, d’une spiritualité, d’une pensée particulière (qui n’en possède pas moins sa ‘‘conception’’ extrêmement riche du rapport à l’Autre et de l’‘‘universel’’) à laquelle l’immense majorité des autres hommes n’auraient accès que par l’ersatz des traductions (comme nous avec les Japonais) et surtout la lentille dépolie des préjugés séculaires (‘‘haine de l’étranger’’, etc.) , et qui serait, du coup, universellement rebutante ; au hasard : les Juifs et le judaïsme – auquel l’amusant Shlomo Sand que vous citez ne connaît et ne comprend rien (là est le hic ; la haine de soi, réelle ou fantasmée par ses adversaires, ce ne serait à la rigueur que son problème…), du moins pas davantage que ce qu’un prêtre pédophile entend à la parole christique ‘‘Laissez-venir à moi les petits enfants’’…
Je ne l’évoque ici que parce que vous-même consacrez quelques pages à ce particularisme-là (ou plutôt à la péremptoire manière dont Shlomo Sand l’a présenté12). Si l’on vous en croit, ce particularisme se tiendrait historiquement entre, pour ‘‘l’État hébreu’’ antique, la ‘‘haine de l’étranger’’, et pour l’État hébreu moderne ‘‘l’apartheid’’ au-dedans et le ‘‘colonialisme’’ au-dehors… Beau portrait d’une nation (qui au demeurant est ‘‘inventée’’ ! ), si peu flatteur qu’on en viendrait presque à se demander pourquoi on reproche tant aux nazis d’avoir songé à l’exterminer…
Trêve de plaisanterie. À l’évidence, ce ne seront ni Badiou ni Sand, ni même le Tractatus et la Grammaire hébraïque de Spinoza, ni la Question juive de Marx, qui pourront vous donner accès à l’étonnante énigme d’un groupe (un ‘‘peuple’’) à l’hétérogénéité unique au monde : ni communauté d’ethnie, de passeport, de géographie, de langue, ni même de croyance (il y a des Juifs athées), ni de rien et qui partage pourtant historiquement sur plusieurs millénaires une forme indiscutable de cohérence centripète (sinon ils se seraient déjà dissous dans la masse), sans pour autant faire aucun ‘‘effort de prosélytisme aberrant’’ (p.175) : impérialisme indissociable du christianisme, de l’Islam, et du capitalisme, mais pas du judaïsme… Or, l’imperium particulier de cette énigmatique cohérence-là, c’est ni plus ni moins, et selon les deux sens du génitif, que ‘‘l’amour intellectuel de Dieu’’, un Dieu-Texte conçu comme éminente émanation immanente (c’est ainsi que je le définissais en 1991 dans mon premier livre paru13) et source de questionnements herméneutiques infiniment jubilatoires. C’est d’abord essentiellement ça, le ‘‘judaïsme’’.
La ‘‘Question juive’’ (‘‘pourquoi y a-t-il de l’antisémitisme plutôt que rien ?’’) n’est donc pas que juive : elle offre un des plus subtils accès à celle du Mal (du nihilisme bien pensé, si vous préférez) et de l’extermination de l’homme par l’homme (dont le nazisme au XXème ne fut évidemment qu’un cas particulier).
Envisager la Chine, ou le Japon, ou le judaïsme, ou les Borobos ou les Tibétains, ou les Pygmées Aka de Centrafrique, ou n’importe quelle autre culture (qui, comme vous le rapportez de Longo Maï, ‘‘n’est pas faite pour tout le monde’’) autrement que depuis le plus intime de leurs langues et langages respectifs, y compris pour leur appliquer cette pure vue de l’esprit qu’est la notion d’une ‘‘humanité générique’’ (comme on le dirait d’une molécule chimique !), c’est exactement ce que je qualifie ‘‘pratiquer une rhétorique de cowboy’’ (et là aussi, c’est seulement le logos propre à l’Occident qui s’y exprime), cette rhétorique arrogante qui n’a su envisager l’immense pensée spirituelle de ceux qui se nomment eux-mêmes aujourd’hui collectivement (mais cette agrégation leur a été imposée par l’Occident universaliste) les ‘‘Natives’’, depuis le même petit bout de la lorgnette occidentale mal réglée qui les fit jadis qualifier en bloc d’’’Indiens’’…
– Je ne partage pas non plus, du coup, votre estime pour Badiou, lequel transpire le stalinisme maoïste à chacune de ses assertions de gaga du mathème. Quant à ‘‘l’Être’’ et ‘‘l’Événement’’, quelques pages de Heidegger (dont Badiou a plagié dès son titre les notions vertigineuses de profondeur que sont « Sein » et « Ereignis ») suffisent à ravaler ses délires mathématiques (association de mots peu spinoziste, je le sais) au niveau de ses pauvres ‘‘romans’’ et ‘‘pièces de théâtre’’… C’est selon moi tout dire. Je ne parle même pas de son antisionisme de foire, qui est celui de toute la gauche libertaire aujourd’hui (que vous partagez manifestement), et qui participe lui aussi de ce que je nomme la ‘‘rhétorique de cowboy’’, et très explicitement chez Badiou qui propose ubuesquement d’en finir avec le ‘‘nom’’ juif…
– Je passe sur l’antisionisme si commun à la pensée libertaire, qui ne voit dans le conflit israélo-palestinien qu’une ‘‘guerre de religions’’ entre Juifs racistes et Palestiniens spoliés. Shlomo Sand et sa conception réductrice du judaïsme comme ‘‘religion’’. Ce serait trop long de vous expliquer ici en quoi et pourquoi c’est une ineptie (et surtout un lieu commun… chrétien). La pensée juive (dont est issu le judaïsme historique, et non l’inverse) ne renie en rien l’idée d’une ‘‘souveraineté’’, mais l’associe à l’éminente émanation immanente d’un Dieu-Texte, source de questionnements infiniment jubilatoires. Pour le dire autrement, la pensée juive correspondrait spontanément à l’idée que ‘‘Noblesse oblige’’ : Noblesse de l’étude herméneutique oblige chacun envers chacun (et envers soi-même : ce qu’un Africain de l’Ouest nommerait le ‘‘se-respecter’’) à chaque seconde de sa vie quotidienne. Nous ne sommes pas si loin, après tout (et pour cause… cachée, si j’ose dire) de ‘‘l’amour intellectuel de Dieu’’…
– Je passe également sur votre reprise hâtive du qualificatif d’‘‘apartheid’’ associé à l’État d’Israël ; c’est un automatisme langagier aussi formellement faux que lorsque des abrutis vous qualifient de ‘‘fasciste’’ sous prétexte que vous défendez la notion de souveraineté ! Et surtout qui est une véritable insulte à l’égard des Sud-Africains et des Noirs américains qui eux ont souffert véritablement et longuement de cette ségrégation implacable à quoi la triste situation des Palestiniens ne s’apparente en rien. À ce propos, l’antisionisme de gauche méconnaît que le sionisme historique s’est lui-même nourri en grande partie de la pensée libertaire classique que vous et moi apprécions tant. Vous évoquez les Chiapas ou les Longo Maï, mais bien antérieurement ont existé les kibboutz, qui ne sont pas inintéressants à considérer du point de vue de l’imperium. »
Sans doute ai-je eu tort de ne pas t’envoyer ces précisions (je me doutais qu’elles ne t’agréeraient pas) ; peut-être (j’en doute) cela t’aurait-il épargné l’ignare phraséologie palestiniste que tu déploies aujourd’hui, manifestant que tu n’es pas plus lucide à propos des Juifs et des Palestiniens que tu n’étais alors très fûté au sujet des Japonais, ou d’ailleurs de quoi que ce soit qui outrepasse ton domaine rhétorique d’ingénieur des Ponts et Chaussées qui « percute », « tangente », et « rétablit les causalités ».
Tu me fis le jour même une réponse étrange, dont je crus un court instant qu’elle était une réaction narquoise de starlette susceptible à ma critique pourtant argumentée, et que le fâcheux harceleur imbécile dont tu te plaignais m’était destiné de manière déguisée… Puis je me persuadai que non, que tu étais sincère dans ton désir de dialogue :
« Cher Stéphane,
Votre message tombe dans un moment très particulier. À propos d’Imperium, je suis poursuivi par quelques contradicteurs, un surtout, d’une insurpassable, d’une hilarante, d’une terrifiante bêtise. Et il n’est pas seul de son genre : le genre des analphabètes : qui ne savent pas lire, qui lisent une chose et en restituent une autre. Je laisse passer de loin, partagé entre le rire et la consternation pour ce que ces choses disent de l’époque. Et puis votre lettre arrive. Vous savez que c’est une nouvelle émouvante de savoir qu’il y a encore des lecteurs ? Quelqu’un qui lit, qui entre dans ce qu’on lui propose, et qui bouscule en retour l’auteur de la proposition. Nous pourrions être partis pour dactylographier longtemps, mais il n’est pas sûr que nous en ayons le temps l’un et/ou l’autre. Il n’y a qu’une conclusion, simple et toute pratique à en tirer : nous voir et nous parler. Pour ma part j’ai plus d’une raison d’en avoir le désir.
Pensons-y voulez-vous ?
Bien amicalement.
Frédéric »
Je te répondis en acceptant avec un plaisir sincère l’éventualité d’une rencontre qui n’eut jamais lieu puisque tu ne me donnas plus jamais de tes nouvelles…
« Cher Frédéric,
Avec grand plaisir, voyons-nous quand vous pourrez dans les semaines à venir (mon portable : [numéro]). Je suis généralement assez libre de mon temps et de mes horaires, mais il me faut m’organiser un peu à l’avance, ayant une petite fille de 6 ans dont je m’occupe les trois quarts du temps.
Les analphabètes et les illettrés… Eh oui, hélas ! ce sont toujours les plus arrogants. Mais enfin, c’est aussi – par l’absurde, en somme – grâce à eux (surtout quand ils se prétendent du même ‘‘camp’’ que soi) qu’on peut se sentir complice de certains esprits hors pair avec lesquels on aurait spontanément imaginé n’avoir rien, ou pas grand-chose, en commun (je ne pense pas à nous deux car je subodore que nous avons beaucoup en commun, à commencer par une propension au rire dont nous ne dissocions pas notre aptitude à penser).
Depuis hier, j’ai pris le temps de retrouver chez Heidegger quelques notes sur Spinoza, essentiellement dans son essai consacré à Schelling (Schelling, Le traité de 1809 sur l’essence de la liberté humaine), dont je livre à votre sagacité la littéralité, car elle résume – bien mieux que ce que je vous ai trop lapidairement exposé hier – l’essentiel de la question du savoir et du pouvoir :
‘‘Le domaine de l’étant dans son ensemble, tel qu’il fut expérimenté de façon chrétienne, est maintenant trans-posé et trans-formé radicalement conformément à la légalité d’une pensée qui détermine tout être selon la forme de cohésion et d’enchaînement qui est celle du rapport mathématique de fondation: ordo et connexio idearum idem est ac ordo et connexio rerum (Spinoza, Éthique, IIè partie, prop.VII). L’entreprise qui vise à conquérir par le savoir l’être comme ajointement – le système et la volonté du système – n’est donc pas simplement une idée qui serait venue à quelques esprits singuliers, mais c’est la loi la plus intime de l’être-là de cet âge tout entier. Le ‘système’, la volonté d’un système du savoir caractérisent dans son véritable fond et dans toute son ampleur la nouvelle position du savoir et sa mutation par rapport à l’intellectus du Moyen Âge.’’ (C’est page 65 de la traduction française, parue chez Gallimard en 1977).
J’espère que cela vous parle autant qu’à moi (mais nous pourrons en parler)…
Amitié dans l’hilaritas.
Stéphane »
Vanitas vanitatum
Les années qui suivirent, tu parus très occupé, camarade, à conforter ton statut de starlette des meetings anti-capitalistes. On te vit microphone en main pérorer ta colère révolutionnaire au cours de la sédition pour gobe-mouches intitulée « Nuit Debout » – comme si une véritable insurrection n’était pas une forme civile de guerre, et comme si l’on pouvait gagner une guerre en piétinant sur place, et uniquement aux heures de repos pour ne surtout pas trop importuner la bourgeoisie salariée !
« Ex nihilo nihil », disais-tu déjà pour justifier ta participation à l’organisation de ce fiasco. C’est la même formule que tu reprends pour justifier les abominations commises par les Palestiniens le 7 octobre. Comme quoi avoir appris par cœur les pages roses du Petit Larousse ne procure pas mécaniquement une grande cohérence méditative. Misère des économistes-philosophes qui n’ont toujours pas compris (au XXIè siècle !) que du nihil ne sort que le nihilisme !
« Apportons-leur la catastrophe ! », scandais-tu avec la candide ferveur d’un boutonneux boy-scout de la révolution prolétarienne. Comme si elle n’était pas là depuis longtemps, la Catastrophe nihiliste, dont le néo-libéralisme n’est qu’une facette.
« On ne tient pas éternellement une société avec BFM, de la flicaille et du Lexomil ! », t’égosillais-tu encore. Eh bien si ! justement, on peut très bien tenir éternellement une société avec tous les moyens, les plus grossiers commes les plus discrets, du spectaculaire intégré. Ta candeur à cette occasion ne révéla pas un grand lecteur de Debord ni, comme je te l’avais suggérée dans mon email, une méditation avisée de l’échec de Mai 68…
C’est ainsi qu’une charge de CRS a suffi à débouter tes nuitdeboutistes dans les oubliettes de l’histoire des révoltes avortées par crétinerie organisationnelle.
Et comme tu n’avais pas l’air d’avoir bien saisi la différence entre une insurrection en acte et un sitting-standing nocturne sans cohérence ni conséquence, tu n’as aucune idée aujourd’hui de la différence qu’il peut y avoir entre une brutale « guerre urbaine » au Moyen-Orient et un « génocide » ethnique revendiqué. Pour te citer dans un autre contexte – c’est l’avantage de tes formule préfabriquées, elle sont multi-tâches : « Ce sont des choix intellectuels lexicaux qui d’emblée engagent la pensée dans des directions extrêmement déterminées et parfaitement divergentes. »14
La déroute des rebelles noctambules ne t’empêcha guère, camarade Lordon, de ne pas perdre le Nordon. On perçut manifestement chez toi un vaniteux contentement le jour où tu fus, avec quelques dizaines d’autres, convié par Macron – dont ta cécité prévisionnelle n’avait rien vu venir15 – à un grand raout philosophique à l’Élysée. Tu t’empressas de rendre publique ton orgueilleuse lettre de refus16, gloussant de plaisir narcissique et de mimiques comédiennes.
Il devint clair que ton vrai domaine d’expansion, comme celui de ton mentor Badiou, la diva du mathème, c’était le théâtre. Ce n’est pas un hasard si tu es « sorti de tes rails », comme tu me l’écrivis élégamment, en composant une pièce de théâtre en alexandrins consacrée à la crise financière, où l’on pouvait juger des bornes vaudevillesques de ton ineffable style. « Contre les avantages inertiels de la domination », te justifiais-tu, « tous les moyens sont bons, tout est envisageable, cinéma, de fiction ou de documentaire, littérature, photo, BD, installations, tous les procédés sont à considérer pour monter des machines affectantes. »
Encore une liste bonne pour le public de Télérama ! Comme l’État d’Israël, la Domination a bon dos, camarade Lordon, lorsqu’il s’agit de pavaner ton amateurisme littéraire :
« LE BANQUIER : Il n’est pas une seule journée
Où je ne me réjouisse des traders surpayés.
Ce sont certainement de rudes imbéciles,
En banque cependant, ce sont les plus agiles.
Affairés à construire ces produits biscornus,
Ils nous laissent sans tache et les autres cocus. »
On ne devrait jamais « sortir de ses rails », camarade Lordon. Ça n’aide en rien à faire dérailler le Capital et, en ce qui concerne notre sujet aujourd’hui – la Question sioniste –, ça risque de mener ta « machine affectante », autrement dit ta petite locomotive à vapeur spinoziste, directement à la station Abjection.
Je me souviens d’un entretien à la radio17 où tu expliquais que tu avais choisi de suivre des études d’ingénieur-comptable à l’Institut Supérieur des Affaires (ISA) parce que tu désirais, comme tant d’autres jeunes gens de ta génération, gagner rapidement beaucoup d’argent :
« J’ai fait une thèse dans les règles de l’art, farci de mathématiques, ce qui est très bien vu de la profession. J’ai suivi le cursus honorum à la française entre grandes écoles d’ingénieurs, formation au business même. Oui, mais c’était au milieu des années 80 et j’avais fort l’intention de devenir un winner et de gagner plein d’argent. »
Nous sommes quasiment du même âge, camarade Lordon, mais jamais à vingt ans il ne me serait venu à l’idée de vouloir « devenir un winner et gagner plein d’argent ». Quelle misère mentale ! À vingt ans comme aujourd’hui, seuls me passionnaient les loopings de la pensée – libre comme l’air, aucun risque de « sortir des rails ». Si nous nous étions croisés alors, tu aurais été assuré de mon plus aristocratique mépris. Désormais, c’est à ton palestinisme d’ignare pérorant que ce mépris s’adresse.
Car en réalité – et c’est une vérité métaphysique qui surplombe tant de staliniens d’autrefois comme ton mentor Badiou –, nul ne change jamais vraiment. Tes rails à toi, camarade, ce sont ceux-là qui ne font pas rire – où l’on sent comme la spéculation affairée est ton élément rhétorique naturel :
« Ainsi, par exemple, un apport de 1000 dollars permet-il de prendre une position de 375.000 dollars sur le marché des futures de l’indice S&P500 ! Ce levier lié à l’organisation particulière des marchés dérivés vient donc se superposer au levier d’endettement proprement dit (voir proposition 3) – un opérateur pourrait en effet très bien avoir emprunté 900 des 1000 dollars requis pour le dépôt de marge et s’être engagé sur les 375.000 dollars de futures avec… juste 100 dollars en poche ! On ne s’étonnera donc pas que Bear Stearns avec 8 milliards de dollars de capitaux propres se soit retrouvé engagée, tous produits dérivés confondus, à hauteur de… 13.400 milliards de dollars ! »
Est-ce assez clair ?
Spinozistes blafards
Avant d’en venir proprement au dernier texte en date de ton blog, La fin de l’innocence – où d’ailleurs ton dilettantisme évoque pour la millionième fois Spinoza (à ton âge, camarade, il serait temps de te cultiver un peu davantage et de varier tes références ; lis Shakespeare, Dante, Proust, Cervantès, Homère… ça te purgera de Badiou, Sand et Pappé…), il faut en repasser un court moment par le polisseur de lentilles, que je n’avais pas lu il y a douze ans, lors de notre premier échange cybernétique, mais que j’ai depuis pris le temps d’étudier très minutieusement – contrairement à toi, blogueur blagueur, qui tournicotes indéfiniment dans le même vieux petit cercle de propagandistes exaspérés (tes références en 2024 sont strictement les mêmes qu’en 2012, c’est effarant !).
Car c’est apparemment ta passion pour Spinoza qui te décida à « sortir de tes rails » d’ingénieur-comptable pour te proclamer, après tout le monde, « philosophe » – vaniteuse étiquette baudruche dont aucun esprit libre ne voulait déjà plus s’affubler depuis au moins Nietzsche… Et en prévisible dilettante de la chose, tu t’es spontanément rattaché à la plus méprisable tradition universitaire française de spinozistes pompiers18 (Gueroult, Matheron, Althusser, Macherey et alii), dont la seule lecture avisée du chef-d’œuvre de Wolfson19 révèle comme ils sont peu au fait de l’essentiel concernant le génie d’Amsterdam.
« Comme chez Badiou », exprimais-je (et démontrais-je) en 2021, lors du long séminaire que je consacrai à Spinoza et la Bible, « au fond, aucune pensée de la pensée, rien que l’usuel clapotis somnambulique des sempiternels Assis de la Sorbonne (ou de Polytechnique, ou de l’ENS, ou d’HEC, ou de Sciences Po, c’est idem), manipulant leurs pluriséculaires briquettes conceptuelles préfabriquées tel en un innocent jeu de lego, sans prendre jamais le moindre risque intellectuel, sans jamais surprendre par une inédite trouvaille de pensée ou seulement même de langage… »
J’ai vite perçu, en effet, qu’il y avait en France une creuse clique d’interprètes (« Tout le monde se livre à des interprétations. Personne ne pense. » Heidegger), souvent staliniens, qui ne peuvent qu’élucubrer à perte de latin de cuisine, n’ayant pas la moindre notion de la pensée inouïe dont Spinoza fut imprégné jusqu’à vingt ans – l’âge auquel un ambitieux comme toi rêvait de « gagner plein d’argent », mais auquel un génie comme Spinoza, irradié d’herméneutique hébraïque avant d’avoir appris un seul mot de latin, était d’ores et déjà en pleine possession de ses considérables moyens.
Seul parmi ses pairs spinozistes, Deleuze, mis sur la voie par Ferdinand Alquié, l’avait bien perçu qui regrettait de ne pouvoir comprendre le secret soubassement du Compendium grammatices linguae hebraeae20¸ pressentant qu’il y avait entre l’Éthique et cet étrange « Abrégé » – crucial mais ignoré et dédaigné par tous les spinozistes français – une relation énigmatique, secrète même, celle aussi – proprement talmudique (Michna / Guemara) – qui prévaut entre « propositions », « démonstrations » et « scolies », relation à même d’expliquer ce que Deleuze nomme, dans Spinoza et le problème de l’expression, les « grands tournants de l’Éthique » :
« Les grands ‘‘tournants’’ de l’Éthique sont forcément présentés dans les scolies. Car la continuité des propositions et démonstrations ne peut recevoir des points remarquables, des impulsions diverses, des changements de directions, que par l’émergence de quelque chose qui s’exprime dans les scolies, pierres-scolies, remous-scolies, provoquant cette brisure en émergeant. »
« Tournants », « émergeance », « brisure », « pierres » et « remous »… voilà un magnifique domaine rhétorique, puisé par Deleuze dans son fonds de passion littéraire (celle précisément dont le manque te fait tournicoter dans ta roue de hamster dogmatique), qui dénote une pensée créatrice, celle aussi de Foucault ou de Lacan (et pour la même raison : une connaissance intime de la littérature comme suprême pensée), dont Badiou et la philosoflicaille de ses épigones, toi inclus, sont strictement dépourvus.
Deleuze, s’il pressentait bien « l’émergence de quelque chose », ne pouvait que constater et déplorer sa méconnaissance de la langue originelle du génie de Spinoza21. Sans cette connaissance intime de ce qui ondulait dans l’épineuse caboche tourmentée du Hollandais22, le très névrotique TTP reste lui aussi indéchiffrable, et ne peut donner lieu qu’aux plus vulgaires interprétations antijudaïques et antisémites23 – comme celles dont tu te fendais déjà dans ton Imperium, et que tu déploies derechef sans vergogne dans ton libelle du 15 avril dernier, dénonçant le début de la culpabilité des Juifs (corrélat de la « fin » de leur « innocence ») – imparable conséquence de leur supposé racisme originel pointé par Spinoza (« haine de l’étranger ») et de la pratique sioniste de « colonisation au-dehors » et d’« apartheid au-dedans », dénoncée par le médiocre Ilan Pappé et l’amusant Shlomo Sand, tes seules sources pré-Fabriquées d’ignare pérorant dans un domaine sorti de tes rails (Judaïsme, Sionisme, Antisémitisme, Israël, Palestine) dont tu ignores le b.a.-ba. Ainsi, comme tant d’autres Gentils ignares, tu n’as rien entravé à la signification théologique et mystique du « H’erem » dont la communauté juive d’Amsterdam chargea avec raison Spinoza, et que tu cites tronquément comme une sorte d’inquisition typiquement juive et d’interdit de gloriole précurseurs de ce que fera Israël aux Palestiniens. Pour le dire plus clairement, c’est en tant que tu n’es qu’un spinoziste en chambre que tu peux te permettre de déblatérer sur ton blog blagueur tant d’infâmes crétineries concernant « Israël », « les Juifs », « la Shoah » et « les Palestiniens »…
Ce que je vais démontrer maintenant.
Spéculation sur le poisson
Tu commences (mal) dans ton libelle par reprendre une formule de l’inconsistant Gabriel Attal, que tu qualifies un peu pompeusement de « moment de vérité ». Ce que tu entends par là, c’est simplement que tu es d’accord avec la phrase d’Attal, et d’autant plus qu’elle s’applique métaphoriquement et métonymiquement, (prétends-tu) à lui-même (à sa classe : la « bourgeoisie de pouvoir ») davantage qu’à autrui.
Que tu appliques la plurimillénaire notion philosophique et théologique de « vérité » à un calembour de communicant néo-libéral en dit beaucoup sur le manque de sérieux et de profondeur de ton rapport à la pensée. Certes, un matheux spinoziste n’est pas tenu d’avoir médité crayon en main les centaines de pages prodigieuses de Heidegger consacrées à l’alèthéia, mais enfin on attendrait de ta part un peu moins de légèreté intellectuelle.
Hélas, on peut attendre longtemps. Pourquoi ? Parce que, de blog en blog, hormis les élucubrations financiarisées, ce sont les petites phrases des petits cerveaux qui meublent ton univers mental de prédilection. Tu te pâmes dans le torrent de boue des déclarations des uns et des autres, journalistes, politiciens, économistes, éditorialistes… glanées au cours d’une dévoration journalistique dont on subodore comme te galvanise l’idée du commentaire sardonique que tu en feras sur ton blog ou dans tes meetings.
Au fond, tu n’es bon qu’à ça. Je l’exprime sans ironie, au sens propre : tu es très bon dans ce domaine mineur du commentaire narquois des ignares crétins qui nous gouvernent. Le hic, c’est ta rhétorique d’expert-comptable qui trahit très vite ton vide de pensée. Ainsi évoques-tu, concernant les macronistes (on croit rêver !), des « opérations de pensée » et déplores-tu leur « dérèglement » : « Comment ça pense – dans l’événement », écris-tu, en une formule aussi laide qu’elle est fausse, témoignant à nouveau comme le domaine de la pensée (sans parler de celui de l’Ereignis-Événement) t’est étranger.
D’abord parce ce que « ça » (en l’occurrence les macronistes) ne « pense » pas. « Ça » se contente, pour déguiser les exactions structurelles d’un système universel de spoliation économico-politique, de commenter et de communiquer en miroir, à la lettre de spéculer à propos de tout et rien.
Or c’est très exactement ce que tu fais dans ton blog à propos d’Israël et de la Palestine – soit un des plus complexes conflits modernes qui dure déjà depuis plus d’un siècle.
La Déclaration Balfour date en effet de 1917, provoquant dès 1920 les premières manifestations arabes antisémites et pogromistes24 – que ton ignorance crasse de cette longue histoire – constituée, entre autres événements essentiels, de plusieurs guerres à visée explicitement génocidaire lancées contre les Juifs au Moyen-Orient – condense en une imbécile formule lapidaire :
« Les innombrables, les ahurissantes violences infligées au peuple palestinien depuis presque quatre-vingts ans… »
Je vais te le traduire dans un idiome que tu puisse entendre, camarade Lordon. Ce type de sentences péremptoires, sous ta plume, est à la réalité historique (ne parlons même pas ici de « vérité ») ce que les écrits de ton rival spinoziste Frédéric Lenoir sont à l’Éthique ou ce que ta piécette de théâtre sur la Finance est au Capital.
Revenons à ces étranges formules dont, pas plus que tes raccourcis historiques, tu ne justifies jamais l’emploi (tu n’en as pas besoin, ton public de gobe-mouches à blog te croit sur parole), comme si elles allaient de soi : les « normes supposées gouverner les opérations de pensée », dont tu déplores « l’effondrement » ; les « formes de l’argumentation », elles aussi « effondrées » par défaut de « bonne hypothèse » ; les « intérêts de pensée », les « inclinations à penser comme ceci et à interdire de penser comme cela »…
Il est patent que tu te regardes ratiociner, à l’affût de la formule qui sidérera ou fera s’esclaffer ou s’indigner ton public conquis d’avance. C’est très mauvais pour la pensée d’écrire en public, camarade. La preuve, c’est que tu restes aveugle à l’arrière-salle cérébrale d’où surgissent ces frigides formulations que tu emploies.
D’où provient donc ton galimatias logico-formaliste appliqué à un gimmick communicationnel comme un pansement à une jambe de langue de bois ?
D’une part, de ton dictionnaire d’idées reçues hérité de ta formation mathématico-économique – « opérations », « formules », « intérêts », « capital » (à propos des Juifs, sic…), « inférence », « ratifier », « économie générale » (à propos de la violence), « réciprocité négative », « causalité », « malversation » (intellectuelle), etc.
D’autre part, de l’automa spirituale de Spinoza, qui lui aussi, comme Leibniz et Descartes, assimilait la « pensée » à des opérations arithmétiques où ni le hasard des sensations ni les impondérables vibrations du langage n’avaient prise, opérations qui, par conséquent, ne pouvait pas échouer (« s’effondrer ») dès lors qu’elles reposaient sur une « bonne hypothèse ».
En l’occurrence, la « bonne hypothèse » de ta propre « opération de pensée » qui conclut more geometrico à la culpabilité des Juifs, tu l’énonces sans rougir, camarade, en bon incompétent abruti de propagande diffusée par ton éditeur la Fabrique : « Les innombrables, les ahurissantes violences infligées au peuple palestinien depuis presque quatre-vingts ans… »
Si tu étais un peu plus cultivé, camarade Lordon, si comme moi tu avais lu, dès vingt ans, davantage de grande littérature – au lieu de chercher à winner et gagner plein d’argent –, si tu ne t’étais pas instruit strictement dans les pensums palestinistes pré-Fabriqués par ton éditeur antisioniste – dont j’ai décortiqué ailleurs la misère intellectuelle25 –, tu saurais que la pensée n’opère pas davantage que la méditation ne spécule ou que la rêverie ne calcule.
On sent comme les parts les plus faiblardes de la pensée de Spinoza (son euclidisme), mâtinées par ton dada économico-mathématique, dirigent tes propres opérations réflexes de spéculation narquoise. Inutile de te dire que ces vieilleries cartésianistes ne trahissent pas chez toi un profond lecteur de Heidegger. Qu’appelle-t-on penser ? La question ne se pose apparemment pas pour toi, docile propagandiste de la plus éculée élucubration badioutiste concernant la « vérité » du mathème. Que Badiou soit ton déshonorant dibbouk, c’est encore assez perceptible, par exemple, à ton emploi de l’expression « signifiant Juif » dans une phrase dont tu ne mesures sans doute pas le degré d’abjection :
« Jamais sans doute on n’aura vu dilapidation aussi fulgurante d’un capital symbolique qu’on croyait inattaquable, celui qui s’était constitué autour du signifiant Juif après la Shoah. »
« Dilapider », « capital », « attaquer » , « signifiant »… Ta rhétorique te trahit camarade Lordon, tout comme ton déshonorant emploi chewinggumesque du mot « Shoah », devenu sous ta plume un simple token argumentatif, dont on sent bien, à nouveau, et pour ton déshonneur, comme tu es loin d’en avoir pesé la gravité.
Toutes tes formules puent le publiciste chroniqueur de son temps, gavé de ces néo-coupures de presse que sont les tweets et les articles en ligne, qui confond comme le premier gueux venu « penser » et avoir une opinion. La meilleure preuve, c’est d’une part la manière dont tu t’es avidement saisi de la ridicule formule d’Attal : « Le poisson pourrit toujours par la tête. », dont tu ne livres ni le contexte, ni n’analyse les présupposés. On doit pourtant bien t’avoir enseigné les prérequis de la méthode en première année de philosophie, camarade ?… J’oubliais, tu as étudié les Ponts et Chaussées, pas la philosophie…
D’autre part, ton parti-pris en faveur de la formule d’Attal, ce que tu qualifies avec une ironique grandiloquence de « moment de vérité », montre comme tu en partages précisément certains présupposés concernant la conception qu’on se fait, chez les macronistes, de ce que serait la « tête » du poisson en question. Je m’y attarde parce que toute ta conception de la « domination » (et donc de l’imperium) en dégouline.
Attal a prononcé cette phrase vulgaire devant le conseil d’administration de Sciences-Po, ayant débarqué sans prévenir dans la Salle des conseils, sur le mode de l’intimidation mafieuse, après le scandale d’une manifestation d’antisémitisme contre une étudiante juive insultée de « sioniste » et interdite d’entrée à une réunion pro-palestinienne. La phrase d’Attal implique que quelque chose se serait dégradé dans une institution considérée par les macronistes et toi-même, camarade Lordon, comme la « tête » de l’élite bourgeoise française – ce que tu nommes la « bourgeoisie de pouvoir ».
Cette idée d’une « tête » incarnée par une institution universitaire (une « grande » école), tout comme celle d’une « élite » qui gouvernerait le pays, est une profonde imposture. Pourquoi ? Parce que « la Catastrophe règne mais ne gouverne pas… » Je me doute que tu n’as jamais saisi le sens de cette phrase que je t’écrivais il y a douze ans, qui était l’argument fondamental de mon Chaos brûlant.
Ces gens humainement méprisables, incultes, grossiers, pervers, narcissiques, plastronneurs, pérorants et brutaux ne sont l’élite de rien, ni d’ailleurs ne trônent à la tête de rien non plus. Ça se gouverne sans eux, ce qu’a parfaitement démontré leur calamiteuse « gestion » cybernétique de la « crise » du Covid : c’est ça, la « Catastrocratie ». Ils se contentent de ramasser les miettes d’opérations de dévastation financières à grande échelle concoctées dans d’autres Hedge Funds, bien loin de la rue Saint-Guillaume comme d’ailleurs de l’Élysée. Tu es pourtant sensé connaître tout cela mieux que moi, camarade économiste… Eh bien on ne le dirait pas.
Ce qu’on dirait, en revanche, c’est que tu es passionné par cette « bourgeoisie de pouvoir », au sens où Spinoza lui-même était passionné par l’Ancien Testament dont il était issu, y compris dans les plus grossières offensives du TTP. Tu ne l’invectives avec tant de véhémence que parce qu’elle te fascine – ou, de ton propre aveu, t’a fasciné à 20 ans, c’est idem : avide un jour, avide toujours.
Surtout, on sent que lorsque tu prononces le mot « pouvoir », tu en ignores la misérable réalité humaine, laquelle est probablement aussi la tienne – ce dont témoignent tes mimiques, tes clins d’yeux, toute ta risible gestuelle de comédien qui se retrousses les manches en bichant avant une intervention publique dans un colloque, un meeting ou une manifestation, face à ton public de fans acquis à ta chose.
La petite intelligentsia de « pouvoir », celle qui jouit, frétille et fructifie sur le fumier de l’attraction qu’elle exerce sur son public de gogos captifs, toujours hilares et jamais critiques de rien de ce qu’ils ingurgitent bouche bée, c’est aussi ça ton monde, Lordon. Ça t’avait échappé ?
Par ailleurs, ce qui est vrai de cette bourgeoisie abstraite éditorialo-politicienne – dont tu scrutes la moindre puante petite phrase en remuant la queue comme un clébard qui renifle le cul d’un collègue canin –, l’est aussi de tous les autres signifiants que tu manies comme d’abstraits bitcoins sophistiques, sans jamais en questionner la réalité humaine qui, à l’évidence, t’indiffère : les « Juifs », « Israël » les « Palestiniens »…
Palestine cache-sexe
Prenons les Palestiniens, dont ton palestinisme semble si soucieux. Comme tous les propagandistes antisionistes, le signifiant « Palestiniens » est un pur cache-sexe pour tes élucubrations que seules passionnent les Juifs et leur arrogant mystère – ce que tu nommes « l’innocence », dont tu annonces la fin en fanfare.
Ainsi, comme tant d’autres ignares pérorants, méconnais-tu tout de l’histoire pré-sioniste de la brutale domination à laquelle étaient soumises les populations arabes en Syrie du Sud (région qui n’allait retrouver son antique nom romain déjudaïsé de « Palestine » qu’avec le mandat Britannique) dans l’Empire Ottoman au cours du XIXè siècle. Le Tanzimat26, appliqué de 1839 à 1876, en voilà pourtant de l’imperium et de la bonne vieille domination des possédants (les grandes familles de notables musulmans de toute la région) sur la petite paysannerie des fellahs, spoliée et exploitée par un système léonin d’héritages et d’inique redistribution accapareuse des terres cultivables.
Lorsque les premiers sionistes arrivent en Palestine, à partir des années 1880, soit soixante-dix ans avant la création de l’État Israël, eux qui sont dans leur immense majorité marxistes, socialistes, humanistes tolstoïens, égalitaristes et anarchistes – en témoignent les légendaires kibboutz, dont tous les philosophes-économistes zadistes devraient aduler l’invention –, et lorsqu’ils acquièrent en toute légalité commerciale des terrains auprès des grands propriétaires qui les leur cèdent prix d’or, ils ne peuvent que constater qu’est déjà en place, comme dans tout l’Empire ottoman, un système de domination pyramidale prétendument moderniste mais en réalité résolument archaïque, extrêmement brutal et inégalitaire, où quelques grands clans familiaux âpres au gain règnent sur une petite paysannerie analphabète et docile, qui elle-même répercute cette tradition de domination et de soumission depuis les chefs de clans et de villages jusqu’à leurs serviles fellahs, en passant par la rude domination des hommes sur les femmes et celle des parents sur les enfants.
Autrement dit – petite opération de pensée non dogmatique –, comme la Révolution française fut un exemple libératoire pour tous les peuples de l’Europe, l’auto-émancipation consubstantielle à la pensée et aux réalisations sionistes était une chance de révolution sociale et économique qu’aurait pu et dû saisir tous les idéologues arabes de la région, s’ils avaient été assez intelligents – et moins gorgés de préjugés antisémites –, pour l’appliquer mutatis mutandis à leur propre monde.
La magnifique invention du kibboutz27, par exemple, aurait parfaitement pu se décliner sur un mode moyen-oriental égalitariste, au lieu que le nationalisme arabe ne s’offusque du sionisme et le conçoive comme une inadmissible aberration blasphématoire, celle de Juifs libres, émancipés, égalitaristes, refusant non seulement d’être pogromisés, ce qui est la moindre des choses, mais réfutant leur statut inférieur de dhimmis auquel les Arabes étaient habitués depuis l’avènement de Mahomet.
Voilà, camarade Lourdingue, une toute petite partie de ce que masque une phrase-Potemkine comme la tienne sur les « innombrables, les ahurissantes violences infligées au peuple palestinien depuis presque quatre-vingts ans… »
Les Juifs et la souillure
Venons-en aux Juifs, concernant lesquels ton ignorance n’est pas moins colossale, et auxquels tu appliques tes syllogismes creux à grands coups de truelle rhétorique, dont la délicatesse ne ferait pas rougir un Khmer ou un Garde de la même teinte.
Tu pars du principe, que tu t’empresses de ne pas justifier, que les « bourgeoisies occidentales » sont « viscéralement » fascinées par le « racisme » et la « domination » d’une entité globale, Israël, qui se draperait dans son « innocence », celle des Juifs jadis persécutés par les nazis. Puis ton syllogisme se déploie sans entrave.
Car « la fin de l’innocence », cela dit bien ce que cela veut dire :
Les Juifs étaient innocents (ils ne méritaient donc pas ce que les nazis leur ont fait), mais c’est fini, innocents ils ne le sont plus. Ils ont perdu leur pucelage moral avec la création de l’État d’Israël (pourtant précisément conçu, rappelons-le, pout éviter qu’on ne leur refasse jamais ce que les nazis leur ont fait). Ils méritent donc logiquement ce que les Palestiniens leur ont fait le 7 octobre :
« Il faut ne pas comprendre pour pouvoir ne pas voir : ne pas voir qu’on a part à la causalité – par conséquent qu’on n’est pas si innocent.
Telle est la conclusion de ton syllogisme pour maternelle, bondissant d’une causalité crétine à une déduction délirante. Quand les Palestiniens, ultimi barbarorum, massacrent des Juifs endormis dans leurs kibboutz, « par conséquent », c’est parce que les Juifs, ayant perdu leur innocence, ne peuvent être que coupables. Quod Erat Demonstrandum.
Ton ignorance crasse galope sur de telles assertions composées de briquettes signifiantes toujours globalisatrices, ce que toi-même qualifie de « vignette où tout se trouve replié ».
Exemple de vignette lourdingue : « Les bourgeoisies occidentales sont viscéralement du côté d’Israël. »
L’Islande, la Pologne, la Hongrie, la Roumanie, la Suède, l’Espagne, l’Irlande et même la France aujourd’hui, toutes favorables à la reconnaissance d’un État de Palestine au grand dam de la diplomatie israélienne, ne seraient donc pas des « bourgeoisies occidentales », et l’on y serait moins raciste qu’ailleurs ? Et inversement, l’Iran, la Turquie, la Tunisie, le Qatar, l’Algérie, le Yémen, l’Afghanistan et tant d’autres dictatures du monde arabo-musulman, « viscéralement » du côté de la Palestine, seraient dénuées de tout racisme et de toute propension à la domination ?
Qui crois-tu donc convaincre, Lordon, avec tes enfantillages de pauvre plouc de la géopolitique internationale ?
Symétriquement à ta prémisse, tu ravales l’Autre du Juif, le « Palestinien », à une figure victimaire fantasmatique, dont évidemment tu ne sais rien, qui ne t’intéresse guère, que tu évoques à peine sinon pour justifier les exactions de cet Autre qui subirait une permanente domination raciste drapée d’innocence, exactions culminant le 7 octobre par une hystérique série de massacres, de viols, de tortures et de rapts de Juifs, condensée par toi en une formule digne d’un décérébré militant wokiste pro-Hamas de Columbia University :
« Les dominés se soulèvent de n’en plus pouvoir. »
Les mille nuances de la réalité humaine, à nouveau, t’indiffèrent. Que les Gazaouis souffrent concrètement depuis dix-sept ans sous l’abjecte domination du Hamas, soit une milice politico-militaire proprement fascisante, xénophobe, antisémite, homophobe et brutalement tortionnaire de ses propres coreligionnaires, cela ne te viendrait évidemment pas à l’esprit. Non, ce qui te fascine, c’est les Juifs et la perte de leur innocence.
Tu dois l’idée, dis-tu, à Sandra Lucbert (sur laquelle je ne m’exprime pas, n’ayant jamais lu une ligne de ce qu’elle écrit), que tu résumes ainsi :
« Dominer sans porter la souillure du Mal est le fantasme absolu du dominant. »
Puisqu’il est ici question de « souillure », de « Mal » et de « fantasme », et que les mots ont un sens, cette phrase de Lucbert est psychologiquement d’une grossière, d’une naïve imbécillité. Quelle pathétique méconnaissance des diverticules les plus obscurs de l’âme humaine ! Comme si la formule « Arbeit macht frei » gravée au portail d’Auschwitz n’était pas une ironique torsade supplémentaire dans la perversion génocidaire nazie, mais un « fantasme absolu » (inepte oxymore, un fantasme est par essence relatif) de se dédouaner d’esclavagiser des milliers d’hommes avant de les exterminer et de les brûler comme déchets hors d’usage.
Quelle inculture, chez les Lorbert-Lucdon, de ce que cèle cet « impératif catégorique » que tu évoques si mal à propos, dont Lacan a magistralement montré comme l’intime vérité s’énonçait chez Sade sous la forme condensée qui pulvérise ta miteuse argumentation : « On est bien dans le mal. »28
Ce texte célèbre de Lacan éclaire étonnamment le mot-à-mot même de ton libelle, camarade Lordon. Tel est le hasard des rencontres inconscientes, quand on blogaille sans savoir s’écouter. Ainsi y est-il question du rapport entre Domination, Loi Morale et Perversion, mais à une tout autre altitude chez Lacan que chez Lorbert-Lucdon, avec comme exemple de « témoignage sous serment du mauvais garçon » l’hypothétique révélation que « l’innocent » ne l’est pas tant puisqu’il serait… juif !
« Devrait-il dire que l’innocent est un Juif par exemple, s’il l’est vraiment, devant un tribunal – on a vu ça – qui y trouve matière à reprendre … »
Que la Lucbert ait à ce point réveillé le Lordon de son sommeil dogmatique me fait soupçonner cette si fausse formule – « Dominer sans porter la souillure du Mal est le fantasme absolu du dominant. » – d’être une traduction de tes propres fantasmes de starlette des meetings, qui sent bien comme l’aimantation exercée par sa rhétorique narquoise induit une jouissive domination sur son public gouroutisé… et qui en a tout de même un peu honte, tant cette jouissance contredit ses palabres égalitaristes.
« Il y a de la capture qui rôde », comme tu dis si bien29. Car il faut te voir frétiller de plaisir cabotin quand tu participes à une ridicule farce cathartique comme le procès imaginaire de Macron30, aussi politiquement inconséquente que Nuit Debout était peu insurrectionnelle.
Si tu avais davantage de culture littéraire, si tu avais lu, par exemple, Billy Budd, marin de Melville, tu saurais que le pervers dominant jouit sans vergogne de porter et transmettre la « souillure du Mal », et que ce n’est que lorsqu’il en est publiquement accusé qu’il s’en défend hypocritement. Un cas de « grande » école, qui révéla en plein jour cette jouissance et cette passion de la transmission de la souillure, fut, précisément à Sciences-Po, l’affaire Duhamel.
La « souillure du Mal » se propage toujours non comme un empoisonnement mais comme une initiation, ou, si l’on préfère, une « contre-initiation » selon les termes judicieux de René Guénon dans Le Règne de la Quantité. Non seulement cette « souillure du Mal » n’a honte de rien et ne se soucie pas d’« innocence », mais elle plastronne, même, tant sa jouissance nihiliste la porte dans son être et en irradie les moindres fibres.
Et je n’en connais pas de meilleure illustration, de cette « contre-initiation » de la souillure morbide, que ces mères palestiniennes, à Gaza, qui vocifèrent qu’elles ne désirent pour leurs enfants qu’un seul glorieux destin, fussent-ils tout juste nouveaux-nés, celui de massacrer un jour des Juifs par un attentat-suicide chahidesque31. « Nous aimons la mort comme vous, les Juifs, aimez la vie. » Voilà la formule souillée, transmise de génération en génération de djihadistes, qui réduit à néant les petits calculs moralistes des Lorbert-Lucdon32 : « Les dominés se soulèvent de n’en plus pouvoir. »
Lorsque tu sors de tes rails pour te prononcer sur un conflit complexe de plus d’un siècle aux évidents tenants théologiques autant que socio-culturels (et qui durait déjà depuis trente ans à la création d’Israël), tu te cantonnes à ton principe spinoziste de tenir « que toute anthropologie politique qui fait l'impasse sur la question de la disconvenance passionnelle, c'est à dire de la violence, est nulle et non avenue ».
Essaye donc de ne pas faire l’impasse sur une maxime comme « Nous musulmans aimons la mort comme vous, les Juifs, aimez la vie. » Cette mise en miroir morbide scandée par tant de djihadistes depuis déjà des décennies, tu auras beau feuilleter tout le catalogue des affects spinozistes à la loupe, tu n’arriveras pas à la « reconceptualiser adéquatement » comme « une affaire de concurrence des désirs », à la classer parmi les modèles de « disconvenance passionnelle », ni à y reconnaître une « épidémiologie passionnelle de la sédition »33.
Comme il y a une altérité à la géométrie euclidienne, sans laquelle toute une partie triangulée de la pensée spinoziste de la vérité s’effondre, il y a une altérité aux affects ordinaires qui n’est autre que l’énigmatique pulsion de mort. Cette pulsion hante la théologie musulmane depuis Mahomet et son massacre des Juifs de Médine, au point de lui rendre insupportable l’injonction mystique juive du « Tu ne tueras point ». L’universelle pulsion de mort n’est pas fatale pour autant, bien sûr, et on peut parfaitement imaginer un Islam qui la tienne à distance34 – celui des merveilleux Arabes israéliens, par exemple. Mais cet Islam-là ne fut jamais celui de la Ligue arabe ni de la cause palestinienne qui refuse toute proposition de partage et plan de paix avec les Juifs depuis plus d’un siècle.
On retrouve d’ailleurs, dans ta naïveté d’économiste-philosophe qui s’excite sur une suggestion fausse de Lucbert, celle de Spinoza dans le TTP sur ces cruciales questions du Bien et du Mal, dont l’argumentation bancale dissimulait mal la légèreté psychologique35.
Car si les pervers au pouvoir n’aiment pas être démasqués, ils jouissent à gros bouillons de leurs entourloupes criminelles. Tu es pourtant sensé avoir un peu observé le sourire en coin de Macron – ton meilleur ennemi – pour comprendre ce genre de choses.
« Tous les fumiers sont prédicants », disait Céline, dont toute l’œuvre36 contredit l’idée absurde de Sandra Lucbert, comme la contredit le « mystère de l’iniquité » incarné par le Clagart de Melville :
« La passion, et la passion dans ce qu’elle a de plus profond, n’est pas chose qui exige un palais pour y jouer son rôle. C’est à ras de terre, parmi les gueux et les fouilleurs de poubelles, que la passion profonde se déploie. Et les circonstances qui la suscitent, quelque banales ou médiocres qu’elles soient, ne donnent pas la mesure de sa puissance. »
Génocides à gogo
Le « mot décisif » de ta compréhension du conflit israélo-palestinien, donc, soufflé par Sandra Lucbert, est « innocence ». D’origine toute chrétienne (latine), ce terme signifie étymologiquement « qui ne fait pas le mal ». Il faut là encore être peu au fait des ruses du Mal et des diverses dialectiques bibliques dans ce domaine – soit le Texte à l’origine de la manière dont les Juifs se considèrent –, pour croire que les Juifs se désigneraient d’une manière ou d’une autre (et surtout pas « ontologiquement ») comme un peuple « innocent », autrement dit impeccable, incapable de succomber au péché. Sans même remonter jusqu’à Adam et Ève, toutes leurs pérégrinations dans le désert, à partir du moment où ils se constituent symboliquement comme peuple en exil, témoignent au contraire d’une forte propension à pécher en permanence et à trahir leur pacte avec Dieu. Mais les Juifs ne sont pas si bêtes non plus pour s’imaginer qu’il existerait où que ce fût un autre peuple quelconque qui échappe collectivement à l’appel du Mal. De toute façon, tu n’es ni assez cultivé ni assez profond pour entamer une méditation sur la nature et l’universalité du Mal. On comprend vite que dans ta caboche de statisticien spinoziste, le Mal c’est toujours exclusivement les autres, que tu subsummes allègrement sous de pratiques étiquettes abstraites : la Bourgeoisie, les Juifs, les Dominants… « Car dominer en étant innocent est normalement un impossible », te susurre Sandra Lucbert qui n’a pas l’air très fûtée non plus sur ces profonde questions de la Domination et de l’Innocence. « Or Israël réalise cet impossible ; et en offre le modèle aux bourgeoisies occidentales », continue-t-elle.
Je ne reviens pas sur votre lourdeur de bulldozers, à la camarade Lucbert et toi-même, lorsqu’il s’agit d’envisager l’histoire moderne du sionisme et d’Israël, et le fantasmatique « modèle » que cette histoire offrirait aux bourgeoisies occidentales. Autrement plus subtils que vous, les intellectuels sionistes qui ont bâti l’État d’Israël se sont perdus en questionnements infinis concernant la possibilité d’ériger un foyer national auto-déterminé et auto-défensif sans succomber à la domination, précisément, lot de toutes les organisations étatiques et militaires du monde.
Ce qui mit un terme à ces nobles questionnements qui sont au cœur même de l’idéologie sioniste (pour le comprendre il faudrait avoir lu et annoté les 800 pages de l’Histoire intellectuelle et politique du sionisme de Georges Bensoussan), de même que la Shoah mit un terme concret aux polémiques entre Sionistes et Bundistes en donnant définitivement raison au Sionisme, c’est non pas le « front bourgeois » (comme tu dis dans ta délicieuse rhétorique surannée de stalinien des années 50), mais le très concret « front du refus » arabe, l’opposition des nationalistes islamisés du Moyen-Orient, dès les années vingt, à toute possibilité d’entente pacifique avec les Juifs, désirée pourtant par ces derniers et manifestée inlassablement de David Ben Gourion à Itzhak Rabin.
Ce séculaire front du refus arabe, dont le Hamas aujourd’hui ne fait que reproduire toutes les tares assassines, ce cadavre dans le placard des Éditions de la Fabrique, c’est lui, et lui seul, qui est responsable de l’atmosphère belliqueuse dans laquelle est né l’État d’Israël en 1948, surgissant miraculeusement de la première d’une longue série de victoires des Juifs sur les armées arabes, série qui conduira en effet, 80 ans plus tard, et après l’échec de tant de plans de paix, à leur domination sur les Palestiniens dont un certain nombre, comme dans les années 20 du siècle précédent, fantasme toujours de « boire le sang des Juifs ».
Mais les Arabes, comme le Hamas, comme les guerres du Moyen-Orient, comme toute l’histoire meurtrière du djihadisme palestinien, pour Lucbert et toi-même, ça n’existe pas. L’Autre du Juif, l’Autre d’Israël, ce qu’il a pu faire, dire et commettre en « quatre-vingts ans de domination », ça n’entre pas dans votre minable équation à aucune inconnue censée repenser toute la Question sioniste comme celle du « Front bourgeois », des rapports de domination, et de l’extermination.
Car il va sans dire – cet inquestionnable ne supporte de ta part aucune contradiction –, qu’Israël est en train, à Gaza, de commettre un pur et dur « génocide ».
C’est étrange comme tu es peu fidèle, camarade Lordon, à tes propre prémisses : « Comme souvent les questions toutes simples... ne sont pas si simples. » « Il faut concrétiser les abstractions », déclarais-tu encore aux étudiants de ton alma mater HEC en 2016. La question du génocide, pourtant, on comprend vite qu’elle se réduit pour toi à une simple « opération de pensée » arithmétique. Le Hamas (qui amasse les déclarations mensongères depuis sa charte et sa création), prétend que les bombardements israéliens ont causé 34 000 victimes innocentes – car il est bien connu que les combattants djihadistes planqués parmi la population civile ne meurent jamais dans les bombardements qui les visent –, et ce chiffre, pourtant invérifiable tant que la guerre est en cours, justifie à lui seul la qualification par toi et quelques autres décérébrés de « génocide ».
En admettant que le chiffre des morts suffise à qualifier une guerre de « génocide », on ne comprend plus pourquoi tous les autres « génocides » du XXème et du XXIème siècle ont disparu de ton argumentation. L’angle mort de ton argumentaire, c’est qu’il n’y a que du génocide dès lors qu’une opération militaire, quelle qu’elle soit, outrepasse la mesure fatidique des… disons 10 000 morts… Je lance cela au jugé, tant tu es toi-même si approximatif dans ton maniement des concepts qu’on en est réduit à de macabres conjectures calculatoires.
Ainsi, la guerre Iran-Irak, un million de morts : génocide ! Le Darfour, 450 000 morts, génocide ! La guerre civile en Syrie, 300 000 morts : génocide ! La guerre civile en Irak, 250 000 morts : génocide ! Le conflit au Yémen, 200 000 morts : génocide ! Etc. etc. Si l’on suit ton non-raisonnement arithmétique, force est de constater comme les musulmans sont bien davantage génocidaires de leurs propres coreligionnaires que ne le sont les pusillanimes Juifs. Pourtant, camarade Lourdingue, on chercherait en vain sur ton blog la moindre bavasserie sur la fin de l’innocence de l’Islam ou des Arabes ou des Musulmans…
Trêve de blog, un « génocide », ça exige deux composantes : une innocente victime collective, et un génocidaire, c’est-à-dire, très schématiquement, une bande d’ordures avides de massacrer en masse ceux qu’elle a désignés comme dignes de disparaître de la surface de la terre. Ce qui distingue le génocide du lynchage spontané, ou même du massacre de masse comme du bombardement, c’est sa préméditation idéologique et théorique. Ainsi le génocide des Juifs par les nazis fut-il préparé en amont par des siècles de propagande accusant ce peuple abhorré de déicide, d’atavique cupidité, puis d’infériorité raciale. Pour que l’État d’Israël fût génocidaire, il faudrait que durant des années ou du moins des mois des idéologues au pouvoir aient fomenté l’extermination concrète du peuple palestinien, et conçu les bombardements pour en finir explicitement avec les civils non combattants, vieillards, femmes et enfants enfouis sous les décombres. Or, hormis quelques délirants et très minoritaires racistes qui révulsent tout le monde en Israël – où, il faut le rappeler aux pérorants ignares, vivent en harmonie deux millions de musulmans, soit un Israélien sur cinq ! –, une telle idéologie n’existe pas et n’a jamais existé.
Des préjugés, du racisme, de la discrimination, de la méfiance réciproque, voire de la haine, oui, comme strictement partout, y compris dans le monde arabe. Mais du génocide, fût-il seulement fantasmatique, non. Il n’y a pas d’avantage de « génocide » à Gaza qu’il n’y a de « nouveauté » et de « liberté » dans le néo-libéralisme. Par tradition, éthique séculaire, coutumes et culture, les Juifs ni les Israéliens n’ont jamais été génocidaires. Les Palestiniens et leurs enfants, comme d’ailleurs parfois des soldats syriens, sont régulièrement soignés et sauvés par des médecins israéliens, juifs et musulmans confondus, dans les hôpitaux en Israël. A-t-on jamais entendu parler d’un Turc, d’un nazi ou d’un Hutu prenant la peine d’emmener un enfant arménien, juif ou tusti dans un hôpital pour l’opérer du rein, du cœur ou du cerveau et ainsi lui sauver la vie ?
Un génocide n’arrive jamais par accès de rage raciste. C’est toujours d’abord un discours qui tente de se légitimer plus ou moins habilement. Par exemple, un génocide peut avoir pour justification subjective de supplanter une population exécrée sur un territoire disputé. Or, contrairement à ce que proclame la doxa palestiniste, les Juifs n’ont jamais conçu de dérober la terre d’un autre peuple. En témoignait mieux que tout la maxime aussi fameuse qu’elle était géographiquement fausse, à laquelle les premiers sionistes ont naïvement cru et qu’ils ressassaient allègrement : « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». La Palestine n’était certes pas « sans peuple » (cette illusion leur avait été léguée par tous les voyageurs chrétiens en Terre Sainte au XIXème siècle, qui de Chateaubriand à Marc Twain la décrivaient unanimement comme aride, désolée, désertique, inculte et inhabitée – ce qu’elle était aussi en partie), mais elle était aussi pronfondément juive, spirituellement et historiquement. Comme la terre appartient à ceux qui la travaillent (maxime sioniste), la terre d’Israël appartient aussi à ceux qui l’aimèrent pendant deux millénaires de l’amour mystique le plus pur, et dont la présence ininterrompue, même minoritaire, est attestée par toute l’archéologie de la région, telle qu’on ne peut buter sur un caillou où que ce soit en Israël aujourd’hui sans que surgisse une inscription hébraïque datant d’avant l’invasion et la conquête musulmane dans la région…
L’expulsion des Palestiniens en 1948 est la conséquence dramatique d’une guerre livrée par les Arabes aux Juifs. C’est le sort malheureux de tous les déplacés et réfugiés de toutes les guerres. L’expulsion des Juifs des pays arabes, en revanche, est la conséquence de l’antisémitisme arabe qui les accablait depuis des siècles, et que la défaite contre Israël a rendu, cet antisémitisme coutumier, littéralement enragé.
Chaque autre détail de la longue guerre que livre depuis sa création l’État d’Israël à ses ennemis – lesquels, eux, en discours sinon en actes, et par une longue tradition historique de sanglantes conquêtes, sont ouvertement génocidaires (il suffit de les écouter, ça fourmille sur internet) –, montre l’absence de toute pulsion génocidaire parmi les Juifs.
Je le répète, car cette réalité statistique fait dérailler tous les argumentaires palestinistes : un Israélien sur cinq est musulman, comme 60% des Juifs d’Israël – les Mizrah’im – sont aujourd’hui d’origine orientale.
Dans un autre contexte, la longue pratique israélienne de l’élimination ciblée – comme celles des djihadistes en Cisjordanie qui s’opérait avec grand succès depuis des années bien avant le 7 octobre –, est précisément l’inverse même d’une impulsion génocidaire, laquelle par défintion ne fait jamais le détail (un attentat-suicide à la terrasse d’une pizzeria de Tel Aviv, en revanche, cela procède de l’impulsion génocidaire la plus classique, car génocide et suicide ont partie liée comme le capitalisme et l’écocide).
Idem à Gaza depuis le 8 octobre. On peut qualifier Tsahal de tous les noms, mais une armée qui prévient toute une population civile pendant des semaines – par le biais de dizaines de milliers de coups de téléphones individuels, de SMS, de flyers balancés par avions pour expliquer en arabe qu’il faut se hâter de fuir une imminente zone de guerre, et par quelles voies et corridors se réfugier vers des zones plus sûres, une population dissimulant pourtant des milliers de combattants ennemis qu’il serait très aisé, militairement parlant, d’exterminer indifféremment du haut du ciel en quelques jours sans prendre la peine de perdre le moindre soldat juif… une telle armée n’est pas et ne sera jamais génocidaire.
La question – que ta misère mentale ne songe même pas à poser, camarade Lordon – est donc close.
Cécité en miroir
Comme ce genre de détails cruciaux pour distinguer un génocide d’une puissante mais relativement (aux capacités de destruction de Tsahal) mesurée opération militaire t’indiffère autant que la réalité humaine des Palestiniens, tu t’en tiens, pour justifier ton idée d’une « fin de l’innocence », à une autre formule idiote, non plus d’un premier ministre corrompu mais cette fois d’un malfrat juif, Pierre Goldman. Il devient alors malaisé de ne pas taxer d’antisémitisme ton grossièrement simpliste raisonnement (« comme une vignette où tout se trouve replié ») tant il suppure l’abjection à chaque virgule de ta prose, malgré tes piteuses précautions oratoires :
« ‘‘Je suis innocent, je suis ontologiquement innocent et cela vous n’y pouvez rien’’ crie dans un tout autre contexte Pierre Goldman à son juge. Quitte à la faire parler au-delà d’elle-même et de sa situation, on peut voir la réplique comme une vignette où tout se trouve replié : après la Shoah, Israël s’est établi dans l’innocence ontologique. Et en effet, les Juifs ont d’abord été victimes, victimes même à des sommets dans l’histoire de la persécution humaine. Mais victime, fût-ce à des sommets, n’entraîne pas ‘‘innocent pour toujours’’. »
Cet argumentaire de cour de récréation fait un peu pitié, Lordon. Je me suis demandé d’où te venait cette idée stupide d’une « vignette où tout se trouve replié ». Je l’ai trouvée chez Swift, figures-toi, dans le portrait du mathématicien maniaque de politique (un vrai portrait prémonitoire de Badiou) qui rêverait de remplacer les mots par des objets pour les condenser et en faciliter l’emploi. Soit la préfiguration, avec près de trois siècles d’avance, de ce que les cybernéticiens nomment aujourd’hui LLM, Large Language Models !
Ce que Goldman, dans sa confuse caboche paranoïaque tourmentée, entendait par cette « innocence ontologique » ne m’intéresse pas. Contrairement à toi, camarade, je n’ai pas pour habitude de réfléchir sur des notions aussi sérieuses et graves qu’ « innocence » ou « ontologie » à partir de faits-divers, de minutes de procès ou de films à grand spectacle.
En revanche, les conclusions que tu en infères manifestent à l’air libre comme tu es fasciné, à nouveau, par la question de l’ontologique culpabilité juive. Tu ne le dis pas ainsi – qu’au fond les Juifs sont coupables d’être juifs –, mais tout ton texte le suggère (avec sa référence poussiéreuse au H’erem de Spinoza), sous prétexte de s’indigner que les Palestiniens soient bombardés à Gaza.
À partir de là, ta brève dissertation offre un saisissant exemple d’auto-interprétation inconsciente où littéralement chaque détail concernant l’innocence et la culpabilité s’applique sans la moindre anicroche au tiers absent de ton petit algorithme d’ingénieur-comptable, réduit à une primaire dialectique binaire entre « Bourgeoisie de pouvoir » et « Juifs » persécutés désormais persécuteurs : les Palestiniens djihadistes.
Ta péroraison sur le terrorisme et le déni est fascinante tant elle décrit à merveille l’inregardable cadavre dans le placard du palestinisme qu’est la brutalité antisémite des progromistes musulmans, cela depuis bien avant la création de l’État d’Isarël. « Les événements ne tombent pas du ciel », dis-tu ; il y a une « économie générale de la violence », ce qui n’est que la traduction, dans ta raide rhétorique allusive, de l’idée usuelle qu’« il n’y a pas fumée sans feu », que si les Juifs se sont fait persécuter partout et de tout temps, ils devaient bien l’avoir un peu cherché…
« Il y a une économie générale de la violence, elle fonctionne à la réciprocité négative, c’est-à-dire la réciprocité pour le pire, et on pourrait en paraphraser le principe selon Lavoisier : rien ne se perd, rien ne se crée, tout revient. Les innombrables, les ahurissantes violences infligées au peuple palestinien depuis presque quatre-vingts ans étaient vouées à revenir. »
Peu enclin à renouveler ton staccato rhétorique, tu utilises ce type de formules prêtes à pérorer à la moindre occasion. « Il y a une économie générale de la réciprocité et de la violence symbolique… », disais-tu déjà en 2016 à HEC, à propos de Finkielkraut ou des charges de CRS.
Comment dire les choses de manière assez simple pour que tu les comprennes ? L’âme et le cœur humain ne sont pas des éprouvettes de Lavoisier, dindon Lordon. La servitude volontaire, le sado-masochisme constitutionnel, les misérables querelles égotistes qui nuisent à tous les mouvements révolutionnaires, obéissent à d’autres lois – elles-mêmes pas toujours aussi rigides et universelles que des formules mathématiques – qu’au catalogue des affects spinoziste ou à la conception mécaniciste de la Nature à l’âge classique.
La profonde ordurerie criminelle d’un Mohammed Merah, tirant à bout portant dans la tête de la petite Myriam Monsonego de 8 ans, ne relève d’aucune « réciprocité pour le pire », contrairement à ce que ses défenseurs ont prétendu. Là on sent comme tu es psychologiquement défaillant dans ces affaires où la perversion humaine la plus crue entre en jeu. Je ne te connais pas et ne veux pas en tirer de conclusions abusives, mais en général il n’y a que les pervers qui, pour toujours mieux en jouir, ne voient jamais où est le Mal.
Il est d’ailleurs comique comme, traitant de cécité (celle des Bourgeois, des Israéliens, et des Juifs selon toi), tu es parfaitement aveugle à ce que suggère ton propre argumentaire, dont les termes pourraient parfaitement s’inverser et, selon ta propre pauvre logique revancharde, légitimer les indéniables violences faites par Tsahal aux Palestiniens, puisque depuis le massacre des Juifs de Médine par Mahomet jusqu’au 7 octobre 2023, les premiers, chronologiquement, en terre d’Islam comme en Palestine mandataire, à avoir violenté les Juifs sur le mode le plus sauvage d’une domination déchaînée ne supportant aucune contradiction, ce furent toujours les Musulmans.
Ce sont évidemment des chose qui te passent au-dessus de la vignette repliée « Méchants Israéliens Gentils Palestiniens ». Mais ce qui passe surtout au-dessus de ta caboche de propagandiste spinolâtre, c’est que, suivie à la lettre, ta maxime de la « réciprocité pour le pire » pourrait parfaitement s’appliquer à la Shoah, dont tous les néo-nazis pensent, comme toi à propos du 7 octobre, qu’il ne s’est jamais agi que d’un retour de bâton de l’Histoire, après la démoniaque domination que les « Sages de Sion » ont exercée en Europe et sur le monde depuis des générations.
Et c’est comme cela pour tout dans ton texte. Tout y est réversible comme un K-Way économique en sacoche philosophique.
Exemple : « D’où vient que cet événement international ait une résonance aussi puissante dans les conjonctures nationales de classes ? », écris-tu. Réversible sans la moindre déperdition en : D’où vient que cet événement international, enclenché par un massacre de Juifs comme on n’en avait plus connu depuis très longtemps, ait une résonnance aussi puissante dans les conjonctures de l’extrême-gauche mondiale, « viscéralement » du côté des Palestiniens, et que l’antisémitisme planétaire le plus brutal en soit revigoré comme en l’an 40 ?
On aura bien compris ce que suggère entre les lignes ton libelle sur « la fin de l’innocence ». « Le voile de l’innocence est levé », jubiles-tu. Ce n’est pas que les Juifs étaient réellement innocents (tes engoncées dénégations sur le sujet ne trompent que toi) ; c’est seulement qu’ils s’en vantaient ! Ils se fantasmaient immaculés, comme tous les dominants, mais ce « capital symbolique » a été « dilapidé » à Gaza (chassez la rhétorique financière, comme l’antisémitisme inconscient elle revient au galop), où « le monde a basculé » écris-tu pompeusement sans craindre le ridicule, avec cette typique sourde cécité de l’antisioniste militant, ataviquement insensible aux cent autres génocides véritables métastasés un peu partout (et bien entendu dans le monde arabe) depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Autre stupéfiant effet de cécité en miroir, lorsque tu évoques les atrocité que tous les réseaux sociaux ont répercutées. Tu restes si évasif que l’on se demande si tu penses alors aux abominations commises par des Palestiniens sur des Juifs le 7 octobre, baignant si peu dans le « fantasme de l’innocence » qu’ils se sont complaisamment filmés en train de perpétrer leurs abjections.
Or pas le moins du monde. Te réclamant du seul imposteur Ilan Pappé (dont tu ne sais même pas orthographier le nom alors qu’il est publié par ton propre éditeur antisioniste! ) – lequel est à l’histoire de la guerre d’indépendance israélienne ce qu’Éric Zemmour est au régime de Vichy, et dont l’incompétence militante a été dénoncée par les plus sérieux historiens israéliens, Benny Morris en tête37 , tu ne parles que des abominations supposées des soldats israéliens à Gaza.
« Comme l’a montré Illan Papé [sic], le propre d’une colonisation quand elle est de peuplement, c’est qu’elle enveloppe l’élimination de toute présence du peuple occupé — dans le cas du peuple palestinien soit par l’expulsion-déportation, soit, nous le savons maintenant, par le génocide. Ici comme en d’autres occasions pourtant dûment archivées par l’Histoire, la déshumanisation aura de nouveau été par excellence le trope justificateur et permissif de la grande élimination — et nous en avons désormais d’innombrables attestations, aussi bien dans les bouches officielles israéliennes que dans le flot boueux des témoignages de réseaux sociaux, sidérants de monstruosité heureuse et d’exultation sadique. Voilà ce qui surgit quand le voile de l’innocence est levé, et comme toujours, ça n’est pas beau à voir. »
C’est étrange comme tu restes discret sur toutes ces horreurs juives « dûment archivées par l’Histoire » exprimes-tu, emphatique formule d’une rare stupidité quand on a un tant soit peu médité le peu de valeur de toute vision dogmatique de « l’Histoire ».
« Nous le savons maintenant », assènes-tu. Non, tu ne sais rien d’autre que ce qu’éructe en boucle la plus fanatique propagande antisioniste, aussi inquestionneuse des mille nuances propres à un conflit séculaire que le furent en leur temps le stalinisme, le maoïsme ou le polpotisme.
Le « voile de l’innocence est levé », continues-tu à propos de Tsahal à Gaza. Tes ridicules formules grandiloquentes participent, en l’occurrence, de l’hallucination psychotique. Car si tout le monde a pu constater sur les réseaux sociaux, les immondes crimes des Gazaouis le 7 octobre, tout le monde a vu aussi les bénignes plaisanteries soldatesques des jeunes combattants de Tsahal, qui s’amusèrent à réciter une prière juive dans le haut-parleur d’une mosquée désertée (quel crime !) ; de se moquer des sous-vêtements féminins sexy trouvés dans l’appartement déserté d’un membre du Hamas (quel crime !) ; de jouer avec un petit vélo d’enfant palestinien abandonné (quel crime !) ; de faire sauter à la dynamite en rigolant des tunnels délaissés par le Hamas (quel crime !)… Et sinon ? des dizaines de vidéos de soldats courageux risquant leur vie dans des bâtiments où se terrent les djihadistes qu’ils vont combattre un par un, et qu’ils font prisonniers par centaines quand ils se rendent, pour les emmener en Israël où la peine de mort n’existe pas ! Étrange mentalité génocidaire !
Bien sûr, les cadavres d’enfants extirpés des décombres des bombardements, complaisamment exhibés par toute une industrie de propagande par l’image (le père prenant en souriant un macabre selfie avec son enfant mort, voilà l’abomination de ces djihadistes dérangés38), ont également été vus par tout le monde.
Mais qui oserait prétendre qu’un seul soldat israélien s’en est jamais ouvertement réjoui, comme cet égorgeur palestinien qui s’est vanté au téléphone à ses parents d’avoir massacré dix Juifs de ses propres mains, ou comme cette foule de Palestiniens surexcités autour du cadavre de Shani Louk désarticulé à l’arrière d’un pick-up.
« Les dominés se soulèvent de n’en plus pouvoir » ? Qui crois-tu tromper, Lordon.
Comme n’importe quel petit militant antisioniste de seconde zone souffrant d’hémiplégie de l’indignation moralisatrice, tu t’offusques concernant la paille israélienne sans jamais évoquer la poutre palestinienne dans ton œil guignant les parties honteuses sous « le voile de l’innocence». Tu étais plus malin quand tu te cantonnais aux « paralogismes profonds de la théorie néo-classique », à la crise des subprimes, et aux autres objets de ton petit domaine d’expertise, camarade économiste.
« C’est le tableau d’un suicide moral. Jamais sans doute on n’aura vu dilapidation aussi fulgurante d’un capital symbolique qu’on croyait inattaquable, celui qui s’était constitué autour du signifiant Juif après la Shoah. »
Qu’on « croyait inattaquable » ? Il ne l’était donc pas vraiment ? On sent comme tu jouis à gros bouillons, saligot Lordon, de t’élancer après tant d’autres crapules idéologiques à l’assaut boursier de ce « capital symbolique ». Certes, proclames-tu aussi, en un incongru effet de manche argumentatif, « De l’antisémitisme, il y en a ! ». Tiens donc ! On se demande ce que peut bien signifier dans ta caboche spinoziste une phrase si banale qu’elle en devient, à la lettre, nulle et non avenue. Car à qui adresses-tu un tel truisme à la truelle, sinon à ton public de dégénérés antisionistes qui pourraient puérilement penser qu’il n’y a pas, qu’il n’y a jamais eu et qu’il n’y aura jamais d’antisémitisme ? Et s’ils imaginaient une telle chose, d’où, d’après toi, gros malin, un tel impensé pourrait-il leur venir ? Peut-être bien du monde arabo-musulman, où le déni de l’antisémitisme religieux et culturel séculaire a toujours atteint des sommets de mauvaise foi ?
Ce qui t’intéresse, exprimes-tu dans ton ineffable style d’expert-comptable badiousien, c’est les « coordonnées » de la « la situation du mot antisémite ». Tu es tellement obnubilé par les débiles polémiques de plateau télé que tu n’imagines pas que l’antisémitisme puisse être autre chose qu’une invective qu’on se jette à la tête, telle une « boule puante » (dixit Mélenchon qui pense comme toi sur ce scabreux sujet). D’où la forme inélégante, maladroite, gênée aux entournures de ton incise : « de l’antisémitisme, il y en a ! ». Comme tu n’en dis pas plus sur cette grave et sérieuse question (décidément !), il faut là aussi te mettre les points sur les i.
« De l’antisémitisme », il n’y « en a » pas, camarade, comme il y a du gluten dans une pâtisserie ou de la pourriture dans le poisson. Si ta caboche d’ingénieur avait lu quelques unes des milliers de pages consacrées à cette question profondément métaphysique, théologique, anthropologique et civilisationnelle, tu saurais que l’antisémitisme structure les imaginaires chrétien et musulman depuis respectivement vingt et quatorze siècles. Mais sous ta plume, un tel truisme – ponctué exclamativement comme si tu avais accompli un exploit de pensée dialectique digne de la Phénoménologie de l’Esprit – est aussi lourd d’arrières-pensées perverses que celle d’un xénophobe épris soudain d’équité rhétorique, qui s’insurgerait : « Mais tous les Arabes ne sont pas des voleurs ! »
Lourdingue sourdingue
Tu achèves ton pensum par d’optimistes formules adolescentes (« l’heure des comptes symboliques s’apprête à sonner pour tout le monde »), confirmant comme tu es débilement incapable de penser la question du Mal – que ta petite lorgnette d’économiste-philosophe cantonne à ce que ta cécité dogmatique croit avoir observé, « un crime aussi énorme, en train de se commettre sous les yeux de tous ».
Guy Debord, que malgré mon conseil d’il y a huit ans tu n’as manifestement pas lu ou pas compris, décrivait à propos des maoïstes, avec une rare acuité, le type très particulier d’arrogante bêtise gauchiste dont tu procèdes :
« Ce sont finalement les débris gauchistes des pays occidentaux, toujours volontaires pour être dupes de toutes les propagandes à relents sous-léninistes, qui sont capables de se tromper plus lourdement que tout le monde, en évaluant gravement le rôle dans la société chinoise des traces de la rente conservée aux capitalistes ralliés, ou bien en cherchant dans cette mêlée quel leader représenterait le gauchisme ou l’autonomie ouvrière. Les plus stupides ont cru qu’il y avait quelque chose de ‘‘culturel’’ dans cette affaire, jusqu’en janvier où la presse maoïste leur a joué le mauvais tours d’avouer que c’était ‘‘depuis le début une lutte pour le pouvoir’’. »
Analysant ta diatribe avec tant de minutie, j’ai compris pourquoi tu n’avais pas répondu, il y a huit ans, à ma lecture de ton Imperium, prenant la poudre d’escampette devant un contradicteur cohérent. Ce que ta « Fin de l’innocence » révèle, c’est qu’au fond, et selon toutes les nuances les plus variées de l’expression, tu es un gros con, Lordon ! Tu n’es pas que cela, mais tu es aussi cela. Ton intelligence (la belle affaire !) ne sait s’exercer que sur la voie de garage idéologique tracée par tes rails logico-économico-spinozistes. Sorti des algorithmes de ta calculette formelle, tu dérailles.
Un exemple parmi mille de tes déconvenues théorético-rhétoriques. En 2017, avant les élections présidentielles, tu énonçais comme une évidence :
« La bulle de Macron crèvera. Il a été élevé comme une tomate hydroponique, Macron. Je veux dire, il est totalement hors sol. Il ne touche pas terre… Dès qu’il rencontre quelqu’un vraiment du peuple, ça se finit dans le drame. C’est une bouffonnerie sondagio-médiatique, Macron. »39
Fortiche, Madame Irma ! Résultat, dix années de catastrophe macroniste que tu n’as pas vu venir, et sur lesquelles pourtant tu ne taris pas de péroraisons assertoriques, exactement comme sur le conflit israélo-palestinien, avec les mêmes certitudes zombifiées du cadavre qui croit cogiter.
Tu raisonnes sur un mode si aveuglément dogmatique que je ne vois à te comparer que Chat GPT, gavé d’algorithmes qui ne varient pas. Certes, tu manies avec une indéniable agilité ingénieuse tes briquettes conceptuelles – ce que tu qualifies de « vignette où tout se trouve replié » –, mais cette ingéniosité ne décolle elle-même jamais du niveau des pâquerettes de la chronique pour tous. Tu pourrais de la sorte, et quasiment avec la même logique argumentative dont il suffirait d’inverser les polarités, énoncer tout le contraire de ce tu crois « penser » des Juifs et des autres – par exemple invectiver les Arabes et l’Islam tout en prenant quelques pincettes rhétoriques, car « du racisme, il y en a ! ».
Avec la rauque monotonie d’un escalier mécanique de centre commercial, tes petites « opérations de pensée » déroulent les gesticulations réflexes d’un décapité de l’esprit de finesse. Empêtré dans ton ronronnement sophistique, tu ne t’entends jamais ne pas penser. Ton maître Badiou t’a précédé dans ce naufrage mathématico-narquois de la « philosophie » française40, qu’auraient à juste titre méprisé Deleuze, Foucault ou Lacan s’ils en avaient eu vent. Contrairement à Badiou et toi, ils possédaient un peu de lecture… À 60 ans et mèche, Lordon, je doute que tu rattrapes jamais tes lacunes. Tu continueras sempiternellement à pérorer de blog en colloques et de meetings en insurrections factices, sans jamais rien entendre à ces délicates affaires de Juifs, de Palestiniens, d’Israël, de Gaza ou de génocide...
« Il faut ne pas comprendre pour pouvoir ne pas voir », exprimes-tu, persuadé en bon spectateur spinoziste que le voir est par excellence une catégorie du vrai. Lourdingue dès que tu sors de ton domaine d’expertise-comptable et de vannes pour gogos gauchistes désœuvrés, si tu « vois » comme dans une boule de cristal le monde recouvert de vignettes repliées, tu souffres à l’évidence d’un rédhibitoire défaut d’oreille. Le Lordon est aussi sourdingue que lourdingue.
J’ai été si long parce que le sujet – l’imbécillité du militantisme antisioniste – le mérite. Je n’ai pas l’habitude, comme toi, de galoper en fouaillant précipitamment des notions aussi graves – le Mal, l’Innocence, la Domination… – dont le b. a.-ba demeure inquestionné.
Surtout j’ai été si long parce que tu es le dernier baltringue palestiniste que je prends la peine de réfuter. Je ne m’exprimerai plus sous cette forme à propos des confuses approximations des antisionistes, dont ta brêve de blog qui se rêve imparable est le peu reluisant parangon. Je vais consacrer aux antisionistes et aux antisémites un roman, où tes élucubrations sur l’innocence auront probablement une place.
Ton châtiment symbolique sera le portrait cruellement définitif que je tracerai, peut-être, de toi dans La Fin41.
Stéphane Zagdanski
Publié en ligne le 15 avril 2024 : https://blog.mondediplo.net/la-fin-de-l-innocence
Cf. l’étude d’André Tosel, Pour une étude systématique du rapport de Marx à Spinoza : Remarques et hypothèses In : Spinoza au XIXe siècle : Actes des journées d’études organisées à la Sorbonne (9 et 16 mars, 23 et 30 novembre 1997) [en ligne]. Paris : Éditions de la Sorbonne, 2008.
« Spinoza a une façon bien à lui de se servir du latin, comme d’une langue symbolique, simplifiée et conventionnelle, afin d’exprimer des pensées toutes neuves. Le même mot doit être traduit par des expressions différentes, selon le contexte ; les allusions trop elliptiques, une déduction trop abrégée nous obligent à expliciter la suite du développement pour le rendre compréhensible ; d’autres fois, au contraire, le philosophe, soit qu’il incorpore des morceaux anciens, dont la pensée est moins sûre, soit qu’il néglige de se relire (comme s’il avait su que ses jours étaient comptés), devient singulièrement prolixe. » Madeleine Francès, notice du TTP dans l’édition de la Pléiade.
Cf. sur cette épineuse question Harry Austryn Wolfson dans son prodigieux La philosophie de Spinoza : « Dans son mode d’exposition concentré, son style déconcertant, si allusif et si elliptique, l’Éthique peut être comparée aux écrits talmudiques et rabbiniques dans lesquels Spinoza fut instruit, et c’est dans l’esprit avec lequel les vieux érudits rabbiniques s’appliquent à l’étude de leurs textes classiques que nous devons nous appliquer à l’étude de l’Éthique. Nous devons supposer que l’Éthique est un livre soigneusement rédigé, avec ordre, cohérence et continuité, où chaque terme et chaque expression est attentivement choisi et utilisé avec précision. Nous devons non seulement essayer de découvrir ce qu’elle renferme, mais aussi ce qu’elle recouvre ; non seulement ce que l’auteur dit, mais aussi ce qu’il omet de dire, et pourquoi. Nous devons constamment nous demander, à l’égard de chacune de ses déclarations : Quelle en est la raison ? Qu’essaye-t-il de nous faire entendre ? Quelle est l’autorité sur laquelle il s’appuie ? La reproduit-il correctement ou non ? Si non, pourquoi s’en démarque-t-il ? Quelles sont les différences entre certaines déclarations et ces différences peuvent-elles être réduites à d’autres, de façon à découvrir un principe commun qui les sous-tende ? Afin de comprendre pleinement Spinoza et de le comprendre bien, nous devons nous familiariser avec la totalité de sa culture livresque.
« Penser la Grèce et l’Europe » : http://parolesdesjours.free.fr/lordongrece.pdf
Allusion à ma postface de De l’antisémitisme (2006), à l’analyse que j’y fais de son Portée du mot « juif ».
« Ainsi les ‘‘philosophes’’ vivent-ils dans la projection permanente des catégories de leur propre entendement, en prêtant aux hommes sans cesse, ni s’en apercevoir, leurs propres manières de poser les problèmes, et de les résoudre. »
J’avais ajouté dans un premier jet : « Le ‘‘communisme universel de la raison’’ auquel vous aspirez est une vue de l’esprit de ‘‘philosophe’’ européen. »
Voir Heidegger et l’Extermination, p. 681
« C’est sans doute un mécanisme formellement semblable qui permet d’interpréter la stupéfaction furieuse de certains Juifs au spectacle d’autre Juifs non sionistes et critiques de la politique (des gouvernements) d’Israël, contre lesquels, faute de l’imputation réflexe d’antisémitisme, absurde en l’occurrence, ne reste plus que l’hypothèse psychopathologique du self-hating Jew. Mais la ‘‘haine de soi’’, c’est-à-dire de leur condition juive, à laquelle sont assignés ces Juifs critiques de l’État juif, pourrait être moins le mot d’une abjuration, qu’au demeurant ils ne revendiquent pas – c’est plutôt qu’on la revendique secrètement pour eux... – que celui d’une plus haute conscience de ce que c’est qu’être Juif, et que les actes d’une puissance occupante au dehors, faisant régner l’apartheid au-dedans, ne sauraient y entrer à aucun titre. ‘‘Pas en mon nom’’, voilà ce que clame le Juif critique qui va très bien et ne se déteste nullement – sauf peut-être dans le regard projectif de son opposant –, mais voudrait bien plutôt que le nom ‘‘Juif’’ soit à la hauteur de quelques commandements universels, pour pouvoir continuer de l’endosser, et cette fois sans réserve. »
Débat à HEC, 21 septembre 2016.
Voir infra, tes déclarations péremptoires avant les présidentielles de 2017 : « La bulle de Macron crèvera… »
Entretien avec Laure Adler, France-Culture, novembre 2013, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/hors-champs/frederic-lordon-7608760
Je leur consacre un long moment dans mon Séminaire ici :
Harry Austryn Wolfson, La philosophie de Spinoza, Pour démêler l’implicite d’une argumentation, 800 pages, nrf, 1999.
« Mais il faudrait tenir compte d’autres facteurs ; et notamment de la langue hébraïque. Dans son Compendium grammatices linguae hebrae, Spinoza dégage certains caractères qui forment une véritable logique de l’expression d’après les structures grammaticales de l’hébreu, et qui fondent une théorie des propositions. Faute d’une édition commentée, ce livre est peu compréhensible pour le lecteur qui ne connaît pas la langue. »
« Nous ne pouvons donc en saisir que certaines données simples: 1°) le caractère intemporel de l’infinitif (ch. 5, ch. 13) ; 2) le caractère participial des modes (ch. 5, ch. 33) ; 3°) la détermination de diverses espèces d’infinitifs, dont l’une exprime l’action rapportée à une cause principale (l’équivalent de constituere aliquem regnantem ou constitui ut regnaret, cf. ch. 12.) Ibid. »
Pour les scholiastes futurs sincèrement intéressés à penser la question (branleurs s’abstenir), je renvoie aux longues heures de mon Séminaire sur Spinoza et la Bible, intégralement disponible en ligne : https://www.youtube.com/playlist?list=PLm9eMG2yXNRgKH3bwrtgcf---0dwC7w0b
« Il est peu [d’esprits illustres comme Spinoza], dans l’histoire des idées, qui aient autant contribué à légitimer l’antisémitisme métaphysique pour des générations de penseurs et de théologiens. Tout se passe comme si la conscience européenne s’était en l’espèce livrée à une dichotomie sommaire, admirant le legs juif à travers une figure de proue, celle-là même qui lui servit de garant pour le dénigrement du judaïsme. […] Sa polémique anti-juive fraya les voies à l’antisémitisme rationaliste des temps modernes, peut-être le plus redoutable qui soit. » Léon Poliakov, Histoire de l”antisémitisme
Pour les détails historiques, je renvoie au récent récapitulatif de Georges Bensoussan : Les pogroms en Palestine avant la création de l’État d’Israël (1830-1948) : https://www.fondapol.org/etude/les-pogroms-en-palestine-avant-la-creation-de-letat-disrael-1830-1948/
Séminaire De l’antisionisme, « Psychanalyse sauvage d’Éric Hazan » : https://www.youtube.com/watch?v=45JpxosAKpE&list=PLnhiTJ58QorP3wX7LIC4saBT6OIU4zdiu&index=10&t=25573s
« En 1858 est promulgué, conformément à la politique de consolidation et de modernisation du pouvoir, le Code foncier ottoman qui vise à accroître la production agricole, à stimuler la productivité par l’extension de la propriété privée dans les campagnes et à raffermir les bases de l’impôt. Réforme qui aura pour effet la constitution de vastes propriétés terriennes – principalement dans les zones de remise en culture – au profit d’une classe oisive de notables, la strate des familles ayan, couche de grands propriétaires absentéistes résidant généralement en ville qui vont se substituer aux cheikhs traditionnels. En effet, comme les cultivateurs redoutent que l’inscription au cadastre n’entraîne leur assujettissement à des impôts ruineux ou leur inscription sur la liste des conscrits, ils font enregistrer leurs terres au nom de leurs clans. Cet état de choses a pour conséquence que, dès cette époque, sur le plan juridique les fellahs se voient dépossédés de leurs terres dont ils ne sont plus propriétaires selon le cadastre. » Nathan Weinstock , Histoire de chiens, La dhimmitude dans le conflit israélo-palestinien
Je renvoie à mon Séminaire pour ceux que ces détails intéressent : De l’antisionisme, « Partager le gâteau » (2/3) : https://ody.sh/VeafUDqqZK
« L’idée d’une société communautaire, dépourvue de toute exploitation et de domination, s’est rapidement implantée en Palestine mandataire et est parvenue à constituer un réseau national de communautés égalitaristes. Avec leurs hauts et leurs bas, ces communes ont perduré sous différentes formes pendant plus d’un siècle. » James Horrox, Le mouvement des kibboutz et l’anarchie
Lacan, « Kant avec Sade », Préface à La philosophie dans le boudoir.
Discours à HEC, 2016.
Je traite longuement de cette nihiliste névrose palestinienne dans mon Séminaire sur l’antisionisme : sixième séance « Psychanalyse de la Palestine » : https://youtu.be/YeMqRik7LiA
Je renvoie sur cette grave question théologico-politique à l’étude de l’historienne Jenny Raflik-Grenouilleau : « Nous aimons la mort comme vous aimez la vie. » Terrorisme islamiste et attentat-suicide Jenny Raflik-Grenouilleau. « Nous aimons la mort comme vous aimez la vie, Terrorisme et attentat-suicide ». in La mort, Académie des Sciences Morales et Politiques, Mars 2022, Paris, France.
Discours à HEC.
Cf. Mohamed Tahaly, « L'Islam et la violence », Études sur la mort, vol. 130, no. 2, 2006, pp. 39-45.
« Si l’on ne peut penser de crimes abominables qui n’aient été commis, personne cependant, pour excuser ses crimes, ne tente de détruire les lois, ou de présenter une maxime impliquant un enseignement éternel et utile au salut ; telle en effet se montre la nature de l’homme que, si quelqu’un (roi ou sujet) a commis une action vile, il tente de la parer de circonstances telles qu’on puisse le croire innocent de toute faute contre la justice et contre l’honneur. Nous pouvons donc conclure que toute la loi divine universelle enseignée par l’Écriture nous est parvenue sans aucune corruption. »
« Le malheur en tout ceci c’est qu’il n’y a pas de « peuple » au sens touchant où vous l’entendez, il n’y a que des exploiteurs et des exploités, et chaque exploité ne demande qu’à devenir exploiteur. Il ne comprend pas autre chose. Le prolétariat héroïque égalitaire n’existe pas. C’est un songe creux, une FARIBOLE, d’où l’inutilité, la niaiserie absolue, écœurante de toutes ces imageries imbéciles, le prolétaire en cotte bleue, le héros de demain, et le méchant capitaliste repu à chaîne d’or. Ils sont aussi fumiers l’un que l’autre. Le prolétaire est un bourgeois qui n’a pas réussi. Rien de plus. Rien de moins. Rien de touchant à cela, une larmoyerie gâteuse et fourbe. C’est tout. Un prétexte à congrès, à prébendes, à paranoïsmes... L’essence ne change pas. On ne s’en occupe jamais, on bave dans l’abstrait. L’abstrait c’est facile c’est le refuge de tous les fainéants. Qui ne travaille pas est pourri d’idées générales et généreuses. Ce qui est beaucoup plus difficile c’est de faire rentrer l’abstrait dans le concret. Demandez-vous à Brughel à Villon s’ils avaient des opinions politiques ?... » Lettre à Élie Faure, 23 juillet 1935
Discours à HEC.
Je l’ai longuement montré ailleurs : Séminaire La Gestion Génocidaire du Globe, Le cas singulier d’un exalté de l’universel et Le laquais de Lacan.
À suivre ici : https://lafinroman.substack.com/
Quand cela commence par la Fin, - On se placera sous le bouclier du titre.
La couverture protège un peu - Et sa quatrième laisse passer la tête,
Un tout petit coin de la tête exposée.
Les oiseaux équarrisseurs lancent alors leur tournoi. - C’est le réel qui organise la ronde.
Pas de lance, pas de chevalier - Mais, « à l’infini derrière» des arquebusiers,
Des snipers sortis à peine du marais pour la chaussée - Où ils se tiendront debout, la nuit
Et d’où ils attendent un angle pour tirer de loin. -Leurs petites voix tremblotantes et aigres
Coincent dans les aigus du dogme. - Ça s’ampoulent dans les dîners
Auxquels ils se refusent d'être invités, - Mais ça n’hésite pas dans le choix de la bonne fourchette
Parmi toutes les fourchettes alignées sur la gauche. - Ainsi Versailles pourrait bien leur accorder la nationalité
Car tout autour d’eux, dans l’écrin du palais, - Ce sont les glaces qui réfléchiraient à leur place.
Pour l’essentiel, ils jouent sans les mots, - Ils s’aventurent dans leur méconnaissance
Si prolixe, si habile, si universelle. - Effectivement, il s’agit bien d’un lego à briquettes colorées,
D’une cage à hamsters dépressifs, - Sans la joie. [ écho # 3]
On a aime Lordon dans l’analyse des subprimes, on a souri à nuit debout, on est écœuré par son article antisémite dans le Monde diplo, avec son affreux signifiant juif.
Merci pour la critique en règle…